Sarah Vajda. Jaroslav et Djamila. Edition Nouvelle Marge. 17 €
« Djamila
n'était pas une précieuse. Je te prie, lecteur, de ne pas t'aventurer sur ce
chemin. Toutes les jeunes filles le sont, l'ont été, le seront un jour ou
l'autre, au limen de l'âge nubile, quand le printemps s'éveille et avec
lui l'appel d'Eros qui fut depuis Amour, Hymen, Désir. » Le récit de Jaroslav
et Djamila, le dernier roman de Sarah Vajda, n'est pas celui d'une
précieuse mais d'une emmurée vive, passée par miracle entre les barreaux de sa
prison. Un bref instant d'espoir, une échappée belle trop éphémère, ne laissent
à Djamila que l'amertume et les regrets confiés à Nico, ambulancier exalté, et
au narrateur, témoins compatissants et protecteurs d'un jour, croisés sur le
chemin de l'errance. En 180 pages incandescentes, Djamila raconte la fatalité,
celle du despotisme familial, la prison du mariage avec le gentil Medhi, qui la
claquemure avec toute sa gentillesse dans son F3 du Neuf-Trois, et l'espoir
fugace de la rencontre avec Jaroslav, ukrainien échoué sur les rives bétonnées
de la France banlieusarde. « Djamila d'une voix terne et basse, rauque
d'être demeurée si longtemps emmurée dans la prison du cœur, avoua de l'Ukraine
ne savoir qu'un seul nom, une vie entière répétées les trois syllabes de son nom,
Jaroslav, comme une porte découvrant pour jamais un paradis à l'instant promis
et sitôt perdu. »[1]
La
vie de Djamila commence dans une carte postale, blottie entre les contreforts
des Alpes et les petites maisons de la ville d'Annecy, dans le cadre enchanteur
du lac et des petites bicoques pimpantes serrées autour de leurs ruelles
charmantes, des beaux sapins rois des forêts avec le papier-peint des cimes
enneigées en arrière-plan d'une vie sans nuage. Djamila est encore
« Mila » à ce moment, une syllabe de moins pour signifier
« miracle » chez les Ibères : le miracle de l'intégration
réussie d'une jeune Française « issue de la diversité » comme disent
les journaux ou les politiques, qui n'ont en général pas souvent eu l'occasion
de la voir de près, la diversité. L'histoire de Djamila commence par un joli
conte de fée : celui de Mila de France dans un petit coin de République
heureuse. Une malédiction vient vite effacer le joli miracle aux couleurs de
carte postale. A la mort soudaine de sa mère, le père de Mila décide
d'embarquer ce qu'il lui reste de famille dans le 93, à Bobigny. Là-bas, le
veuf complaisant ne fera rien pour soustraire sa fille à l'influence de l'oncle
Hafez, remarieur funeste, Harpagon de cité et grand sultan des vies à
cadenasser. Mila redevient Djamila, Djamila la belle, bonne à marier et à
enfermer, « la pauvre Djamila issue de la diversité, emmurée dans son F3
du Neuf-Trois ».
L'histoire
que narre Jaroslav et Djamila n'est pas seulement celle de la rencontre
entre Djamila la prisonnière et Jaroslav l'exilé dont les destins se croisent
par hasard un jour en bas des tours : d'amour et de déception amoureuse,
il sera bien question mais l'on aurait bien tort de s'imaginer que les choses
s'arrêtent-là. « Je te prie, lecteur, de ne pas t'aventurer sur ce
chemin », nous aura prévenus Sarah Vajda. Les romans d'amour, on le sait
au moins depuis Roméo et Juliette, sont scandaleux. Bien avant Bobigny
et sa Cité des Poètes, un autre poète, libanais celui-là, Khalil Gibran,
publiait en 1912 un roman d'amour, Les Ailes Brisées, qui marquait la
naissance de la tradition romanesque en langue arabe et racontait la bien
triste histoire de Salma Karamé, mariée à un vieillard par un autre vieillard,
trop faible pour lui résister. « C'est ainsi que le destin empoigna Salma
Karamé pour en faire une esclave humiliée dans le cortège des malheureuses
femmes orientales. »[2] Gibran,
c'est l'empire ottoman, l'Orient de la première Nahda, la
« renaissance » arabe dont l'héritage est si paradoxal, c'est aussi
et surtout le Liban cadenassé par le pouvoir des religieux, avides de poser sur
tout leurs mains avides. « C'est ainsi que l'évêque chrétien, que l'imam
musulman et le prêtre hindou deviennent des hydres marines qui, de leurs serres
multiples, se saisissent de leurs proies dont elles sucent le sang de leurs
nombreuses bouches. » Les beaux amoureux des Ailes Brisées verront
leur destin brisé par la religion de l'avidité et la loi des vieillards.
Gibran, qui fut emporté par sa mère aux Etats-Unis, loin des évêques, des muftis,
des imams, a raconté dans Les Ailes Brisées, une partie de sa propre
vie : « Ô amis de ma jeunesse aujourd'hui dispersés dans
Beyrouth ! Si vous passez par ce cimetière proche des bois de pins,
entrez-y en silence et avancez lentement afin que vos pas ne troublent pas les
dépouilles de ceux qui dorment dans cette terre ; arrêtez-vous
respectueusement auprès de la tombe de Salma, saluez pour moi la terre qui
conserve son cadavre et, dans un soupir, évoquez mon souvenir en disant en
vous-mêmes : 'C'est ici qu'ont été enterrés les espoirs de ce jeune homme
que les malheurs ont exilé au-delà des mers' », écrit Gibran le
consolateur.
La
Djamila de Sarah Vajda est livrée elle aussi à la tyrannie des faibles :
son père soumis à l'autorité de l'oncle Hafez la livre à la tyrannie douce du
gentil Medhi qui la claquemure bien vite entre les murs de béton de la Cité des
Poètes à Bobigny. « Folle de m'être soumise », se répète Djamila,
enfermée dans sa prison matrimoniale et son horizon de banlieue grise avec
« pour unique agora le centre commercial et pour seul clocher le minaret
des mosquées où les femmes ne vont pas ». La rencontre avec Jaroslav ouvre
une petite fenêtre dans la vie de Djamila. Jaroslav l'ukrainien débarque entre
les tours du 93, comme Perceval le Gallois traversait les forêts
factices et les châteaux en carton-pâte chez Rohmer, mais le roman de Sarah
Vajda n'a rien d'un roman de chevalerie moderne prenant les tours du 93 pour
des donjons et les beurettes mal mariées pour des princesses. Et s'il convoque
les fantômes de Tristan et Iseult ou Roméo et Juliette pour narrer la pauvre
histoire de Jaroslav et Djamila, c'est pour dépeindre avec maestria une autre
chronique de l'enfermement : celui que la société française a imaginé pour
elle-même dans les années 1970, quand les héritiers de Le Corbusier, las de
suivre sans génie les traces de leur maître, ont décidé qu'il était temps pour
eux de laisser leur trace dans l'histoire et de mettre, à coups d'utopies en
béton armé, une partie de la population française sous les verrous. Une autre
critique a fait valoir que le récit de Sarah Vajda pouvait être considéré comme
le pendant féminin du Soumission de Houellebecq. Sans remettre en cause
ce jugement, on ajoutera que Jaroslav et Djamila est aussi le roman de
la « France périphérique » dont Houellebecq ne parle pas – ou
presque – dans Soumission, le récit d'un monde livré à la laideur, bien
au-delà d'ailleurs du 93 et de la France périphérique, dans les pavillons
oubliés de banlieue, les cités-dortoirs de la province et les rivages bétonnés
de la mondialisation heureuse : « Le béton est le même dans les
faubourgs de Casa et la banlieue de Paris », constate Djamila.
Jaroslav
et Djamila est hanté par d'autres fantômes que ceux de
Tristan et Iseult : la place des Fêtes, défigurée il y a plus de quarante
ans, les Halles, rasées sous Pompidou, les vieux villages de banlieue, spectres
urbains noyés sous les barres et l'extension irrésistible des villes-nouvelles.
Et si l'on évoquait tout à l'heure Rohmer et son Perceval le Gallois,
c'est à une version bien sombre des Nuits de la pleine lune ou de L'ami
de mon amie que pourrait faire aussi penser Jaroslav et Djamila ;
une version revisitée à la mode 2016, dans laquelle l'islam de banlieue a
remplacé le marivaudage rohmerien, dans le vaste non-lieu dessiné par les
urbanistes où s'élabore cet étrange paradoxe qui arrache les individus à tout
sentiment d'appartenance et d'existence tout en les jetant dans la tyrannie de
la communauté. Djamila n'aura pas été la seule à être enfermée : « Le
crime capital de la modernité aura été d'emmurer chaque tribu dans ses
rites », écrit Sarah Vajda. Dans le décor gris du vivre-ensemble, de
nouvelles utopies se recréent, à mesure que la haine grandit, à l'ombre du
béton, c'est ce que Djamila l'esseulée, Djamila la rescapée, veut dire à ceux
qui veulent bien l'écouter : « Ces femmes emmurées dans la honte et
dans la nuit enfanteront des monstres en série », tous seront menés,
dit-elle, « misérables conscrits dans la grande bataille de la Oumma aux
abattoirs de la raison. (…) Je hais le pluriel dont on fait les
charniers. »
Si
Djamila raconte les prisons du vivre-ensemble à la française, dans le 93 de la
Cité des Poètes « prend-ton-luth-et-me-donne-un-baiser », on suit
également l'errance de Jaroslav, de l'autre côté de l'Atlantique, jusqu'en
Amérique du nord, ou s'étalent
l'équivalent de nos banlieues glauques,
sur les rivages de misère de la Louisiane à Winnipeg, villes éteintes ou
le rêve américain s'enterre dans la moiteur et le désespoir. Les Américains,
cependant, ont su bâtir un roman à partir de ce paysage de l'échec. La France
n'a pas su faire de même avec ses banlieues et sa périphérie délaissée :
leur roman reste à faire. Sarah Vajda s'engage avec Jaroslav et Djamila,
dans cette voie ignorée, entreprenant avec talent l'exploration de ce
territoire romanesque immense et grand ouvert par le terrible échec d'une
société tout entière. Et que le lecteur ne s'imagine pas qu'il passerait ici du
roman d'amour au roman à thèse : les personnages de Jaroslav et Djamila
prennent vie de la façon la plus frappante qui soit, sous la plume de Sarah
Vajda qui excelle à dépeindre les couleurs de cette nouvelle comédie humaine.
« La vie est une chose trop sérieuse pour être confiée à un seul
sexe », affirme la Djamila de Sarah Vajda. Il faut également continuer à
la confier aux romanciers, pourvu qu'ils aient le talent et l'humanité
nécessaire pour savoir quoi en faire.
Article repris sur la Revue des Deux Mondes
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