Le
13 décembre, deux enseignantes emmènent leurs 83 élèves visionner le dernier
dessin animé produit par Sony Pictures et réalisé par Timothy Reckart, L’Etoile
de Noël, au cinéma de Langon, en Gironde. Soudain, en pleine séance, les
deux enseignantes, pétrifiées d’horreur, réalisent que le film qui,
rappelons-le, s’intitule L’ETOILE DE NOEL, évoque l’épisode de la
Nativité en narrant l’histoire d’un gentil petit âne qui va se joindre à ses
copains les animaux et aux rois mages pour aller saluer le petit Jésus dans son
étable. On nage en effet en pleine
pornographie mystique. Conscientes que le film heurte frontalement les
principes de la laïcité, expose leurs élèves à une odieuse propagande
christiano-centrée et menace les fondements de la civilisation telle que nous
la connaissons, les deux enseignantes décident d’interrompre immédiatement la
séance et de fuir ce lieu de perdition, sous le regard désolé du gérant de la
salle de cinéma se confondant en excuses et promettant remboursement et intérêts
pour cet affront aux bonnes mœurs totalement indépendant de sa volonté.
Encore sous le choc, les enseignantes ont confié
s’être aperçues au cours de la séance « qu'il y avait un problème de
thématique et qu'il ne correspondait pas au choix qu'elles avaient fait. »
Il est vrai que le titre comme l’affiche du film, particulièrement cryptiques,
ne laissaient rien deviner de son contenu et qu’il a peut-être semblé
accessoire de se renseigner un peu plus sur le film que les élèves
allaient voir. A ce compte là, on peut aussi bien piocher au hasard et coller
sans faire exprès des écoliers devant Salo ou les cent vingt journées de
Sodome pour s’apercevoir au milieu de la séance qu’il y a « un petit
problème de thématique ». Cela dit, c’est vrai que Pier Paolo Pasolini ne
parle pas du tout de la Nativité dans Salo, ça serait donc peut-être
passé comme une lettre à la poste.
Il y a des jours où la découverte de l’actualité
vous fait éprouver concrètement ce sentiment
étrange que Freud baptisait l’unheimlich, l’ « inquiétante étrangeté », cette impression déroutante que le
quotidien que vous retrouvez au matin n’est plus le même que celui que vous
croyiez avoir abandonné avec sérénité le soir d’avant. La société est-elle
devenue folle ou est-ce simplement vous qui prenez enfin conscience que vous
êtes bon pour les urgences psychiatriques ? Il paraît que durant
les quelques jours qui ont entouré Noël, il est devenu fort suspect d’adresser un « Joyeux Noël ! » enjoué à
ceux que l’on croise. J’en étais resté à Antoine Griezmann se faisant traiter
de raciste parce qu’il se déguise en basketteur noir membre de son équipe
favorite et à Miss France 2018 se faisant taxer de néo-colonialisme parce
qu’elle a osé taxer la chevelure de celle qui l’avait précédée en 2017 de « crinière
de lionne » et voilà que j’apprends qu’en bon ravi de la crèche,
parfaitement ignorant des sujets et débats en cours, j’ai, pendant au moins
deux jours, gravement insulté et discriminé mes contemporains et mis en péril
le vivre-ensemble en adressant un « Joyeux Noël ! » funeste au
boulanger, au boucher ou au conducteur du bus. Et pour en rajouter dans
l’obscène, comme je n’ai strictement rien à faire de l’écriture inclusive et
que cela me fatigue de faire bégayer la langue, je refuse catégoriquement
d’ajouter une terminaison féminine au trois professions que je viens de citer,
aggravant irrémédiablement mon cas.
La laïcité est en France une thématique sensible
et cela ne date pas d’hier. Déjà, au début du XXe siècle, les socialistes
allemands se désespéraient que, pour leurs coreligionnaires français,
l’anticléricalisme soit devenu une obsession plus essentielle que le culte de
la lutte des classes. « Qu’ont donc les socialistes français
à se jeter dans l’anticléricalisme vulgaire ? »[1], fulminait en 1902 nos
voisins germains. D’autant que l’un des chefs de file du socialisme allemand,
Karl Kautsky, ne partageait pas vraiment la répugnance de ses collègues
français vis-à-vis du christianisme, auquel il reconnaissait quelques vertus
bien socialistes : « mais quoi qu’il en soit, la tendance à supprimer
les antagonismes de classes se concilie fort bien avec la doctrine chrétienne
des évangiles. On peut se considérer comme un excellent chrétien, et
cependant prendre la part la plus ardente à la lutte des classes. »[2]
Qu’importe. En France on ne l’entendait pas de cette oreille et quelles que
soient les exigences de la lutte des classes, la laïcité figurait au premier
rang des combats du siècle. S’exprimant le 30 juillet 1904 à Castres sur les
liens entre République et religion, Jaurès proclamait : « Dans aucun des actes de la vie civile,
politique ou sociale, la démocratie ne fait intervenir, légalement, la question
religieuse. Elle respecte, elle assure l’entière et nécessaire liberté de
toutes les consciences, de toutes les croyances, de tous les cultes, mais elle
ne fait d’aucun dogme la règle et le fondement de la vie sociale. »[3] Devenue un principe directeur à partir de
la loi de 1905, la laïcité a traversé
bien des combats pour se figer elle-même, à l’aube du XXIe siècle, en un
dogme étrange dont les partisans semblent parfois sur le point de réinstaurer
le culte robespierriste de l’Être Suprême et sont plus attentifs que pour toute
autre religion aux empiétements du catholicisme.
