On
ne devient pas le plus célèbre prisonnier des Etats-Unis par l’effet du hasard.
Les crimes sauvages, perpétrés dans la chaleur suffocante de l’été 1969, par la
« Famille Manson » révèlent l’autre facette de l’American way of life : celle du cauchemar sous acides. Depuis cette date, le regard magnétique de Charles Manson tient l'Amérique sous la menace du "démon", menace d'autant plus forte que la nation est placée sous le signe de Dieu (God bless America). En vérité, les deux versants du rêve communient ensemble dans la société du spectacle qui naît à l’orée des années 1970 :
Manson en est à la fois l’icône et la victime. Il représente le mal absolu
dont le système a besoin pour se prévaloir du souverain bien.
Depuis
cette date, la partition a été jouée de multiples fois avec, d’un côté, les
rebelles de la contre-culture qui se gargarisent de renverser toutes les idoles
et, de l’autre, les représentants du système qui font rempart de leurs corps
institués pour assurer aux « bons » citoyens un semblant de sécurité.
Pendant ce temps, à l’ombre du spectacle, la machine économique dédouble de
férocité pour soumettre l’ensemble du vivant à la valeur marchande. En effet, c’est
le capital « qui a brisé toutes les distinctions idéales du vrai et du
faux, du bien et du mal, pour asseoir une loi radicale des équivalences et des
échanges, la loi d’airain de son pouvoir »[1] ?
Dans
ce contexte, Charles Manson a finalement joué le rôle qu’on attendait de lui :
celui du double maléfique. La part du mal à laquelle toute société est
inévitablement confrontée quand bien même ladite société se prétend « démocratique »
et « humaniste ». Or, à l’évidence, cela relève de la fable. Au
contraire, Manson est un pur produit du système. Il appartient à la fraction de
plus en plus importante des individus qui ne servent à rien dans le système de
production, ceux que l’on appelle des « rebuts » : « ce qu’il
y a de plus vil, de plus méprisable dans un groupe ». Il est simplement l’un
de ces « hommes en trop » qui se retourne contre le système dont il
est le pur produit.
Manson
en a parfaitement conscience lorsqu’il déclare aux juges, non sans provocation :
« Ces enfants qui viennent à vous avec leurs couteaux sont vos enfants. C’est
par vous qu’ils ont été éduqués ». En effet, le « gourou » sait
de quoi il parle : fils d’une mère alcoolique et d’un père inconnu, il est
éduqué par des tuteurs sadiques avant d’être envoyé en maison de correction et
dans divers établissements pénitenciers pour de multiples infractions. En 1967,
à la veille de sa dernière libération, il fait d’ailleurs savoir aux gardiens
qu’il n’a aucune envie de retourner avec les « maniaques du dehors ».
On connaît la suite. Manson profite de son magnétisme indéniable pour se couler
dans la contre-culture naissante : psychédélisme sous LSD, vie
communautaire « libre », discours pseudo-spirituel, encens et
bricolage musical, etc. Sans oublier, bien sûr, l’autre versant de cette
culture soi-disant alternative : solitudes désolées, narcissisme maladif et
délires égotiques.
En
tous les cas, Manson prépare sa revanche contre la société. L’élaboration du
plan ne relève pas le moins que l'on puisse dire du génie criminel : il compte faire assassiner de riches blancs en
utilisant les symboles des Black Panters
afin de provoquer une guerre raciale au terme de laquelle il apparaîtra comme
le sauveur ! A cet égard, il faut rappeler que Manson n’est pas l’assassin
mais le commanditaire de la dizaine de meurtres qui vont émailler la conduite
rocambolesque de ce plan. Il est rapidement arrêté avec plusieurs membres de sa
« famille psychédélique ».
Le
procès qui s’ouvre le 15 juin 1970 sera le plus long et le plus onéreux des
Etats-Unis. Il inaugure la justice spectacle. Dignes de Hollywood, tous les
acteurs se surpassent pour élever le fait divers au rang de récit mythique.
Charles Manson en tête, la petite frappe se métamorphose en gourou satanique
qui s’est rayé lui-même de la société, comme est censé le prouver la croix
gammée qu’il s’est incisé entre les yeux. Le procureur développe un trésor d’ingéniosité
pour transformer les crimes crapuleux en un véritable plan diabolique orchestré
contre l’ordre établi. L’une des accusée, Susan Atkins, avouera plus tard que l’interprétation
délirante de la chanson « Helter Skelter » des Beatles (comme
motivation des crimes) lui a été fortement inspiré par les enquêteurs. Au plus
haut niveau de l’Etat, c’est le président lui-même, Richard Nixon (fraîchement élu
en 1969), qui se sert du procès pour se draper dans les oripeaux du protecteur
de la nation. Le public éberlué suit les épisodes du procès comme celui d’une
série en attendant que le rideau tombe. Le 29 mars 1971, Manson est condamné à
la peine de mort – sentence commuée en peine de prison à vie en 1972. On le
sait d’avance, le tueur en série qu’il n’est pas et que se plaisent à
décrire les journalistes ne sortira jamais de prison. C’est l’autre rançon de
la célébrité. Il s’est éteint le 19 novembre 2017.
Cette
affaire nous semble symptomatique d’une nouvelle gestion des affects en milieu
capitaliste inhospitalier. Le cas Manson a permis d’absolutiser une figure
somme toute banale du crime pour en faire un mal originaire, impénétrable, avec
ses réminiscences religieuses et son lot de sensationnalisme. En contrepoint, l’Etat
joue sur toutes les palettes de la peur des citoyens (sexe, drogue, secte) pour
se présenter comme le gardien des valeurs et le garant de l’ordre. Ce qui n’était
sans doute pas prévu au départ, c’est que la figure de Manson n’a cessé d’attirer
à elle de nombreux artistes qui en ont fait l’un des mythes constitutifs de la
contre-culture. Par ce phénomène, il a tout simplement été possible de
convertir le ressentiment des déclassés et autres rebuts du système en
décharges culturelles – l’on sait comment les révoltes de mai 68 sont devenus à
la fois le carburant et l’alibi du néolibéralisme.
Cette
posture s’est finalement démultipliée au cours des années suivantes pour former
les deux versants d’une même réalité sociale : sa face transparente et sa face
nocturne – les deux étant intimement liés dans la répartition et l’inversion
des rôles. Aujourd’hui, les gagnants de la mondialisation s’abreuvent très largement
à la contre-culture tandis que cette dernière fonctionne tranquillement avec
les codes du marché. Les traders se prennent volontiers pour des gangsters sans
foi ni loi – Mathieu Pigasse est un « punk de la finance » ! –
tandis que les bonnes consciences altermondialistes en appellent au
développement durable. On comprend mieux pourquoi, dans un tel monde, Charles
Manson est devenu l’icône de la contre-culture comme Che Guevara est celle de
la révolution. L’un et l’autre ont été vidés de leur substance et parfaitement
intégrés dans le dispositif spectaculaire-marchand.
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