samedi 11 novembre 2017

Le cercle rouge, figure cosmique

Profitons du centenaire de la naissance de Jean-Pierre Melville (1917-1973) pour dire quelques mots de son avant-dernier film, le très mythique Cercle rouge. Evoquer Melville, pour nombre de journalistes, cela consiste surtout à parler de son côté excentrique - Stetson et lunettes noires parmi d'autres singularités - ou encore à s'indigner vertueusement de l'autoritarisme qu'il manifestait sur les plateaux de tournage. Mais, de tels traits pouvant sans conteste se trouver chez les plus médiocres metteurs en scène comme chez les plus talentueux, s'en préoccuper nous avancerait si peu qu'on préfère s'attacher à son oeuvre, même si c'est nettement moins original selon les chroniqueurs à la mode.


Pour ce faire, pourquoi choisir Le cercle rouge ? Trois ans après sa réalisation, le cinéaste disparaît et ce long-métrage reste, parmi tous ceux de son cru, celui qui remporta le plus grand succès. Pour autant, ce film n'est pas toujours considéré comme le plus emblématique de sa production (beaucoup lui préfèrent Le samouraï), ni forcément comme le plus réussi (pour le scénariste américain Paul Schrader, ce serait plutôt L'armée des ombres). Quoi qu'il en soit, envisageons-le comme une variation donnée - et non comme la quintessence improbable - de l'art et de la vision du monde de son auteur.

Nous n'aborderons ici Le cercle rouge qu'à travers un prisme donné. En l'occurrence, le rapport entre la fatalité qui semble planer au-dessus des trois hors-la-loi (interprétés par Alain Delon, Gian Maria Volonte et Yves Montand) et la nature des liens qui apparaissent entre les différents personnage (policiers compris) au cours du récit.


L'intrigue peut se résumer à ceci : la rencontre de trois truands, leur projet de casse d'une grande bijouterie parisienne, la réalisation réussie de celui-ci et, pour finir, leur échec devant la police, qui les abat tous les trois. Autant dire que ce n'est pas le schéma général de cette histoire, récurrent dans le genre policier, qui fait l'intérêt du film. Tout est dans la mise en scène, nous dira-t-on, et on aura raison. Encore convient-il de ne pas oublier en vue de quels thèmes et de quelle vision cette mise en scène est élaborée.

Point essentiel, Melville accorde la plus haute importance à la nature profonde des liens existant entre les personnages. Liens qui peuvent relever, en somme, du rapport de force, de l'intérêt ou de la confiance. Concernant le lien de confiance, le cinéaste pointe avec gravité un phénomène oscillant entre force et fragilité et touchant aux fondations de la société comme aux fondements de l'ordre du monde. Dans cette perspective, la scène de la rencontre entre les hors-la-loi Corey (Delon) et Vogel (Volonte) dans un champ désert, donne à voir, par son dépouillement et une certaine solennité, ce qui se joue de capital quand la confiance s'établit et remplace la défiance initiale. Le spectateur assiste à une transformation, banale en soi mais dotée ici d'une densité palpable. De la confrontation qui s'annonçait, l'arme au poing, on passe à l'accord sincère. Au cours de cette scène, les deux hommes, debout, restent à distance la plupart du temps, ce que souligne l'espace semi-vide autour d'eux. Peu de paroles sont échangées (juste de quoi leur faire saisir la proximité de leurs situations respectives), mais des objets sont transmis (paquet de cigarettes, briquet), plus exactement lancés et saisis donc acceptés, ce qui vaut pacte. A certains égards, c'est la logique traditionnelle du don et du type de relation consécutif, logique anthropologique bien connue et analysée par Marcel Mauss, qui est ici exposée visuellement. De plus, certains des plans laissent poindre la dimension cosmique d'un tel instant. Cadrage oblige, on voit ainsi le lien de confiance entre les deux truands s'établir - loin du milieu urbain et de ses artifices - simplement entre le sol boueux du champ et le ciel hivernal, entre terre et ciel. A partir de ce moment, les deux individus resteront solidaires, jusqu'à la mort.