Kautsky n’avait pas tort en 1902 de parler d’une
obsession française. C’en est une plus que jamais et le retour du religieux en
ce début de XXIe siècle, dans un contexte de terrorisme islamiste, fige et
exacerbe les postures militantes jusqu’à l’absurde dans des réflexes qui sont
tout autant d’ordre psychologique que politique. La réaction de panique et la
polémique au sujet de L’Etoile de Noël ou la polémique autour du
« Joyeux Noël ! », auquel il faudrait préférer « Bonnes
fêtes ! », dévoile une sorte de réflexe conditionné militant,
irrationnel et pavlovien, méconnaissant même l’idée jaurésienne de laïcité
basée sur l’égalité des conditions dans le cadre républicain plutôt que sur
l’oblitération complète des marques de sensibilité religieuse jusque dans le
langage ou la culture.
Si l’on veut pousser jusqu’à l’absurde cette
définition extrême de la laïcité, on pourra s’inspirer d’un épisode d’un autre
dessin animé américain que les deux enseignantes girondines auraient pu montrer
à leurs élèves. Dans un épisode dédié à Noël, les créateurs de la série South
Park, Matt Stone et Trey Parker, imaginent que le spectacle de Noël de
l’école de la petite bourgade de South Park est vivement critiqué par
différentes communautés de la ville en raison de l’affichage de symboles trop
discriminants pour diverses raisons : Jésus, sapin, bœuf, étoile de Noël
et même le Père Noël, considéré comme un symbole de l’hétéropatriarcat sexiste.
Pour finir, à force de revendications, le spectacle épuré à l’extrême finit par
ressembler à une performance d’art contemporain : les enfants de l’école,
en collant gris intégral, exécutent des arabesques abstraites sur du Philip
Glass et les parents se plaignent du fait qu’ils n’ont jamais assisté à un
spectacle aussi ennuyeux. L’épisode a été diffusé il y a quelques années déjà
mais il avait parfaitement saisi le caractère extraordinairement subversif de
Noël, symbole par excellence d’une spécificité culturelle cristallisant les
passions politiques. Il y a quelques jours, dans la nuit du 24 au 25 décembre,
un acte de malveillance frappant la crèche de Viverols dans le Puy-de-Dôme, est
venu rappeler l’importance de Noël dans l’imaginaire politique et
militant : le petit Jésus a été volé dans la crèche et remplacé par une
endive accompagnée d’un message dénonçant la politique européenne de contrôle
des migrants. L’auteur du méfait a peut-être voulu suggérer par là autre chose
et proposer un remède radical à nos polémiques de fin d’année : on
n’emmènera plus désormais les écoliers voir que L’Endive de Noël et l’on
ne s’adressera plus nos vœux que par la formule « Bonne
endive ! » en lieu et place de « Joyeux Noël ! » Avec
un peu de Philip Glass pour remplacer les cantiques et des Pères/Mères Noël en
collant gris pour ne choquer personne ça devrait contenter tout le monde et
nous permettre de jouir d’un vivre-ensemble aussi ennuyeux et sinistre que
consensuel. Sur ce, je me permets de souhaiter à tous les lecteurs de cet
article, une bonne endive de fin d’année.
Publié sur le FigaroVox
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[1] L’exclamation est de Karl Kautsky
et fut rapportée par Emile POULAT dans la revue « Socialisme et
anticléricalisme. Une enquête socialiste internationale (1902-1903). » Archives
des sciences sociales des religions. n° 10, Juillet-Décembre 1960. p. 109
[2] Karl KAUTSKY. Cité par Emile Poulat. p.
114
[3] Jean Jaurès. « République,
démocratie et laïcité ». Discours prononcé à Castres le 30 juillet
1904.