Nous avions eu l'occasion sur Idiocratie de
dire beaucoup de bien du très bel essai de Luc-Olivier d'Algange Ernst Jünger ou le
déchiffrement du monde, paru dernièrement dans la
collection Theôria des éditions de L'Harmattan. C'est
avec plaisir que nous publions ce texte inédit dans lequel
Luc-Olivier d'Algange examine l'avènement du régime de l'assotement général.
J'apprends que l'Académie
française, souvent mieux inspirée, chasse de son dictionnaire le mot « assoter ». Ce
mot avait l'avantage de dire, mieux que la formule « rendre sot »,
cet assaut de sottise, cette sottise offensive et offensante, cette sottise qui
assaille et dont la télévision, les débats publics, la publicité et la religion
même, lorsqu'elle tombe aux mains d'effroyables barbares vaniteux, usent à
notre détriment. Se laisser assoter n'est rien d'autre que se
laisser vaincre. On nous assote par la veulerie et la frayeur, la distraction
et le travail, par l'ignorance et par le bourrage de l'information, par les
généralités idéologiques et par les potins, par la musique d'ambiance et par le
vacarme des rues, par la désolation des centres commerciaux et la puanteur de
l'air, et même par les bons sentiments. Epargnons-nous d'étendre la liste,
chacun sait, ou devrait savoir, ce qu'il en est.
Un homme assoté est un homme
qui, littéralement, ne sait plus où il en est, c'est dire qu'il ne sait d'où il
vient ni où il va. La réminiscence et le projet lui sont également interdit, -
sinon un projet commercial, ou de carrière, dont l'horizon est un plan de
retraite, - et plus interdite encore la présence d'esprit et la présence
réelle. Le voici énervé, au sens étymologique, exactement
privé du nerf qui lui permettrait de se ressaisir, - de se ressaisir dans un
monde sans lequel il n'est rien: cette belle civilisation blessée, européenne,
avec ses langues et ses œuvres, qui se délite de moins en moins lentement dans
la stupeur et dans l'oubli.
Un homme assoté est sans
défense; on peut lui faire dire et lui dire de faire n'importe quoi. Depuis
qu'elle est devenue l'ennemie de sa propre civilisation, notre société est
devenue une assourdissante machine à assoter. Voici donc les écrans, qui
instillent la torpeur et la terreur; voici la publicité qui nous incline à
cesser de désirer sinon ce qu'elle veut vendre; voici l'Economie, qui dissout
toute chose concrète en abstraction; et voici la morale, une certaine morale,
qui sert aux vils et aux ineptes de prétexte à l'abaissement de toute vertu, au
sens antique, et de tout génie.
L'assoté tire fierté de son
assotement, il s'en vante, s'en revendique contre ce qui subsiste encore
vaguement, ici et là, d'une exigence aristocratique, d'un pouvoir de
l'excellence, d'une générosité perdue. Les Grands Assotés nous gouvernent et se
font élire au titre de Grands Assoteurs. La table rase est leur horizon, leur
promesse. Rien ne doit demeurer de ce qui nous laissait le loisir de n'être pas
assotés. Ni le silence, ni la vastitude, ni la solitude conquise, ni même
l'orthographe ou la grammaire, ni rien de ce qui permettait de discerner, de
reconnaître ou de comprendre. Le propre de l'assoté est de n'exister que dans
le flou, le confus, l'indiscernable et l'interchangeable, et la fonction de
l'Assoteur est de l'y maintenir. Sur ce point, on ne saurait dire qu'il lésine.
Tout lui est bon, et il ne manque jamais de se féliciter des concours et des
complicités les plus infâmes dans ce travail qui est un combat contre les
moindres scintillements de l'esprit et les plus douces rumeurs de l'âme des peuples
ou des individus.
Des qualités qui n'ont, à
première vue, pas de rapport direct avec l'exercice de l'intelligence, tombent
également sous sa vindicte car les Grands Assoteurs savent bien que leur règne
est déjà menacé par le bon sens et le bon coeur, par la beauté simple des êtres
et des choses et par le pressentiment de la merveille qui se laisse deviner,
entre la forêt la clairière, par chaque matin qui recommence le temps dans
l'ordre des jours. Aussi bien les Grands Assoteurs nous voudront-t-il non
seulement ineptes, sans grammaire ni logique, mais aussi, et surtout, tristes
et sans recours, moroses et sans élans, assignés à notre sottise comme l'âne
attaché au piquet et qui tourne à s'y étrangler.
L'Assoteur étant lui-même
passablement assoté, ses ruses sont elles-mêmes assez sottes et n'opèrent, par
bonheur, que sur des esprits déjà enclins à la sottise. L'une d'elle consiste à
dire et redire sans cesse, jusqu'à atteindre une sorte d'état hypnotique, que
les rares heureux qui entendent résister à l'assotement ne le sont que par
méchanceté, - le « méchant », en jargon d'assoteur (qui n'a cure
d'exactitude historique) étant nommé « réactionnaire » ou
« fasciste ». Il est vrai que certains, et certaines, sont bien méchants
de ne pas se laisser assoter, de faillir au « comme il faut », tels
ces enfants que l'on place communément aux Etats-Unis sous neuroleptiques pour
avoir été « méchants », autrement dit, indociles. La docilité ne s'invente pas,
elle se prédispose. La remontrance ni la punition ne suffisent à rendre docile
un indocile. Pour réduire vraiment les hommes à la servitude, il faut que
l'Assoteur la leur serve volontaire, sous l'appellation de
« démocratie ». Pour qu'elle puisse affirmer son âpre et mesquine
force, il faut réduire l'espace où respirent l'âme et le corps qui portent
l'esprit; il faut désanimer et désincarner.
A cet égard, la technique est
une arme de choix, mais non la seule. Ce que veut la technique n'est jamais
qu'un accomplissement de la volonté qui nous chasse de nos terres, de nos ciels
et rend ainsi incompréhensibles les Symboles qui, naguère encore, opéraient à
ces fulgurantes jonctions entre le visible et l'invisible dont resplendit le
monde lorsqu'il est non plus utilisé mais contemplé. Pour chasser les hommes de ce
qu'ils sont, là où ils sont, il faut vider leur mémoire de tous les signes et
intersignes, œuvres et chants qui leur rappellent leur provenance et leur
donnent la chance d'une destination. L'Ennemi frappe au plus vif,
pour le nécroser, et ce plus vif, au commencement, est notre langue natale par
laquelle toute sapience nous vient et coule de source. Pour l'Assoteur, dans sa
version pédagogiste par exemple, il ne suffit pas que la langue s'appauvrisse,
s'altère, il faut l'atteindre, à travers ses usages, dans ses règles mêmes afin
d'accroître, autant que se peut, la confusion des esprits et rendre étrangères
au premier regard les œuvres antérieures à ses calamiteuses réformes
orthographiques et grammaticales.
Ne lui disputons point cette
compétence, l'Assoteur connaît son travail: éloigner ce qui vivifie; rendre
incompréhensible ce qui avive l'âme; précipiter les esclaves par destination
dans la distraction et la tristesse; couper court, au nom de la morale, non
celle des Moralistes mais celle, sinistre et envieuse, des moralisateurs, à
tout instinct de révolte. Lors, le compte est bon. Il n'est plus de bonheur que
celui qu'on achète, d'autre joie qu'imposée, et la pensée calculante trouve son
règne sans partage.
Il n'est pas nécessaire de
verser dans quelque nietzschéisme caricatural pour se rendre à
l'évidence : un combat est mené contre notre puissance qui serait, si elle
parvenait à s’épanouir, bonté et beauté. Ce combat est celui du pouvoir contre
la puissance. Les hommes de pouvoir sont mus par l’envie. Les hommes de
puissance le sont par la générosité et le don. La fonction du pouvoir est
d’exercer contre la puissance une procédure vengeresse. Le pouvoir, pour
s’étendre, doit répandre la tristesse et l’ennui, la confusion morose et
l’hébétude, et, certes, il ne peut le faire sans l’immense armée supplétive
constituée par les arriérés, barbares, énervés et déprimés de toutes sortes qui
sont là pour diffuser partout où ils se trouvent la crainte d’autrui et le
dégoût de soi. Ce sont eux qui, sitôt sortons-nous le nez de la boue,
s’efforcent de nous convaincre que nos efforts sont vains, que notre cause est
perdue et que nous sommes déjà vaincus.
N’en croyons rien ! Si la
défaite et la mort sont au bout du combat, elles ne le sont qu’au bout, à la
fin, dans les hiéroglyphes des fins dernières, comme toute vie connait sa fin,
étant naturellement cernée par la mort. Ce qu’ils veulent de nous, ces apôtres
du néant, c’est notre mort, non à la fin, mais dans les heures mêmes de la
vie ; ce qu’ils convoitent, c’est notre défaite suscitée par leur seul
récri indigné, notre soumission d’emblée, sans conditions.
