Profitons
du centenaire de la naissance de Jean-Pierre Melville (1917-1973)
pour dire quelques mots de son avant-dernier film, le très mythique
Cercle rouge. Evoquer Melville,
pour nombre de journalistes, cela consiste surtout à parler de son
côté excentrique - Stetson et lunettes noires parmi d'autres
singularités - ou encore à s'indigner vertueusement de
l'autoritarisme qu'il manifestait sur les plateaux de tournage. Mais,
de tels traits pouvant sans conteste se trouver chez les plus
médiocres metteurs en scène comme chez les plus talentueux, s'en
préoccuper nous avancerait si peu qu'on préfère s'attacher à son
oeuvre, même si c'est nettement moins original selon les
chroniqueurs à la mode.
Pour
ce faire, pourquoi choisir Le cercle rouge ? Trois ans après sa
réalisation, le cinéaste disparaît et ce long-métrage reste,
parmi tous ceux de son cru, celui qui remporta le plus grand succès.
Pour autant, ce film n'est pas toujours considéré comme le plus
emblématique de sa production (beaucoup
lui préfèrent Le samouraï), ni forcément comme le plus
réussi (pour le scénariste américain Paul Schrader, ce serait
plutôt L'armée des ombres). Quoi qu'il en soit,
envisageons-le comme une variation donnée - et non comme la
quintessence improbable - de l'art et de la vision du monde de son
auteur.
Nous
n'aborderons ici Le cercle rouge qu'à travers un prisme
donné. En l'occurrence, le rapport entre la fatalité qui semble
planer au-dessus des trois hors-la-loi (interprétés par Alain
Delon, Gian Maria Volonte et Yves Montand) et la nature des liens qui
apparaissent entre les différents personnage (policiers compris) au
cours du récit.
L'intrigue
peut se résumer à ceci : la rencontre de trois truands, leur projet
de casse d'une grande bijouterie parisienne, la réalisation réussie
de celui-ci et, pour finir, leur échec devant la police, qui les
abat tous les trois. Autant dire que ce n'est pas le schéma général
de cette histoire, récurrent dans le genre policier, qui fait
l'intérêt du film. Tout est dans la mise en scène, nous dira-t-on,
et on aura raison. Encore convient-il de ne pas oublier en vue de
quels thèmes et de quelle vision cette mise en scène est élaborée.
Point
essentiel, Melville accorde la plus haute importance à la nature
profonde des liens existant entre les personnages. Liens qui peuvent
relever, en somme, du rapport de force, de l'intérêt ou de la
confiance. Concernant le lien de confiance, le cinéaste pointe avec
gravité un phénomène oscillant entre force et fragilité et
touchant aux fondations de la société comme aux fondements de
l'ordre du monde. Dans cette perspective, la scène de la rencontre
entre les hors-la-loi Corey (Delon) et Vogel (Volonte) dans un champ
désert, donne à voir, par son dépouillement et une certaine
solennité, ce qui se joue de capital quand la confiance s'établit
et remplace la défiance initiale. Le spectateur assiste à une
transformation, banale en soi mais dotée ici d'une densité
palpable. De la confrontation qui s'annonçait, l'arme au poing, on
passe à l'accord sincère. Au cours de cette scène, les deux hommes,
debout, restent à distance la plupart du temps, ce que souligne
l'espace semi-vide autour d'eux. Peu de paroles sont échangées
(juste de quoi leur faire saisir la proximité de leurs situations
respectives), mais des objets sont transmis (paquet de cigarettes,
briquet), plus exactement lancés et saisis donc acceptés, ce qui
vaut pacte. A certains égards, c'est la logique traditionnelle du
don et du type de relation consécutif, logique anthropologique bien
connue et analysée par Marcel Mauss,
qui est ici exposée visuellement. De plus, certains des plans
laissent poindre la dimension cosmique d'un tel instant. Cadrage
oblige, on voit ainsi le lien de confiance entre les deux truands
s'établir - loin du milieu urbain et de ses artifices - simplement
entre le sol boueux du champ et le ciel hivernal, entre terre et
ciel. A partir de ce moment, les deux individus resteront solidaires,
jusqu'à la mort.
Le
même type de lien associe Jansen (Montand), le troisième truand,
aux deux autres. A travers son cas, on comprend à quel point le
rapport de fidélité ainsi constitué dépasse l'intérêt
personnel. En effet, une fois le vol commis et alors qu'il a refusé
sa part, il continue à prendre des risques en ne lâchant pas ses
collègues lors de la phase ultime que représente le contact avec le receleur. Attitude noble qui lui sera fatale.
La
« balance » comme contre-modèle
Du
point de vue dramatique, ce qui fait ressortir toute l'importance de
ce lien de solidarité, c'est la possibilité de sa transgression.
Tel est en effet l'un des thèmes de prédilection du cinéaste, que
traduit la figure de l'indicateur, traître et délateur, présente
dans nombre de ses films, notamment Le doulos et Le deuxième souffle. Ici, le premier traître apparaissant dans le
récit est un ancien compagnon de Corey. Après avoir profité du
séjour en prison de Corey pour lui tourner le dos et lui ravir sa
compagne, il va, après le casse, jusqu’à favoriser sa chute en
participant de manière indirecte mais délibérée au piège de la
police. A ce triste sbire s’ajoute un « traître » plus
important. Par la place qu’il tient dans le récit et par le fait
qu’il représente le cas intéressant d’un délateur contre son
gré : Santi (interprété par l’excellent François Périer),
patron d’une boîte de jazz et proche de Vogel. Face aux pressions
exercées sur lui, Santi déclare sans ambages au commissaire Mattéi (Bourvil) que « rien ne peut modifier la nature profonde d’un
homme » et qu’il n’est pas un
indicateur. Pourtant, Mattéi réussit à
trouver le chantage ignoble de nature à le faire parler et
donc trahir.
Dans
ce milieu, le défaut de solidarité, lorsqu'il culmine dans la
vilénie de la « balance », appelle la sanction mortelle
de l'honneur outragé, ceci afin de bien marquer la valeur suprême
du lien bafoué. Cette valeur, Le cercle rouge l'illustre
cependant en soulignant le caractère indéfectible de la solidarité
entre les trois auteurs du casse, plutôt qu'avec la sanction du
traître comme dans les films antérieurs.
Il
l'illustre aussi en montrant que la confiance de Vogel à l'égard de
Corey se rattache à la non-dénonciation préalable du premier (alors inconnu, traqué et caché dans le coffre de la
voiture) par le second lors d’un bref épisode de contrôle policier sur la
route. Le thème de la transgression apparaît donc également en
négatif et, à ce titre, constitue une façon originale de
déclencher la logique traditionnelle du don, que l'on voit se
déployer ainsi : gratuité du geste assortie de risque, gratitude en
retour, solidarité réciproque. Notons qu'avec cette gratuité
initiale, on se situe manifestement au-delà des règles de la pègre.
Les films policiers de Melville échappent au contexte policier.
Ceci
rend nécessaire une précision. Pour désigner la « morale »
propre aux malfrats des films noirs des années 40 à 60, il est
d'usage de parler de code d'honneur. Le problème est qu'une telle
expression renvoie souvent aux règles en vigueur dans les
organisations mafieuses, c'est-à-dire dans des cadres socialement
très rigides, de type communautariste. Or, chez Melville, le lien de
solidarité et sa sanction éventuelle sont beaucoup plus personnels.
En particulier dans Le cercle rouge, ce qui marque d’ailleurs
une évolution par rapport au Deuxième souffle, où l'aspect
mafieux restait présent en toile de fond. Tout indique que Melville
tend à s'affranchir du modèle américain (sa référence initiale),
dans lequel le fameux code d'honneur repose surtout sur un souci
d'efficacité, dernier mot du banditisme organisé. Outre-Atlantique,
le « code » en question, c'est en quelque sorte la forme
que prend le management, appliqué avec ses normes et sa brutalité
au domaine du crime. Avec l'européen Melville, tout imprégné de
cinéma américain qu’il puisse être, le code d'honneur a plus à
voir avec la common decency. Au-delà du caractère vital de
la solidarité entre pairs, l'enjeu est alors l'éthique de base
régissant la relation de personne à personne, la fidélité à
l'ami et, par là, à soi-même.
D'où,
en définitive, ces scènes de personnages seuls s'observant dans un
miroir, présentes dans chacun de ses meilleurs films. A ce propos,
faisons un bref détour par son film-phare, Le samouraï :
dans la scène célèbre où le héros ajuste son chapeau devant une
glace, il ne s'agit pas seulement d'élégance au sens esthétique,
mais aussi et avant tout - l'évidence s'impose - de tenue morale. Si
l'on veut comprendre quelque chose à l'univers melvillien, on ne
peut pas faire l'impasse là-dessus. Tout se ramène à une simple
question : pouvoir se regarder dans la glace.
