L’écoute de Demented
are Go ! m’évoque cette scène magnifique du film Ed Wood de Tim
Burton : le jeune Ed est parvenu à trouver des financeurs, composer son
équipe de tournage et surtout, le grand Bela Lugosi a accepté le rôle principal
de son prochain film qui sera son chef d’oeuvre : Plan 9 from outer
space et, pour fêter ça, organise une grande soirée. Celle-ci est un
véritable freak show, du moins pour l’Amérique des années cinquante:
voyants invertis, Vampira en robe de soirée, demi-soldes du catch, tous se
trémoussent dans les hangars d’un abattoir prêté pour l’occasion. Enfin, surgit
Ed Wood, travesti, portant bas-résilles et fourrures ; il enlève son
dentier et danse du ventre puis attrape son ami Bela, amorce une valse, quand,
soudain, fuse un hurlement : sa femme, en larmes, traite la joyeuse bande
de « tarés » et s’enfuit dans la nuit. Dehors, Ed tente de la
consoler mais n’obtient de la pauvresse hoquetante qu’un pathétique :
- « Ed it’s over. I
need a normal life ! »
Avant de disparaître….
Il ne la reverra jamais,
bien entendu. Le film ne montre pas si
la soirée s’arrête à ce moment, si Ed ne
se demande pas, tout de même, s’il n’y est pas allé un peu fort et ordonne la
fin des réjouissances. Pour notre part, nous sommes certains qu’il n’en est
rien, que la fête a continué jusqu’à l’aube, qu’Ed a immédiatement oublié son
ex petite bourgeoise devenue depuis, sans aucun doute, l’épouse d’un manager.
Regardant cette scène nous n’avons qu’un regret : celui de ne pouvoir nous
mêler à cette fête qui aurait pu être gigantesque car nous sommes quelques-uns sur cette
maudite planète à être fatigué, pour en
avoir copieusement soupé, de la « normal life », et, plus largement,
des normes, des prescripteurs de normes, des « normopathes » en tout genre.
Or, venir à un concert de Demented, c’est, bien sûr participer à un freak show digne de cette scène du plus grand film de
Tim Burton, c’est surtout applaudir
quelqu’un pour qui la « normal life » n’a jamais revêtu la
moindre signification : Sparky de Ville, le chanteur du groupe dont la
légendaire voix éraillée a relégué pour toujours Tom Waits au rang d’interprète
de bluettes pour collégiennes.
Pourtant, le Freak
Show attendu se présente de manière un peu triste, ce 6 avril au Gibus.
C’est que le temps a passé depuis la formation du groupe à Londres, en 1982, et
le public de Demented semble moins vif et fringant qu’autrefois; il
frappe également par son caractère hétéroclite : simili-Betty Page
quinquagénaires en voie d’effondrement, rockers névrosés et obèses portant
salopette, skinheads en pré-retraite,
anciens psychobillies atteints de calvitie, punks sanglés dans leur uniforme
rutilant... Les années 80 s’éloignent, c’est un fait, mais ici, au moins, la
ringardise est-elle assumée crânement ; ce public a fait son temps mais
s’en fiche, il s’en flatterait plutôt. On y distingue tout de même un semblant
de « relève » : un bon tiers est composé de lycéens malingres
- probablement venus avec leurs parents,
d’ étudiants binoclards à tête de musaraigne, de geeks d’une inquiétante
banalité, tous l’air émerveillé, bien conscients que ce qu’ils verront ce soir
ne sera pas, pour une fois, du chiqué, que ce rock’n’roll là, ce sera
« pour de vrai ». Bref, nous sommes bien loin des dindons blêmes à
bonnet-jean slim-baskets, plus loin encore des abjects Hipsters et
autres vegans à smartphone, à des années lumières enfin, de tous les
emmerdeur.se.s très précieux.se.s qui polluent notre quotidien et ce, depuis
trop longtemps. Ce public étonne surtout par sa brutalité réjouie et bon enfant
; c’est peu dire qu’il ne mégote pas son enthousiasme : le début du
concert est une véritable mise à feu : dès les premières notes, la salle
toute entière bascule illico dans la frénésie collective.
Aucun doute : le
Rock’n’roll est mort depuis longtemps, le punk l’a tué, et le psychobilly est
la parodie de sa résurrection. Dans ce genre hybride et mal défini, gangrené
par une foule de suiveurs épais, sans talent ni originalité, Demented
restent les maîtres. Ce style a beau être le cancer du rock’n’roll, il vieillit
très bien ; direct, économe, essentiellement nerveux, il s’adresse à
l’instinct le plus brut: la contrebasse
claque et bondit, la guitare vrille, cisaille, fore le cervelet, la rythmique
sèche évoque un chemin de fer du temps de la guerre de sécession lancé à pleine
vitesse sur un pont branlant, quant à la voix, elle est bien sûr d’outre tombe,
rauque, éraillée à souhait et son chant, parfois plaintif, semble charrier des
litres de glaire.