Le même type de lien associe Jansen (Montand), le troisième truand, aux deux autres. A travers son cas, on comprend à quel point le rapport de fidélité ainsi constitué dépasse l'intérêt personnel. En effet, une fois le vol commis et alors qu'il a refusé sa part, il continue à prendre des risques en ne lâchant pas ses collègues lors de la phase ultime que représente le contact avec le receleur. Attitude noble qui lui sera fatale.



La « balance » comme contre-modèle

Du point de vue dramatique, ce qui fait ressortir toute l'importance de ce lien de solidarité, c'est la possibilité de sa transgression. Tel est en effet l'un des thèmes de prédilection du cinéaste, que traduit la figure de l'indicateur, traître et délateur, présente dans nombre de ses films, notamment Le doulos et Le deuxième souffle. Ici, le premier traître apparaissant dans le récit est un ancien compagnon de Corey. Après avoir profité du séjour en prison de Corey pour lui tourner le dos et lui ravir sa compagne, il va, après le casse, jusqu’à favoriser sa chute en participant de manière indirecte mais délibérée au piège de la police. A ce triste sbire s’ajoute un « traître » plus important. Par la place qu’il tient dans le récit et par le fait qu’il représente le cas intéressant d’un délateur contre son gré : Santi (interprété par l’excellent François Périer), patron d’une boîte de jazz et proche de Vogel. Face aux pressions exercées sur lui, Santi déclare sans ambages au commissaire Mattéi (Bourvil) que « rien ne peut modifier la nature profonde d’un homme » et qu’il n’est pas un indicateur. Pourtant, Mattéi réussit à trouver le chantage ignoble de nature à le faire parler et donc trahir.

Dans ce milieu, le défaut de solidarité, lorsqu'il culmine dans la vilénie de la « balance », appelle la sanction mortelle de l'honneur outragé, ceci afin de bien marquer la valeur suprême du lien bafoué. Cette valeur, Le cercle rouge l'illustre cependant en soulignant le caractère indéfectible de la solidarité entre les trois auteurs du casse, plutôt qu'avec la sanction du traître comme dans les films antérieurs.

Il l'illustre aussi en montrant que la confiance de Vogel à l'égard de Corey se rattache à la non-dénonciation préalable du premier  (alors inconnu, traqué et caché dans le coffre de la voiture) par le second lors d’un bref épisode de contrôle policier sur la route. Le thème de la transgression apparaît donc également en négatif et, à ce titre, constitue une façon originale de déclencher la logique traditionnelle du don, que l'on voit se déployer ainsi : gratuité du geste assortie de risque, gratitude en retour, solidarité réciproque. Notons qu'avec cette gratuité initiale, on se situe manifestement au-delà des règles de la pègre. Les films policiers de Melville échappent au contexte policier.


Ceci rend nécessaire une précision. Pour désigner la « morale » propre aux malfrats des films noirs des années 40 à 60, il est d'usage de parler de code d'honneur. Le problème est qu'une telle expression renvoie souvent aux règles en vigueur dans les organisations mafieuses, c'est-à-dire dans des cadres socialement très rigides, de type communautariste. Or, chez Melville, le lien de solidarité et sa sanction éventuelle sont beaucoup plus personnels. En particulier dans Le cercle rouge, ce qui marque d’ailleurs une évolution par rapport au Deuxième souffle, où l'aspect mafieux restait présent en toile de fond. Tout indique que Melville tend à s'affranchir du modèle américain (sa référence initiale), dans lequel le fameux code d'honneur repose surtout sur un souci d'efficacité, dernier mot du banditisme organisé. Outre-Atlantique, le « code » en question, c'est en quelque sorte la forme que prend le management, appliqué avec ses normes et sa brutalité au domaine du crime. Avec l'européen Melville, tout imprégné de cinéma américain qu’il puisse être, le code d'honneur a plus à voir avec la common decency. Au-delà du caractère vital de la solidarité entre pairs, l'enjeu est alors l'éthique de base régissant la relation de personne à personne, la fidélité à l'ami et, par là, à soi-même.