Dans
Le cercle rouge comme dans ses films antérieurs, ce n'est pas
seulement le code d'honneur qui peut être transgressé, mais aussi,
naturellement, la loi. De fait, policiers et truands l’enfreignent.
Cependant, comme la police sert l'ordre institué, elle a beau jeu de
sanctionner les manquements des hors-la-loi, alors même qu'elle use
de tromperies et de manipulations, ce que s'interdisent précisément
les seconds. Il y a donc là quelque chose de faussé dans le rapport
de force entre les deux instances. En fin de compte, ce déséquilibre
constitue un piège plus redoutable que
n’importe quel traquenard policier. D'autant plus que
l'institution étatique, par le biais de certains membres de la
police et de l'administration pénitentiaire, donne l'exemple en
matière d'infraction, allant jusqu'à tenter
le hors-la-loi. On constate en effet que pour chacun des
trois truands, c'est de l'institution que vient, d’une manière ou
d’une autre, l'incitation à transgresser l’ordre légal.
Pour
Corey, c'est l'un des gardiens de prison qui, la veille de sa
libération, lui fournit le tuyau du casse et insiste vivement,
devant son refus initial, pour qu'il saisisse cette occasion. Dans le
cas de Jansen, ancien policier, ce sont ses précieuses compétences
acquises dans la police en matière de tir et de balistique qui le
font participer au vol et rendent d'ailleurs possible ce dernier.
Quant à Vogel, c'est le feu rouge grillé volontairement par la
voiture de police, dans laquelle il est emmené, qui le désinhibe et
le décide, quelques heures plus tard, à s'évader en brisant la
vitre d'un train. A noter que cette scène du feu de signalisation
grillé est la scène d'ouverture du film. Plus encore, le premier
plan de cette première scène, plan hautement symbolique, montre le
feu passant au rouge, autrement dit un cercle rouge. Or, il s'avère
que cette infraction initiale, due à la police, amorce le cercle
vicieux des transgressions venant ensuite de part et d'autre, dans
une configuration où les truands respectant
les « idées anciennes », c'est-à-dire certains
interdits, ne peuvent que perdre la partie. Dans la même
perspective, remarquons-le, les premiers coups de feu sont
tirés par le commissaire Mattéi, en l’occurrence sur son
prisonnier, Vogel, qui vient de lui échapper. Coups tirés dans le
dos d’un homme sans arme, qui plus est. Il le rate, mais, dès
lors, un processus est lancé. Le cercle vicieux qui se met en
mouvement acquiert la dynamique sanglante de la violence et devient
cercle rouge, parcours tragique.
Ordre
légal cynique et valeurs anarcho-féodales
Qu'est-ce
à dire ? Au-delà des conventions du genre, Melville prendrait-il
position pour les voyous contre les forces de l'ordre, pour le
brigandage contre le droit ? Ou, du moins, mettrait-il les deux
catégories sur le même plan ? Non, bien sûr. Comme on l'a vu, son
attention se porte, pour une bonne part, sur la nature des liens
entre les individus, sur l'impact de la fidélité dans un groupe
social donné et sur l'éthique personnelle impliquée. Il va de soi
que, pour lui, les attitudes nobles et les comportements bas
traversent aussi bien le camp des hors-la-loi que celui de la police.
Ce qu'illustre clairement le contraste entre les types de personnages
au sein de chaque camp. Lui, qui, tentant de se définir
politiquement pour répondre à un journaliste (dans les Entretiens
avec Rui Nogueira), se qualifie d’anarcho-féodal (sic), en
tient pour un ordre social fondé sur des règles légitimes et ne
critique pas l’institution en soi. En revanche, un certain
dispositif politique proprement moderne est dans son viseur.
A
ce propos, il faut prendre en compte l'expérience décisive qu'a été
pour Melville, pendant l'Occupation, sa participation active à la
Résistance. En cette période où le légal et le légitime,
d'ordinaire associés, se retrouvent souvent face à face, les
critères habituels changent. Il faut revenir aux fondamentaux et
redonner leur valeur aux liens entre personnes. Fiabilité de la
parole donnée ou félonie. Aussi, comme une perception attentive
l'enseigne, les leçons brûlantes de la guerre ont-elles formé la
matrice souterraine de la fiction melvillienne, non seulement dans
les films portant sur cette période (3 sur les 13 réalisés) mais
aussi dans les films noirs. De fait, il fait peu de doute que cet
univers de hors-la-loi soucieux d'éthique, confrontés à la menace
permanente de la trahison et à une police défendant l'ordre établi
par des moyens dérogeant parfois au droit et à l'honneur (police
qui parvient ainsi à faire plier l'inflexible Santi en arrêtant son
fils, méthode typiquement « guestapiste »), ne soit une
transposition du monde héroïque et fiévreux des résistants.
L'indicateur, figure obsédante, y est l'autre nom du
traître-collabo.
Naturellement,
il ne s'agit pas là d'une lecture à clef. Car ce n'est pas à la
période de l'Occupation que renvoient les films noirs de Melville,
mais à certains questionnements que celle-ci fit surgir en déchirant
le voile ordinaire des conventions et du pouvoir légal. Les méthodes
de l'état vichyste ont pu ainsi révéler des aspects insoupçonnés
et inquiétants de l'Etat moderne lui-même. Lequel, sous ce jour,
semble être avant tout une mécanique puissante et compartimentée
(comme le train dont s’échappe Vogel), une technique
d'organisation efficace et impersonnelle (comme le dispositif déployé
pour traquer le fugitif) et surtout une entité axiologiquement
neutre en dépit des scrupules éventuels de ses agents (le
commissaire Mattéi, on le voit bien, n'est pas un mauvais homme, il
obéit aux injonctions de sa hiérarchie). En outre, les conditions
spécifiques de la Résistance ont fait remonter à la surface la
tradition de liens communautaires fondés sur la loyauté et la
valeur personnelle plus que sur la structure englobante.
Questionnements qui demeurent. Pour développer librement les thèmes
qui en procèdent et qui lui tiennent à coeur, Melville s'est
patiemment forgé un espace mythique autonome, à partir des codes du
film noir. D'où le caractère inimitable de ses films, non
réductible à une esthétique, par ailleurs orientée à cette fin.
Du
point de vue de la forme, Le cercle rouge constitue un
aboutissement pour le cinéaste, qui associe abstraction et
incarnation selon un dosage audacieux mais plus juste que jamais. Le
but est de faire de l'espace filmé une dimension concrète du
tragique. Concrète ? En effet, si la fatalité semble attachée
aux trois auteurs du casse, il convient de saisir ce qui se joue en
réalité. Le tragique ne tombe pas du haut d'un Olympe capricieux et
sadique sur des individus malchanceux. C'est l'interaction
particulière des différents liens en cause, c'est la distorsion
secrète dans l'affrontement entre les protagonistes, du fait de leur
inégalité devant le respect des conventions non écrites, qui
provoque un enchaînement tragique des faits.
Or, dans ce contexte, l’avantage
est du côté de ceux (truands ou policiers) qui bafouent la
traditionnelle fides. Ainsi, l'ordre du
cosmos se trouve outragé à travers une configuration humaine bien
précise. Melville réintroduit donc la dimension cosmique
consubstantielle à la tragédie avec une mise en scène visant à
faire surgir la mécanique de l'engrenage à partir du terreau
existentiel. Sa recherche de l'épure passe par le terrain, espace
vécu sans médiation, pour le transfigurer. D'où ces images de
forêt et de campagne, tranchant avec le cadre urbain systématique
du film noir hollywoodien des précédentes décennies. D’où
le minutieux découpage de la scène du casse, permettant d’incarner
ce moment crucial dans une temporalité plus
dense. D'où encore l'ambivalence de certains personnages (Jansen,
Mattéi, Santi) et de leurs choix, évoqués sans pathos. Ces mêmes
personnages apparaissent ainsi aux antipodes des figures archétypales
des grands classiques, comme par exemple The Asphalt Jungle (Quand la ville dort) de John Huston,
histoire d’un casse également, qui s'en tient au registre
romantique d’une poétique de l'échec.
C'est
dire si Melville a su dépasser les emprunts
faits aux réalisateurs américains admirés de lui. Vis-à-vis de
ses modèles, il évita toute servilité. Son regard
intérieur ne puisait pas exactement aux mêmes sources.
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