Dès lors que nous comprenons que
toute grande politique s’ordonne et s’est toujours ordonnée à la poésie, dès
lors que notre stratégie se fonde sur Homère, la Bhagavad-Gîta et la Geste
arthurienne plutôt que sur un stage « force de vente », la
souveraineté nous demeure, sinon dans le temps de l’usure, mais, irréfragable,
dans le temps du chant. La seule défaillance fatale
serait que le temps du chant, le temps des Muses, le temps du frémissement
ardent, en lui, de l’éternité dont il est l’image mobile, cédât au temps de
l’usure, - cette abstraction linéaire qui ne correspond à rien, ni dans la réalité
de l’âme, ni dans celle du cosmos.
Dans le temps du chant
s’éveillent et dansent toutes nos fidélités. Celles-ci ne sont pas des
douairières acariâtres mais de jeunes silhouettes surgies des sylves et de
l’écume. Elles ne nous relient pas à un passé embaumé, naturalisé ou
« muséal » mais à l’éternité toute vive, rimbaldienne, de « la
mer allée avec le soleil ». Fidélités ondoyantes, et non pas
règlementaires, elles portent vers nous un parfum de prairies et de soleil, un
sacré qui s’éprouve avant que nous fussions contraints d’y croire, un arc
tendu, écharpe d’Iris, entre le visible et l’invisible. En résistant à la guerre totale
que la société, désormais, conduit contre la civilisation qu’elle devrait
protéger et chérir, en refusant de nous laisser assoter, nous ne sauverons pas
seulement une esthétique, une morale et une mémoire, mais ce secret même de
l’être qui se nomme le possible.
On nous ressasse que « tout
a été dit », que la conscience européenne de l’être est achevée, figée,
que l’art est mort et qu’il ne nous reste plus qu’à nous soumettre aux plus
tristes fatalités. « Tout a déjà été dit », on nous le disait déjà
avant Proust, Céline, Ezra Pound ; on nous le disait même avant
Chateaubriand et Hugo. Sans doute le disait-on déjà avant Dante et même
Virgile. Ce « tout a été dit » trahit surtout le manque d’imagination
créatrice de celui qui le formule. Cette formule décourageante veut nous dire
qu’ici, en Europe, tout est dit, et qu’il n’y a plus qu’à
s’abandonner à la plus ostensible barbarie, à vouloir s’en rédimer en
disparaissant. Un idéologue ou un journaliste s’en laisseront aisément
convaincre. Il sera plus difficile d’en persuader un poète ou un homme
d’action, - qui savent que de bien-pensants journalistes peuvent parler de tout
sans rien dire du tout. Ce qui est véritablement dit vient de loin, de si loin
que ceux qui parlent de tout n’en ont plus la moindre idée, et, littéralement,
ne l’entendent pas.
Non seulement tout n’a pas été
dit, et tout n’est pas dit, mais ce qui fut dit n’a pas même encore été entendu
ni éprouvé dans sa plénitude, ce qui est dit n’est pas encore advenu au dire.
Les milliers de travaux universitaires qui ont pratiqué sur les œuvres leurs
médecines légales « textuelles » ne changent rien, bien au contraire,
au fait troublant que les grands œuvres, ces événements de l’âme attendent
encore leur avènement dans nos âmes. Virgile, Dante,
Hölderlin, Nerval attendent dans la pénombre pour nous dire ce qui doit encore
être dit, pour susciter en nous le ressouvenir, « par-delà les portes de
cornes et d’ivoire ».
Les œuvres de la conscience
européenne de l’être sont en attente, en puissance, et c’est contre
elles qu’un Dédire universel, - que la démonologie expliquerait bien mieux que
la sociologie,- travaille sans relâche ; et c’est par elles, ces œuvres,
qui sont attentes ardentes, que la puissance et le possible nous reviendront
dans le plus beau des printemps.
Ainsi que dans le véritable
amour, nous reprendrons tout au début, avant les défaillances et les trahisons,
là où pointe la vérité de l’être, en sa fragilité émouvante de la jeune
corolle. Nous passerons outre aux fastidieuses dérisions des lassés et des
blasés. Parménide, Héraclite et Empédocle nous diront le secret de l’être et du
feu, comme à des amis, au plus près de ce que nous éprouvons immédiatement,
dans la senteur des aromates jetés au feu par notre belle nuit ourlée de la
rumeur des flots.
Luc-Olivier d'Algange
Magistral et vivifiant, merci pour la découverte les Idiots.
RépondreSupprimerMerci à vous !
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