Sur
une photographie bien connue prise en 1934, Kurt Schuschnigg, qui fut
chancelier d’Autriche de 1934 à 1938, prend solennellement la
pose, digne et impavide. L’image retenue par l’histoire a subi de
légères retouches. Au cours des recherches qu’il a effectuées
pour nourrir son dernier livre, L’Ordre
du jour,
qui vient d'obtenir le prix Goncourt 2017, Eric Vuillard a trouvé à la
Bibliothèque Nationale de France la version originelle de cette
photographie, bien différente de ce portrait en majesté. L’homme
politique a l’air un peu ahuri, la poche de son costume est
froissée et un objet non identifié (une plante verte ?)
apparaît, à droite de l’image. Mais le grand public n’a accès
qu’à la version officielle : « celle
que nous connaissons a été coupée, recadrée ».
Photographie de Kurt Schuschnigg en 1934
L’Ordre
du jour, bref récit de l’anschluss, invasion de
l’Autriche par l’Allemagne qui eut lieu en mars 1938, narre cet
événement crucial de la même manière : dans sa version
originelle, avant recadrage. L’Ordre du jour, c’est
l’Histoire non photoshopée. Où l’on apprend que l’anschluss,
loin de l’image triomphante qu’en a donnée la propagande
allemande, – celle d’une blietzkrieg à l’efficacité
redoutable –, est avant tout un gigantesque embouteillage de
panzers allemands en panne qui bloquent la route à un führer
furieux et font se languir la foule d’Autrichiens enthousiastes qui
attendaient l’arrivée d’Hitler, drapeaux à la main. On dégage
lentement la route sous les hurlements du führer avant de
tracter les tanks jusqu’à Vienne par le train, pour la grande
parade qui devait s’y tenir.
On
« traînaille »,
on « flanoche »,
on « rêvasse »
dans cette histoire qui semble progresser au ralenti à coup de
non-événements. Ainsi, parce que Schuschnigg vient de balayer d’un
revers de main le pacte léonin que veut lui imposer Hitler au motif
que le président de l’Autriche est le seul à pouvoir prendre une
décision en dernière instance, Hitler se retire pendant 45 longues
minutes dans son bureau avec le général Keitel1.
Alors que Schuschnigg pense sa dernière heure arrivée, les deux
hommes restent simplement assis l’un à côté de l’autre sans
échanger un seul mot. Il ne s’est rien passé, et l’on attend
toujours qu’il se passe enfin quelque chose : on attend
l’arrivée d’Hitler, on attend un télégramme d’Arthur
Seyss-Inquart, devenu ministre de l’Intérieur en Autriche, qui
« inviterait » les Allemands à entrer légalement chez
leur voisin …
Et
toute cette Histoire pourrait bien ressembler à l’Hollywood
Custom Palace décrit dans l’un des chapitres intitulé « « Le
Magasin des accessoires », à ce gigantesque bâtiment dont les
galeries recèlent tous les costumes possibles et imaginables qui
sont loués à l’industrie du film hollywoodienne. C’est ainsi
que le 12 février 1938, Schuschnigg se rend à une entrevue secrète
avec Hitler au Berghof en prenant le train, déguisé en skieur pour
faire croire qu’il se rend aux sports d’hiver, alors que –
coïncidence symbolique – le Carnaval de Vienne bat son plein. Et
que dire des dialogues entre Ribbentrop et Göring retranscrits par
des agents des services secrets britanniques ? Ces échanges
constituent en eux-mêmes une pièce de théâtre puisque les deux
hommes font semblant d’être outrés par la violence de Schuschnigg
en Autriche car ils savent qu’ils sont sur écoute. Et lorsque
leurs conversations officielles ou privées sont lues au procès de
Nuremberg, comme on lirait une pièce de théâtre (nom du personnage
suivi de la réplique), Göring et Ribbentrop finissent par se mettre
à rire en écoutant leurs propres paroles, comme s’ils assistaient
en simples spectateurs à une représentation.
D’où
l’incertitude brumeuse qui semble planer sur toute cette histoire :
« On ne sait plus qui parle. Les films de ce temps sont
devenus nos souvenirs par un sortilège effarant. La guerre mondiale
et son préambule sont emportés dans ce film infini où l’on ne
distingue plus le vrai du faux. »
Une
seule chose est sûre : derrière les ors et l’apparat de
l’histoire grouillent les cadavres qui font à plusieurs reprises
une apparition fantomatique. Ils peuplent l’ultime vision qui
terrorise Gustav Krupp, riche industriel qui s’est enrichi pendant
la guerre en employant la main d’œuvre des camps. Devenu vieux,
incontinent et gâteux, il voit ses victimes apparaître dans un
recoin sombre de son salon, en plein repas, alors que son épouse et
son fils ne voient rien ou ne veulent
rien voir. Peut-être la vision cauchemardesque de Krupp
ressemblait-elle aux petits hommes noirs frénétiques au corps tordu
qui, nous rappelle Eric Vuillard, hantaient déjà l’œuvre de
Louis Soutter2,
au moment de la rencontre entre Hitler et Schuschnigg. Lugubre
préfiguration des millions de silhouettes anonymes que la propagande
nazie tentera vaille que vaille de maintenir hors-cadre.
Eric Vuillard, L’Ordre du jour, Actes Sud, mai 2017, 16 euros. Prix Goncourt 2017
Toile de Louis Soutter
1
Keitel, surnommé le « chef de bureau » par
l'ex-ministre de la guerre Werner von Blomberg, aurait également
gagné auprès de ses collaborateur le sobriquet de « Lakaitel
»(Lakai signifiant laquais
en allemand).
Il signe tous les ordres sans sourciller, notamment ceux qui
permettent à Himmler d'exercer
la terreur en Russie.
2
Louis Soutter (1871-1942) est un artiste suisse qui produisit la
majeure partie de son œuvre dans l’asile de vieillards de
Ballaigues où il résida de 1923 à sa mort.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire