L’essai
de Jean Vioulac, Apocalypse de la vérité, s’ouvre avec d’autant plus de
curiosité qu’il se présente comme une suite et, disons-le, une tentative de
réponse au constat implacable qui avait été dressé dans La logique totalitaire.Essai sur la crise de l’Occident. Rappelons que ce dernier concluait sur
ces quelques mots énigmatiques : « La révolution […] suppose une
rupture eschatologique avec l’histoire comme telle : elle suppose
l’inauguration d’une autre histoire, événement inouï que nul ne sait comment
provoquer ou préparer »[1].
En fait d’inauguration, il s’agirait plutôt d’une remémoration puisque cette
révolution a eu lieu il y a plus de 2000 ans ! Comme on le pressentait, la
méditation des œuvres de Heidegger débouche chez Vioulac sur le miracle de la
révélation chrétienne, mais la démonstration, cette fois-ci, peine à
convaincre. A commencer, semble-t-il, par l’auteur lui-même qui rappelle que la
formation d’une communauté eschatologique, à l’image des premiers groupes chrétiens,
« ne peut s’identifier à une quelconque politique […] et ne constitue
surtout aucune solution au danger technique »[2] !
Il
ne faut cependant pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La lecture de Vioulac
reste passionnante et libère quelques lueurs de possibles dans la machinerie
techno-capitaliste. Reprenons, donc, les différents chapitres de l’ouvrage pour
les agencer à notre manière et interroger certaines des possibilités entrevues.
Le sous-titre éclaire le projet d’ensemble, Méditations heideggériennes,
et le limite sans doute à une lecture par trop spéculative. Si l’auteur
rappelle, une nouvelle fois, que la philosophie doit se retourner sur elle-même
pour franchir le mur de l’impensable, tenter de saisir l’éclaircie primordiale
(de l’être), son ouvrage se présente tout de même comme une exégèse savante de
la pensée de Heidegger, avec cette manie des néologismes : « essance »,
« existance », etc. Bref, nous sommes ici en territoire
heideggérien avec la volonté, il est vrai, d’en sortir par l’épuisement de
toutes les variations, l’écoulement aux abîmes – nous y reviendrons.
Pour
le moment, et c’est le grand mérite de Vioulac, il nous rappelle que l’époque
est dominée par une « machinerie extrêmement complexe » dont la
modalité est le calcul et la finalité le capital. Notre existence est
entièrement soumise à un logiciel appauvri (limité à la raison utilitariste)
qui a programmé tous les champs du réel. Dans ce contexte, le vivant
s’apparente à un extraordinaire gisement de ressources dont il faut exploiter
le moindre filon pour faire tourner le système à plein régime. L’homme
n’échappe pas, bien sûr, à ce vaste mouvement d’appareillement qui veut que,
chacun, devienne un fonctionnaire de la technique, c’est-à-dire un individu
dont la destinée s’enchaîne à celles des autres dans le vaste processus
d’uniformisation du monde.
Ce nivellement par le bas conduit
naturellement au règne de la quantité et peut s’interpréter comme l’époque de
l’annihilation (nihilisme en acte), soit le « déploiement inconditionné de
la puissance du non-être ». Vioulac reprend ici le schéma explicatif posé
dans son précédent essai : l’Occident (et l’ensemble de la planète
entraînée dans son sillage) est arrivé au terme du chemin, au dernier acte de
la tragédie, littéralement, à la catastrophe (« renversement »). Cela
est d’autant plus logique que ce monde portait en lui les germes de la
corruption avec l’arraisonnement du réel par les Grecs dès les premiers siècles
de la civilisation. Autrement dit, l’éclosion de la pensée (logos) et le
développement de la philosophie ont coupé l’être en deux pour n’en retenir que
la partie compréhensible (accessible par la raison) et l’inscrire dans le long
cours de l’histoire, désormais ouverte à la connaissance et bientôt prise dans
l’espérance progressiste.
Ce récit philosophique, à la trame
heideggérienne, prête naturellement le flanc aux critiques : simplification
abusive de la pensée grecque des origines, historicisme à contre-temps, oubli
des philosophies extra-occidentales, etc. Mais il a l’insigne mérite
d’actualiser la critique de la technique au regard des évolutions du monde
contemporain. Et d’insister sur la « luminosité spectrale de la
machination » qui tombe sur toutes les dimensions de l’être, jusqu’à la
mort même, pour faire de ce monde un « paradis » artificiel. Face au
risque d’enfermement définitif de l’homme sur lui-même, Vioulac rappelle le
sens profond et toujours « révolutionnaire » de la révélation
chrétienne. C’est cela l’Apocalypse de la vérité : l’inauguration
d’une autre histoire fondée, non plus sur le logos, mais sur la chair.
