Rattrapé par la patrouille !
Quelques réflexions au sujet L’art français
de la guerre d’Alexandre Jenni
Et si la France était toujours en guerre ?
Et si les hostilités engagées en 1940 n'avaient jamais cessées mais s'étaient
seulement délocalisées sur d’autres théâtres d’opérations - nos anciennes
colonies par exemple - pour ressurgir
aujourd’hui au cœur même du vieux pays ? C’est le constat d'Alexis Jenni
pour qui les conflits coloniaux ravageraient en sourdine la société française.
Quoi de surprenant ? Joseph de Maistre n’écrivait-il pas : « l'ange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce
malheureux globe ; et ne laisse respirer une nation que pour en frapper
d'autres ».
La lecture à retardement d’un prix Goncourt
peut, à l'occasion, présenter quelque intérêt. Celui-ci, obtenu en 2011, a
parfois des accents prophétiques tant la situation politique de la France
s’est, en moins de dix ans, considérablement dégradée. Aucun doute : le tour du cher vieux pays de souffrir à nouveau, cette fois
en son sein, de la violence guerrière semble venu.
Cette tragédie contemporaine est
racontée par un jeune homme en voie de marginalisation, à la fin du siècle
dernier. Un jour d’errance, il se lie avec Salagnon, peintre et ancien
combattant qui fut de toutes les guerres menées par la France depuis 1940 :
Résistance, guerres d’Indochine et d’Algérie. Il lui apprend à peindre et lui, en échange, écrit son
histoire. Cet échange de bons procédés provoquera une descente aux enfers qui
se veut une exploration sans complaisance de l’identité française : la douce
France est un mythe, son âme orgueilleuse n’est animée que de l’idolâtrie de la
force, du sombre désir séculaire, toujours inavoué, de brutaliser, asservir
l’Autre, le différent, celui dont l’origine est allogène et donc suspecte. Ce
discours, nous le connaissons par cœur, nous l’avons appris à l’école, les
médias nous le serinent, les familles, recomposées ou pas, nous l’assènent. Il
est celui d’une certaine gauche qui monopolise la parole autorisée, sur ces
sujets comme tant d’autres, depuis plus d’un demi-siècle. Nous lui accordons la
même attention qu’à de vieux tubes diffusés par une radio dans la rue piétonne
d’une ville de province, un dimanche après-midi. Or, matrice de l’idéologie
antiraciste, il infuse notre quotidien, il est la bande-son cafardeuse qui nous
accompagne depuis longtemps, trop longtemps. Pour certains, comme Jenni sans
doute, il est devenu une seconde nature. Bref, rien d’original en ce roman qui ne semble qu’une
variation de plus sur le sanglot de l’homme blanc, un supplément de larmes, un
simple élan du cœur rythmé par les reniflements d’un nez bouché.
Et pourtant, quels débuts
prometteurs! Jenni parvient dans la
première partie à adopter une
position de surplomb, de neutralité malveillante, rendant sensible l'ambiance d’avant guerre civile qui
imprègne le quotidien français. La rencontre entre le vieux soldat et le jeune
homme de classe moyenne « de gauche de la première République »
confronte les points de vue, installe un
climat d’ambiguïté, qui révèle toutes les impasses et apories de l’actuel
contexte politique. De plus, certains passages
sont dignes du plus grand Malaparte comme cette description horrifique
et mondaine d’un repas exotique, carnivore et servi cru à des petits bourgeois
lyonnais, et certaines scènes de la guerre d’Indochine, tableaux de jungle ou
d’exactions Vietminh, qui font penser au meilleurs Bodard. La tragédie
française semble enfin mise à nue, hélas, lentement la narration s’empâte,
s’affaisse dans le roman à thèse et l’univocité la plus plate.
Terreur littéraire
L’intérêt de ce roman réside ailleurs :
dans le spectacle qu’il nous offre d’un auteur se débattant avec l’idéologie.
Le lecteur voit celle-ci envahir lentement le roman, déployer sa force
inhibitrice, figer, ruiner le climat d’ambiguïté menaçante que Jenni avait su
créer, puis faire lentement dévier la
narration jusqu’à l’enliser définitivement dans le radotage et la caricature.
Le manichéisme règne alors en maître prouvant que l’antiracisme est bien une
terreur littéraire comme le constatait Richard Millet ; et le cas Jenni prouve
qu’elle est suffisamment puissante pour intimider un écrivain talentueux.
L’origine de ce naufrage garde néanmoins une
part de mystère. Est-il conscient et
stratégique ? Jenni fut-il effrayé
par la vérité romanesque entrevue au cours de l’écriture, effrayé au
point de s’empresser de retourner au bercail de la pensée autorisée et ce, pour
anticiper les éventuelles condamnations ? Ou les ressorts de cette
entreprise d'autodestruction littéraire
jouent-ils au plus profond de sa psyché ? Reste que, happé par cette narration
souterraine du malaise français, le lecteur pardonne mal d’avoir à barboter des
centaines de pages dans un roman à thèse, lacrymal et gorgé de moraline. Ce
récit que l’on pensait aventureux se révèle une simple escapade qui vire sur la
fin à la fuite panique d’un bien-pensant. Le moment de vérité entr’aperçu en première
partie n'aura été qu'un lapsus vite étouffé sous de laborieuses justifications.
Ce roman à thèse ne ressemble pourtant à rien de
connu : l’équilibre de la première
partie rompu, il devient hybride, puis
monstrueux, donne parfois l’impression du croisement grotesque, impossible,
de Virginie Despentes et de Richard Millet. Ce sujet était trop grand,
trop inquiétant, Jenni s’est brûlé les doigts: assez intelligent et talentueux
pour appréhender certaines angoissantes questions, sans doute trop lâche pour
oser les maintenir ouvertes jusqu’à la
fin. La littérature, comme la guerre, n’est pas qu’affaire de technique mais
également de courage tant certaines positions sont difficiles à tenir.
Une certaine idée de la France
Dans L'art français de la guerre Jenni nous
dessine en creux son autoportrait politique, autoportrait qui aurait peu
d'intérêt s’il n'appartenait à un type devenu courant : celui de l’homme de
gauche obsédé par la race, rendu malade par l’antiracisme S'il nous campe des
personnages racistes dont il contredit
les opinions sur des dizaines de pages, on le sent hanté par cette question : « et s’ils
disaient vrai ? » car rien n'est simple dans notre France en débâcle,
il le dit lui-même, semblant le regretter : « on ne peut plus compter sur
les caricatures pour se protéger des gens. », caricatures dont il ne se
prive pourtant pas d'abuser.
Il invoque
même le fameux "Vivre ensemble" dont il constate amèrement la déréliction : « Nous
crevons de ne pas être ensemble. Voilà ce qu’il nous faudrait : être fier
d’être ensemble. » Nous vivons la fin de
l’emprise du roman gaulliste sur les consciences françaises : « Nous vivons dans les ruines de ce
qu’il construisit, dans les pages déchirées de ce roman qu’il écrivit ».
Et d'en appeler à une certaine idée de
la France, idée généreuse néanmoins tissée de contradictions. Selon Jenni, celle-ci
ne serait que langage car il circonscrit l’appartenance à une humanité commune.
Or, la violence coloniale a tout souillé
: « Quelqu'un a chié dans la langue », mais, cet étron, qui l’a posé
? La Troisième République en bonne héritière de cette « première
République de gauche » dont il se réclame, feignant d’oublier que la
colonisation fut longtemps le vecteur mondial du progressisme et qu’à ce titre,
l’extrême droite, qu'il excècre assidûment, n’est souvent qu’une ancienne
gauche, une gauche d’arrière-garde, à l’image du général Salan, républicain et
putschiste d'Alger. En outre, pourquoi s’acharner sur De Gaulle qui mit fin à
la colonisation et tenta de faire justement de la langue française le lieu
d’une réconciliation nationale ? pourquoi railler son projet de transcender par
le verbe les blessures et divisions du passé ?
Jenni étonne par un
paternalisme inconscient : son Autre majusculaire, bien entendu, n'existe
pas, il n'est que la projection et le support de
ses ruminations. Dénué de volonté propre, il est réduit à son statut de victime
de l’homme blanc qui impitoyablement domine, sépare, discrimine. Il ne lui
viendrait jamais à l'esprit que l’Autre
puisse avoir ses propres valeurs et aspirer, en leur nom, à faire sécession d’une société dont il
désapprouve toutes les évolutions. Non, pour Jenni, l’hostilité de l’Autre
n'est que juste colère, sa haine, un dépit amoureux. Pauvre Jenni ! c'est que
les frontières, les religions, ne sont pas comme il le croit, des barrières
artificielles et arbitraires. Produits de l’histoire, elles font corps avec
l’individu, informent ses mœurs, sa manière d’être et de penser. Il y aura
toujours du « nous et les autres », de la différence - pardon, de la
diversité - de l'hétérogène et donc de la rivalité et du conflit.
Quant à sa vision des conflits coloniaux, elle est
d’une mauvaise foi absolue. Certes, le rapport des pertes entre l’armée
française et les indigènes était d’ un mort pour dix, il omet toutefois de
rappeler que le FLN, et pire encore, le Vietminh, n’avaient aucun scrupule à
brutaliser leur propre peuple, à transformer si nécessaire vieillards, femmes
et enfant en boucliers humains, voire en chair à canon pour dégoûter le corps
expéditionnaire français de cette “sale guerre”, obéissaient en cela au fameux
précepte de Mao, pour qui « le
soldat révolutionnaire doit être dans la population comme un poisson
dans l’eau ». Et puis, comment ignorer que les exactions de l’armée
française furent une riposte à la guerre asymétrique menée par le Vietminh et
le FLN ? Dans ces conflits, il n’y eut pas d’art français de la guerre à
proprement parler, tout au plus une manière française de s’adapter à cette
nouveauté radicale que fut la guerre idéologique.