D'où, en définitive, ces scènes de personnages seuls s'observant dans un miroir, présentes dans chacun de ses meilleurs films. A ce propos, faisons un bref détour par son film-phare, Le samouraï : dans la scène célèbre où le héros ajuste son chapeau devant une glace, il ne s'agit pas seulement d'élégance au sens esthétique, mais aussi et avant tout - l'évidence s'impose - de tenue morale. Si l'on veut comprendre quelque chose à l'univers melvillien, on ne peut pas faire l'impasse là-dessus. Tout se ramène à une simple question : pouvoir se regarder dans la glace.

Dans Le cercle rouge comme dans ses films antérieurs, ce n'est pas seulement le code d'honneur qui peut être transgressé, mais aussi, naturellement, la loi. De fait, policiers et truands l’enfreignent. Cependant, comme la police sert l'ordre institué, elle a beau jeu de sanctionner les manquements des hors-la-loi, alors même qu'elle use de tromperies et de manipulations, ce que s'interdisent précisément les seconds. Il y a donc là quelque chose de faussé dans le rapport de force entre les deux instances. En fin de compte, ce déséquilibre constitue un piège plus redoutable que n’importe quel traquenard policier. D'autant plus que l'institution étatique, par le biais de certains membres de la police et de l'administration pénitentiaire, donne l'exemple en matière d'infraction, allant jusqu'à tenter le hors-la-loi. On constate en effet que pour chacun des trois truands, c'est de l'institution que vient, d’une manière ou d’une autre, l'incitation à transgresser l’ordre légal.


Pour Corey, c'est l'un des gardiens de prison qui, la veille de sa libération, lui fournit le tuyau du casse et insiste vivement, devant son refus initial, pour qu'il saisisse cette occasion. Dans le cas de Jansen, ancien policier, ce sont ses précieuses compétences acquises dans la police en matière de tir et de balistique qui le font participer au vol et rendent d'ailleurs possible ce dernier. Quant à Vogel, c'est le feu rouge grillé volontairement par la voiture de police, dans laquelle il est emmené, qui le désinhibe et le décide, quelques heures plus tard, à s'évader en brisant la vitre d'un train. A noter que cette scène du feu de signalisation grillé est la scène d'ouverture du film. Plus encore, le premier plan de cette première scène, plan hautement symbolique, montre le feu passant au rouge, autrement dit un cercle rouge. Or, il s'avère que cette infraction initiale, due à la police, amorce le cercle vicieux des transgressions venant ensuite de part et d'autre, dans une configuration où les truands respectant les « idées anciennes », c'est-à-dire certains interdits, ne peuvent que perdre la partie. Dans la même perspective, remarquons-le, les premiers coups de feu sont tirés par le commissaire Mattéi, en l’occurrence sur son prisonnier, Vogel, qui vient de lui échapper. Coups tirés dans le dos d’un homme sans arme, qui plus est. Il le rate, mais, dès lors, un processus est lancé. Le cercle vicieux qui se met en mouvement acquiert la dynamique sanglante de la violence et devient cercle rouge, parcours tragique.

Ordre légal cynique et valeurs anarcho-féodales

Qu'est-ce à dire ? Au-delà des conventions du genre, Melville prendrait-il position pour les voyous contre les forces de l'ordre, pour le brigandage contre le droit ? Ou, du moins, mettrait-il les deux catégories sur le même plan ? Non, bien sûr. Comme on l'a vu, son attention se porte, pour une bonne part, sur la nature des liens entre les individus, sur l'impact de la fidélité dans un groupe social donné et sur l'éthique personnelle impliquée. Il va de soi que, pour lui, les attitudes nobles et les comportements bas traversent aussi bien le camp des hors-la-loi que celui de la police. Ce qu'illustre clairement le contraste entre les types de personnages au sein de chaque camp. Lui, qui, tentant de se définir politiquement pour répondre à un journaliste (dans les Entretiens avec Rui Nogueira), se qualifie d’anarcho-féodal (sic), en tient pour un ordre social fondé sur des règles légitimes et ne critique pas l’institution en soi. En revanche, un certain dispositif politique proprement moderne est dans son viseur.