Le psychobilly est une
profanation en même temps qu’un exercice de nécromancie. Les Demented
ont porté à leur paroxysme l’expérience des Cramps qui achevèrent le punk par un retour au plus basique du rock’n’roll dont ils
exhumèrent, par d’improbables reprises, les héros les plus oubliés, redécouvrant ses
racines les moins avouables - les plus minables même, mettant à jour son
origine honteuse, sordide, plouc en somme, celle du vieux sud - pas le joli sud
nostalgique d’Autant en emporte le vent, - non, il s’agit
ici du sud vaincu et dégénéré, immortalisé par les romans de Faulkner ou de
Flannery ‘O’ Connor ou, plus récemment,
par le gothique sudiste de la première saison de True detective.
Une musique de plouc donc, mais de plouc énervé, psychotique et jovial (ils le sont tous).
Chez les Demented, Gene Vincent copine avec Leatherface, Elvis est
devenu punk à chiens ; tous dansent dans une nuit sans lune, et ce soir,
au Gibus, ils envoient à toute vitesse leurs tubes à la face d’une assistance
effervescente : Strangler in paradise, Satans reject, Mongoloïd,
Human slug, one sharp knife, Queen of disease, who puts
grandma under the stairs ? Et
d’autres encore, bien d’autres … Un exercice de nécromancie accompli qui
électrise et redonne vie à un public qui, une heure auparavant, semblait timide, empâté et bien morose.
Mais on se rend à un
concert de Demented surtout pour LE voir une dernière fois avant sa
convocation par la Faucheuse que l'on imagine, depuis longtemps, prochaine. Lui ?
Sparky, le chanteur bien sûr, inspirateur et âme du groupe, dont la vie, comme
celle de feu Lemmy, n'est qu'un permanent défi à la Camarde. Et ce soir, tout au long du concert il
affiche comme toujours la bonne humeur goguenarde des miraculés. Comparé à lui,
tous les punks sont de piteux poseurs tant il semble surgi d’une décharge, ou
plutôt, d’une fosse commune oubliée depuis des siècles au fin fond du vieux
Londres. Quant à son jeu de scène, il ne
ressemble à rien de connu : imaginez un zombie sous amphétamines, qui
s’agite frénétique, les yeux révulsés, désarticulé, voûté, les genoux
s’entrechoquant au rythme slappé de la contrebasse.
Il faudrait écrire une
« vie « de Sparky mais pour cela impliquerait d’être en mesure de lui
arracher quelques phrases cohérentes, chose impossible bien sûr et depuis fort
longtemps. Alors, on se contente d’imaginer à partir de rumeurs et
interviews : l’enfance « working class » à Cardiff,
l’adolescence de teddy boy acnéique, l’émergence du punk, la montée à Londres, les répétitions sans électricité dans les
squatts à la lueur des bougies, la
consécration au klub foot-Clarendon Hostel, les festivals dont Demented
occupa d’emblée le haut de l’affiche, les expériences étranges enfin, comme
cette initiation au LSD au fond d’un caveau, expérience qui fut à l’origine
de Shadow Crypt, une de leurs
plus belles chansons, puis la déchéance des années 90 concomitante de celle du
rock et de l’ascension du rap, de la techno, et de la gentrification de
Londres, jusqu’à la sortie du tunnel, enfin,
au début des années 2000 et leur redécouverte éberluée par un public qui
ne les avait jamais vraiment oublié. A sa façon, Sparky est un résumé d’une
(petite) partie de l’histoire de l’Angleterre: celle du post-punk, des années
Thatcher, plus exactement de l’Angleterre underground avant que ce mot
ne soit totalement usé jusqu’à l’insignifiance par les pubards et communicants.
Il est d’ailleurs vertigineux de penser que Thatcher est morte elle, alors que lui vit toujours. Peut-être les
abus en tout genre ont-ils mithridatisé son organisme-laboratoire qui aurait
ainsi développé des myriades d’anti-corps mutants. A sa mort, il faudrait
songer à lancer une pétition pour que
son cadavre soit confié à la médecine, on y trouverait certainement de quoi
alimenter des dizaines de thèses, ou mieux, développer de nouveaux médicaments.
Mais le mal de Sparky vient de plus loin, il semble une part de la légendaire
excentricité anglaise, de sa violence aussi, on pense à Jack l’éventreur bien
sûr, mais sans doute faudrait-il remonter plus en amont, jusqu'à l'ascendance
galloise, à ce grain de folie celte, un « noyau infracassable de
nuit » (Breton), qui à chaque concert se réactive pour irradier leur
prestation et contaminer le public tout entier.
Voilà tout ce qu’évoque
l’expérience d’une heure et demi de concert de Demented, qui reste,
c'est incontestable, le plus grand groupe de rock’n’roll de tous les temps. Il
y aurait encore beaucoup à dire, c'est certain, mais nous avons besoin de
repos, le temps de nous remettre d'une telle commotion. Un dernier
soubresaut ? Cradingues, déglingués, arrogants, stupides certes, mais
frénétiques et glorieux pour toujours ! Go, Go Demented !
François
Gerfault
Bien vu
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