D'ailleurs, selon Jenni, cette guerre est sale
dans son intégralité, le dévouement et l'héroïsme de l'armée française n'existe
pas, n'a jamais existé; fi donc des centaines, des milliers de français de
toutes origines, morts dans la jungle en protégeant la population indochinoise
de la sauvagerie vietminh; fi également, de l’héroïsme des hommes de Dien Bien
Phu, dont l’ultime furia francese ne fut selon lui qu'un geste
suicidaire, tant il est entendu que pour la gauche, l'héroïsme, surtout s'il
est français, ne peut avoir pour motivation qu’un désir de mort. Et puis, si
ces guerres furent seulement sales, comment expliquer la fascination durable
d'anciens combattant, qui, longtemps après, revinrent en ex-Indochine, se
demandant anxieusement si cela ne fut pas, malgré la violence, « ce qu'ils
avaient eu de meilleur ? »
Enfin, s’il est paru il y a moins d’une décennie, L'art français de la guerre semble déjà
daté : son ton, son lyrisme fade, ne semblent plus accordé à l'intensité
dramatique de notre situation, impression confirmée par la présence de certains
chromos militants devenus parfaitement
kitsch, (le contrôle d’identité « au faciès », les digressions
indignées sur l'identité française) qui rappellent les plus lourds moments de
l'anti sarkozysme médiatique. Mais peu importe,
Jenni ne s’intéresse pas réellement à l’histoire ou plutôt, il ne l’aime
que partielle, partiale, déformée et travestie afin qu’elle puisse livrer un
enseignement simple, binaire, bref, une histoire manichéenne, en noir et blanc
à l’usage des enfants et des militants (c’est la même chose).
Histoire et politique en République des Lettres
Mais, plus largement, peut-être est-il devenu
tout simplement impossible en France d’appréhender l’Histoire et la politique sur un plan artistique? De
faire de ces dernières la matière première d’une œuvre romanesque ? De les
envisager sous un angle ambigu, voire tragique ? Certaines œuvres prouvent
le contraire : la bien oubliée « guerre d’Indochine » de Lucien
Bodard, les films de Schoendoerffer, les Mémoires d’Hélie-de-Saint-Marc,
seulement, elles datent de presque un demi-siècle, autant dire qu’elles sont d’un
autre monde, d’une autre époque, destinées à d’autres français. Après des
décennies d’emprise communiste sur les milieux intellectuels, scandées par de
multiples chantages à l’engagement, puis du gauchisme le plus infantile et
manichéen, chaque écrivain français s’impose désormais le devoir de prendre
parti pour le Bien et soumet son esthétique à cet impératif ; et choisir
le Bien, c’est évidemment être contre la guerre, le colonialisme, la torture,
les violences, les-dominations-et-discriminations-de-toutes-sortes-et-de-toute-nature,
morale désincarnée, décontextualisée, à l’usage des puceaux de l’horreur et de
l’Histoire (c’est la même chose). Il y a donc peu à comprendre, à apprendre, d’œuvres
nées d’un tel contexte. Une certitude : elles ne nous empêcherons pas de
« faire la bête », ne nous prémuniront en rien, malgré leur
didactisme moralisateur, de l’injustice et de la violence qu’elles condamnent avec superbe quand elles furent
commises par nos aïeux. Ainsi, ceux qui dénoncent aujourd’hui le colonialisme
tolèrent-ils placidement l’agression occidentale de la Libye ou de la
Syrie ; de même s’ils luttent contre la défunte société patriarcale au nom
du droit des femmes restent-ils muets au sujet de la GPA.
Toutefois, ne croyons
pas Jenni plus naïf qu’il ne l’est : certaines indignations à retardement
peuvent s’avérer très rentables et ce qui était preuve de courage et
susceptible d’attirer les foudres des puissants d’hier - la condamnation de
l’usage de la torture en Algérie par exemple - attire les faveurs de ceux
d’aujourd’hui. Ce roman aurait plu à Télérama et aux Inrocks,
s’ils avaient pris la peine de le lire mais pour cela, il eût fallu qu’ils
surmontassent quelques réflexes pavloviens (roman trop classique, trop écrit,
l’Histoire, c’est chiant, l’armée,
une horreur ! la guerre, pas cool, etc.). Aucun doute : Alexis Jenni n'a pas
démérité du prix Goncourt.
Nous eussions aimé que Jenni gardât le ton de la
première moitié du roman, puisse
maintenir ce climat d’avant-guerre civile dans lequel s’est usé le
peuple français pendant quelques décennies. Nous le regrettons d’autant plus
qu’il en avait les moyens. Hélas, ce moment essentiel de l’histoire de France
ne sera pas traité par la littérature, du moins, elle ne pourra rendre
l'incertitude angoissante de ces années-là car tout s’est brutalement
décanté un mercredi de janvier 2015. Nous sommes désormais entrés dans une
autre ère : celle des conséquences, et débute avec fracas le dernier acte
de cette tragédie française qu’a tenté de nous raconter Jenni. Ce qui veut dire
qu’il est déjà trop tard.
François Gerfault