A ce propos, il faut prendre en compte l'expérience décisive qu'a été pour Melville, pendant l'Occupation, sa participation active à la Résistance. En cette période où le légal et le légitime, d'ordinaire associés, se retrouvent souvent face à face, les critères habituels changent. Il faut revenir aux fondamentaux et redonner leur valeur aux liens entre personnes. Fiabilité de la parole donnée ou félonie. Aussi, comme une perception attentive l'enseigne, les leçons brûlantes de la guerre ont-elles formé la matrice souterraine de la fiction melvillienne, non seulement dans les films portant sur cette période (3 sur les 13 réalisés) mais aussi dans les films noirs. De fait, il fait peu de doute que cet univers de hors-la-loi soucieux d'éthique, confrontés à la menace permanente de la trahison et à une police défendant l'ordre établi par des moyens dérogeant parfois au droit et à l'honneur (police qui parvient ainsi à faire plier l'inflexible Santi en arrêtant son fils, méthode typiquement « guestapiste »), ne soit une transposition du monde héroïque et fiévreux des résistants. L'indicateur, figure obsédante, y est l'autre nom du traître-collabo.


Naturellement, il ne s'agit pas là d'une lecture à clef. Car ce n'est pas à la période de l'Occupation que renvoient les films noirs de Melville, mais à certains questionnements que celle-ci fit surgir en déchirant le voile ordinaire des conventions et du pouvoir légal. Les méthodes de l'état vichyste ont pu ainsi révéler des aspects insoupçonnés et inquiétants de l'Etat moderne lui-même. Lequel, sous ce jour, semble être avant tout une mécanique puissante et compartimentée (comme le train dont s’échappe Vogel), une technique d'organisation efficace et impersonnelle (comme le dispositif déployé pour traquer le fugitif) et surtout une entité axiologiquement neutre en dépit des scrupules éventuels de ses agents (le commissaire Mattéi, on le voit bien, n'est pas un mauvais homme, il obéit aux injonctions de sa hiérarchie). En outre, les conditions spécifiques de la Résistance ont fait remonter à la surface la tradition de liens communautaires fondés sur la loyauté et la valeur personnelle plus que sur la structure englobante. Questionnements qui demeurent. Pour développer librement les thèmes qui en procèdent et qui lui tiennent à coeur, Melville s'est patiemment forgé un espace mythique autonome, à partir des codes du film noir. D'où le caractère inimitable de ses films, non réductible à une esthétique, par ailleurs orientée à cette fin.


Du point de vue de la forme, Le cercle rouge constitue un aboutissement pour le cinéaste, qui associe abstraction et incarnation selon un dosage audacieux mais plus juste que jamais. Le but est de faire de l'espace filmé une dimension concrète du tragique. Concrète ? En effet, si la fatalité semble attachée aux trois auteurs du casse, il convient de saisir ce qui se joue en réalité. Le tragique ne tombe pas du haut d'un Olympe capricieux et sadique sur des individus malchanceux. C'est l'interaction particulière des différents liens en cause, c'est la distorsion secrète dans l'affrontement entre les protagonistes, du fait de leur inégalité devant le respect des conventions non écrites, qui provoque un enchaînement tragique des faits. Or, dans ce contexte, l’avantage est du côté de ceux (truands ou policiers) qui bafouent la traditionnelle fides. Ainsi, l'ordre du cosmos se trouve outragé à travers une configuration humaine bien précise. Melville réintroduit donc la dimension cosmique consubstantielle à la tragédie avec une mise en scène visant à faire surgir la mécanique de l'engrenage à partir du terreau existentiel. Sa recherche de l'épure passe par le terrain, espace vécu sans médiation, pour le transfigurer. D'où ces images de forêt et de campagne, tranchant avec le cadre urbain systématique du film noir hollywoodien des précédentes décennies. D’où le minutieux découpage de la scène du casse, permettant d’incarner ce moment crucial dans une temporalité plus dense. D'où encore l'ambivalence de certains personnages (Jansen, Mattéi, Santi) et de leurs choix, évoqués sans pathos. Ces mêmes personnages apparaissent ainsi aux antipodes des figures archétypales des grands classiques, comme par exemple The Asphalt Jungle (Quand la ville dort) de John Huston, histoire d’un casse également, qui s'en tient au registre romantique d’une poétique de l'échec.


C'est dire si Melville a su dépasser les emprunts faits aux réalisateurs américains admirés de lui. Vis-à-vis de ses modèles, il évita toute servilité. Son regard intérieur ne puisait pas exactement aux mêmes sources. 







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