Avec Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme, technologie,
Jean Vioulac poursuit son œuvre de dévoilement de la modernité totalitaire. Le
diagnostic reste le même que celui posé dans ses précédents ouvrages : la
rationalité scientifique née avec la philosophie grecque inaugure une nouvelle
forme de pensée qui trouve son achèvement aujourd’hui dans le « processus
planétaire de logicisation du monde ». Tout ce qui n’apparaît pas à la
raison, dans l’ordre de la raison pourrait-on dire, est relégué dans le chaos
informe du non-existant ; ce qui contribue à clore le monde sur lui-même,
dans la fameuse « cage de fer » évoquée par Max Weber.
Le lauréat du grand prix de philosophie n’a rien perdu de
son style ciselé et mordant, il manie avec brio les outils et les concepts pour
tracer la courbe d’une histoire qui touche à sa fin : l’accomplissement de
la philosophie signe son obsolescence. Le réel est entièrement livré à la
technique que le nouveau langage scientifique dédouble par la mesure incessante
de toutes choses : algorithmes, statistiques, pourcentages, etc. Il
s’ensuit une déréalisation complète de la vie humaine que le pouvoir
technocratique, la société du spectacle et le management des affects mettent en
scène avec la production intensive de simulacres.
Contre cette logique totalitaire,
Vioulac en appelle à une refondation de la philosophie, non pas sur ses bases
premières qui ont mené au triomphe du sujet mais à partir de ses tréfonds, de
ses sous-sols, qui mettent au prise le corps pratique avec le monde de la vie.
D’où la nécessité d’une archéologie qui fouille dans l’essence des relations
humaines pour y découvrir le bruissement premier, celui de « l’intersubjectivité
transcendantale et de sa communisation transcendantale ».
Avant de revenir sur cette formulation
ésotérique, il convient d’aller jusqu’au seuil de la criticité avec les
mutations de la matière. En effet, la révolution quantique a bouleversé tous
les principes de la physique classique et, incidemment, de la connaissance
rationnelle (sujet/objet). Il faut désormais prendre en compte une réalité
floue qui ne repose plus sur aucune phénoménalité : c’est la mesure qui
finit par créer la particule tandis que l’observateur lui-même agit sur
l’ensemble du système. Au final, il n’y a plus d’objet en soi, le réel est
comme « le tableau d’un monde incolore, froid et muet » (Shrödinger).
Dans ce contexte, seules les mathématiques peuvent donner sens aux mesures
effectuées par des appareils de plus en plus sophistiqués. D’où l’importance
des moyens technologiques qui acquièrent une fonction transcendantale, celle de
façonner l’objet sur lequel reposent notre logique d’entendement et en dernier
ressort notre réalité.
Ce dispositif trouve son point
d’achoppement dans la réalité sociale avec l’invention de la cybernétique. La
mise en forme de l’humain passe par la maîtrise de l’information qui, de plus
en plus abstraite (code), permet à l’environnement d’évoluer en circuits
fermés. La logique de la connection et de la rétroaction se substitue à celle
de la causalité et de l’action afin de prévoir l’avenir et de lutter ainsi
contre toutes les formes d’entropie : hasards, incertitudes, failles, etc.
Là aussi, la technologie produit son propre cogito
(Bachelard), soit une « subjectivité anonyme et impersonnelle,
standardisée qui peut être implémentée dans une série indéfinie de dispositifs
objectifs ». Si l’on descend encore d’un cran, on trouve l’homme qui est
devenu une pure donnée statistique, un corps vivant sur lequel opère la machine
à gouverner, l’Etat, en fonction de son propre appareillage technique :
normes, protocoles, dispositifs, etc. Sans compter la machinerie médiatique qui
duplique l’espace en représentation numérique et qui expose le moi à une
exhibition permanente.
Face à ce diagnostic, Vioulac fait
retour à une philosophie du sous-sol qui, mobilisant les figures de Freud, Marx
et Derrida, en appelle à une « communauté du travail ». L’apport de
Freud permet de démasquer la stratégie du principe de plaisir, forme archaïque
de l’humain, sous ses rationalisations, ses idéalisations, ses sublimations. Et
de réinscrire la rationalité dans son berceau originaire, la folie, dont elle
tente de maîtriser les irruptions soudaines. A ce titre, la philosophie doit
être comprise comme une forme de pathologie qui préfère la puissance des idées
à la réalité du monde ; elle repose toujours sur une volonté d’illusion
qui vise à calmer son angoisse du réel. A contrario, l’auteur en appelle au réveil de
l’homo demens qui « impose sa
faille et sa démence au sein de la nature ». Autrement dit, une
philosophie qui rompt avec la schizophrénie pour renouer avec sa dimension
schismatique, dissidente, hérétique – une « punk philosophie » !
Cette première strate est indissociable
de celle du travail qui constitue l’essence de l’homme. Marx fonde toute son
ontologie sur ce rapport premier, primordial, que les hommes entretiennent avec
la nécessité de la production, de laquelle jaillit la possibilité
d’être-ensemble, de faire communauté. A cet égard, le communisme est un
renversement « destiné à soumettre la puissance universelle aux hommes particuliers,
qui ainsi pourront enfin conquérir leur singularité par une “activation de soi
totale et non plus bornée” ».
A l’inverse, le capitalisme n’a fait que séparer l’homme de son essence pour le
mettre à disposition de la marchandise, de l’argent, de l’Etat et maintenant de
la cybernétique. Il s’ensuit un état d’aliénation qui, une fois encore, trouve
son origine dans la première séparation, mère de toutes les autres : la
rationalité.
Enfin, Vioulac termine son essai par
une réflexion sur le sous-sol de la communauté inspiré de Derrida. Le milieu
commun dans lequel se tiennent les hommes résulte d’une absence, celle des
morts qui nous ont précédés, et plus encore d’un vide, celui de la mort
primitive qui nous fait défaut. Dès lors, « le deuil est ce qui sauvegarde
ce défaut et fait du soi la crypte de son absence ». L’ontologie doit,
donc, laisser la place à la présence fantômale des morts (hantologie) et finalement
à l’instauration d’un espace réservé à l’intérieur de soi (cryptologie).
L’organisation de la vie communautaire doit entretenir ce rapport entre les
morts et les vivants avec cet abîme sans cesse ouvert : l’absence de
principe, littéralement l’an-archie.
En définitive, l’essai de Vioulac
foisonne de réflexions profondes dont on peine cependant à accorder les
contenus. L’oscillation perpétuelle entre la critique radicale du système
capitaliste et le recours à l’essence primordiale des êtres ouvre des
perspectives qui nous semblent difficilement opérantes. En outre, les pistes
esquissées dans son précédent ouvrage Apocalypse de la vérité semblent avoir été totalement abandonnées. Ainsi, le
ressourcement dans « l’abîme de la déité » selon la voie empruntée
par le Christ laisse la place à une résurgence de la communauté du travail
fortement teintée de marxisme; autrement dit, le communisme du futur substitué au christianisme des origines.