L’abandon de la sagesse du monde au profit de la sagesse divine. L’ouverture de
la vérité au mystère originel de l’être, incarné dans la personne du Christ, et
imitable dans cette vie, ici maintenant, par le retour à soi, le creusement de
l’abîme.
On peut objecter à Vioulac qu’il est tout de
même surprenant que l’autre vérité, celle qui doit nous sauver de
l’appareillement moderne, est quasiment contemporaine du moment grec. L’auteur
avance à ce sujet, dans le prolongement de saint Augustin, que les deux
histoires se sont toujours enchevêtrées jusqu’à leur collision apocalyptique
dans l’événement Auschwitz. Depuis, l’histoire sainte a été anéantie et
« Dieu s’est tu » (Hans Jonas). On comprend mal, dès lors, comment la
vérité chrétienne pourrait encore surgir des profondeurs historiques. Sans
compter que cette vérité a également traversé les siècles pour devenir l’une
des principales rampes de lancement de la modernité – le christianisme n’est-il
pas « la religion de la sortie de la religion » selon Marcel Gauchet.
On retombe, donc, sur le constat premier : le monde est un long
« processus de dessaisissement divin » dont le christianisme, non pas
dans son contenu essentiel mais dans son déroulement historique, épouse la
fuite en avant.
Pourtant, « Seul un dieu peut encore
nous sauver » avertit Heidegger dans une espèce d’oraison funèbre. Et il
faut reconnaître à Jean Vioulac l’audace d’aller à la recherche de ce Dieu ou
plus exactement de cette déité dans le plus long chapitre de son essai. Il
commence par suivre les sentiers heideggériens qui mènent au grand poème
« Patmos » de Hölderlin. Et se sépare de l’interprétation qu’en donne
l’auteur d’Être et temps : non, le ressourcement dans le
« Sacré originaire » ne peut pas se faire dans le « Tréfonds de
la Terre » qui accorde à chacun un foyer natal (heimat). Cet
archéo-paganisme manque la dimension abyssale de la divinité qui ne peut
s’attacher à rien, pas même à l’enracinement primordial. D’où la dimension
tragique et exodique des premières communautés juives et chrétiennes.
Jean Vioulac se tourne alors vers Maître
Eckhart, la figure centrale de son ouvrage, pour comprendre la radicalité de
l’idée même de Dieu. Un dieu « retiré en son vestiaire »,
définitivement inaccessible aux hommes, et que l’on peut seulement approcher
par la déité, c’est-à-dire par son revers, son double négatif :
« Néant divin » ou encore « Néant de Néant ». Pour l’atteindre,
l’homme doit entamer ce que Simone Weil appelait un processus de décréation,
faire retour à son propre néant originaire pour y déceler le mystère
insondable, dans les plis cachés de l’être. Il faut en quelque sorte tout
abandonner pour trouver dans sa propre abîme, non pas une raison de vivre, mais
tout « simplement » la cause de la vie. D’où sa dimension
universelle.
C’est là que se noue la grande aventure entre
les témoins de l’indicible, les hommes, et les empreintes à jamais effacées de
ce Dieu présent/absent, de ce Dieu qui se retire du monde pour laisser à
l’œuvre la liberté. Dans ce contexte, le Christ n’a rien à promouvoir sinon que
son propre vécu puisé dans l’abîme de la déité, au nom du Père, dont il révèle
le Nom après Lui. La demeure ouverte, il convient de rester dans le flux de cet
Esprit dont la mort est le messager, et le deuil recommencé la source
d’espérance. Seulement ainsi, la liberté peut se ressourcer dans la faille
béante, ce qui détermine l’être avant même qu’il soit, et assurer la création
continue du monde. Ce sont donc bien les hommes qui font jaillir l’esprit de
leur désir à jamais enfui, et ce sont encore les hommes qui décident de tarir
la source dont ils sont eux-mêmes issus.
Les très belles pages du livre de Vioulac
relèvent malheureusement davantage de la gnose personnelle que d’une communauté
vivante, surtout lorsque cette dernière se donnerait pour objectif de briser la
machinerie totalitaire. On voit mal, en effet, comment une sorte de sodalité
christique parviendrait à se ressaisir de l’événement originaire, celui qui a
déchiré le voile de l’être, pour orienter les hommes vers une autre éclaircie
(feu vivant) que celle, morne et blafarde, entretenue par les illusions de la
totalité moderne. Il n’est cependant pas interdit de continuer à frayer un chemin
dans les forêts obscures pour ne pas laisser le dernier mot à Heidegger :
« Nous ne devons rien faire, seulement attendre ». Ou encore de
méditer les mots de Jünger qui concluent l’essai de Vioulac :
« Il y a aussi dans nos
déserts des oasis où fleurit l’aridité. Isaïe l’avait reconnu, à l’époque d’un
bouleversement analogue. Ce sont les jardins auxquels Léviathan n’a pas accès,
autour desquels il rôde avec fureur. En premier lieu, il y a la mort.
Aujourd’hui, comme de tout temps, ceux qui ne craignent pas la mort sont
infiniment supérieurs aux plus grands des pouvoirs temporels. […] Le second
pouvoir des profondeurs est Éros. Là où deux êtres s’aiment, ils conquièrent du
terrain sur Léviathan, ils créent un espace qu’il ne contrôle pas. Éros remportera
toujours la victoire, en vrai messager des dieux, sur toutes les fictions des
Titans ».
Passionnant. Malgré vos réserves, cela donne envie de lire le livre.
RépondreSupprimerCe qui me plait, entre autres, dans votre article, c'est la difficulté que j'ai à deviner votre obédience possible, si tant ait que vous en ayez une. On décèle par exemple l'influence de la pensée de la Tradition, mais c'est élégamment discret.
RépondreSupprimerVotre recension confirme les craintes que j'avais. Vous m'aviez chaudement recommandé son dernier ouvrage, La logique totalitaire, que j'avais lu avec soin et fortement apprécié. Mais cet "achèvement" apparaît bien irénique, proche en effet de la curieuse attente heideggerienne. A croire que les grands philosophes sont extra-lucides dans leurs diagnostiques, mais guère convaincants quant il s'agit de répondre.
RépondreSupprimerMerci pour vos commentaires (et votre perspicacité, Jérémie !). Je tiens cependant à signaler que l'ouvrage de Vioulac reste passionnant; on le suit d'ailleurs volontiers sur les terrains de la spéculation philosophico-religieuse (Heidegger, Holderlin et Eckhart) tout en étant bien obligé de reconnaître que cela ne constitue pas une réponse, autrement dit une "politique", face à l'ogre moderne, comme l'auteur semble le reconnaître lui-même... Les limites de la spéculation ? de la philosophie ? A vous d'aller juger sur pièces, si le coeur vous en dit.
RépondreSupprimerJe lis votre recension après avoir lu le livre de Vioulac. Votre lecture est fine et nuancée, mais je n'ai pas vu dans ce livre les mêmes conclusions que vous. J'y vois plutôt le constat d'échec de la pensée de Heidegger. D'abord parce qu'à partir dans les années 30 il s'enlise dans une mystique néopaïenne qui est mis en rapport avec le nazisme, ensuite parce que sa pensée de l'autre Commencement et du dernier Dieu n'est qu'une reprise sécularisée la la théologie chrétienne. Mais c'est un livre qui mérite une seconde lecture.
RépondreSupprimerCommentaire très intéressant, que je découvre par hasard après avoir lu ou plutôt parcouru l'ouvrage. Je note dans votre commentaire les mêmes réserves et interrogations que dans l'article paru il y a quelques temps sur Actu-philosophia à propos de ce livre. Vous en êtes-vous inspiré? A moins qu'il s'agisse d'une rencontre d'esprits. Quoi qu'il en soit je trouve vos remarques pertinentes et plutôt équilibrées.
RépondreSupprimerIl faudra vous y faire, comme un homme d'une quarantaine d'années la modernité a épuisé les ressources du désir des choses et se voit enfin face à la mort, ce qui signifie le retour de la transcendance. La dramatique gaucherie de ce retour se traduit par des impulsions suicidaires qui pourraient être fatales à l'humanité s'il n'y a pas un saut du niveau de conscience comme une sorte de mutation. Le suicide physique cédera alors la place au suicide de l'égo, consommer et posséder deviendront de vulgaires anachronismes.
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