Le jugement du Tribunal de Grande Instance de Lyon, concernant l'expropriation de l'agriculteur Philippe Layat d'une partie de ses terres sera rendu aujourd'hui. Ces dernières semaines, le sort de cet exploitant de la commune de Décines qui voit son terrain envahi par les engins de chantier en raison de la construction d'une autoroute devant améliorer la desserte du futur grand stade de l'OL suscite une mobilisation croissante.
Lentement
mais sûrement, le monde rural s’éteint en France. L’agriculture
française reste bien sûr la deuxième du monde et la première
d’Europe; le secteur représente presque 5% du PIB et pèse
72 milliards d’euros mais il n’emploie plus grand monde. Alors
que les terres cultivées couvrent plus de la moitié du territoire
français, les exploitants agricoles en 2012 représentaient moins
de 2% de la population active (28,6
millions la même année), soit quatre cent mille personnes, à peine
deux habitants au kilomètre carré si on met ce chiffre en rapport
avec la surface cultivée. De l’autre côté du périph’, ou du
péage, la France urbaine et périurbaine qui représente 90% de la
population se serre sur à peine un tiers du territoire. On comprend
que l’agriculteur, dont le revenu moyen annuel était estimé en
2013 à 29400
euros,
se sente souvent un peu seul. De temps à autre, il tente sa chance
pour trouver l’âme sœur dans les émissions de télé-réalité.
Parfois, il voit passer un député-maire en campagne ou Axel
Kahn venu
rendre visite à la France d’en bas et quelquefois on coupe son
champ en deux ou on menace de l’exproprier pour faire passer une
autoroute ou un tracé TGV. Dans ces cas-là, l’exploitant voit
rouge, surtout quand on éventre ses champs pour les beaux yeux des
footballeurs et de leurs supporters.
C’est
ce qui est en train d’arriver à Philippe
Layat en
ce moment-même. À Décines, petite commune du Rhône, la
communauté du Grand Lyon a entamé depuis début septembre la
construction d’une voie d’accès au futur Grand Stade de
l’Olympique lyonnais. Malheureusement, l’exploitation de Philippe
Layat se trouve sur le chemin du tracé et l’agriculteur se voit
donc exproprié d’une surface de neuf hectares. Bien sûr, le cas
n’est pas isolé et les procédures d’expropriation sont légion
en raison de la multiplicité des projets d’aménagements qui
touchent le monde rural grignoté petit à petit par l’étalement
péri-urbain qui suit inexorablement le développement des voies de
circulation. Le problème réside dans la méthode. Philippe Layat
s’est vu offrir une compensation de 1 euro par mètre carré, qui
est jugée normale par les pouvoirs publics mais tout à fait
insuffisante par l’intéressé. Résolu à ne pas abandonner une
partie de ses terres, qu’il dit appartenir à sa famille depuis
quatre cent ans, Philippe Layat a donc contesté la procédure
d’expropriation, procédure là encore tout à fait normale qui
doit donner lieu à un nouveau jugement et permettre au Tribunal de
Grande Instance de Lyon de juger en dernier recours et de donner
raison au Grand Lyon ou à Philippe Layat. Le hic est que, sans
attendre le verdict, qui doit tomber le 21 octobre prochain, les
bulldozers ont débarqué sur le terrain de Philippe Layat et défoncé
le portail qu’il avait cadenassé. Les engins de chantier étaient
accompagnés de policiers qui, sans produire la moindre pièce
justifiant l’intrusion, ont forcé Philippe Layat à assister
impuissant à la mise en œuvre du chantier. La question du recours à
la force publique se pose ici puisque les travaux ont commencé avant
que la diffusion finale du tribunal ne soit rendue. Depuis, Philippe
Layat continue à protester dans l’attente de son jugement. Une
page Facebook et
une pétition,
qui a recueilli 117 000 signatures, ont même été lancées pour
le soutenir. Même Jean-Michel Aulas, patron de l’Olympique
Lyonnais, y est allé de
sa petite larme :
“Je suis très ému par tout ce qu’il dit, même si je pense
qu’il en rajoute beaucoup.” Un mot d’encouragement qui a dû
aller droit au cœur de Philippe Layat qui voit et entend toute la
journée les tractopelles retourner ce qu’il considère encore
comme ses terres.
Photo Laurence Loison - Le Progrès
Le
problème posé par la construction du futur grand stade de
l’Olympique Lyonnais n’est pas neuf, ainsi que l’opposition
qu’elle suscite. Le projet, d’un coût total de 405 millions
d’euros, doit permettre de construire un stade de 58 000
places, où les premiers matchs pourraient être disputés dans le
courant de la saison 2015-2016, juste avant le démarrage de l’Euro.
Les représentants du Grand Lyon et de l’OL le jugent indispensable
au développement économique et culturel de la région et Pierre
Moscovici a apporté sa bénédiction personnelle au projet. Du côté
des villages environnants, et notamment à Décines, touché de plein
fouet par le projet de tracé d’autoroute qui doit permettre
d’améliorer la desserte du Grand Stade, le moral n’est pas au
beau fixe. Un autre habitant de la commune, Eric Lorenzo, a lui aussi
créé sa page Facebook.
Son terrain, acheté en 2005, est lui aussi coupé par le futur
tracé. Il n’est en revanche pas agriculteur, mais artisan, et
c’est cette fois son jardin qui est destiné à devenir une
autoroute et la balançoire des enfants remplacée par le ballet des
poids-lourds. Eric Lorenzo se voit proposer une indemnisation de 17
euro le mètre carré pour un terrain payé 77 euro/mètre carré au
moment de l’achat…Sans compter les multiples travaux
d’aménagement réalisés par l’artisan et écrasés par les
pelleteuses.
Le
village de Décines s’est mobilisé contre le Grand Stade,
mobilisation emmenée par Eric Lorenzo et soutenue par une
association et bientôt une « Zone à Défendre », celle
des « Fils de buttes ». Avec le prompt renfort des
militants de la ZAD, sympathiques et conscientisés, la lutte des
habitants de Décines a reçu le bienveillant soutien de quelques
grands médias internet, dont Rue89,
avant, horreur, que l’on ne découvre que les ruraux sont aussi des
réactionnaires. Durant un an et demi, l’occupation de la ZAD de
Décines se met en place et un campement de fortune accueille une
soixantaine de militants opposés au projet du Grand Stade. À la
fin de l’été 2013, trois familles de Roms en provenance du
bidonville de Vaux-en-Velin s’installent avec les militants. Les
riverains, Eric Lorenzo en tête, protestent, craignent qu’en plus
de devenir une zone de chantier, Décines n’accueille un camp de
Roms à demeure. Les pouvoirs publics se saisissent de l’occasion
pour évacuer les militants avec les Roms et bouclent la ZAD de
Décines. Les grands médias solidaires se détournent de ces paysans
réactionnaires qui « tolèrent les hippies mais pas les
Roms ». Sur le site de Rue89, un commentateur qui avait pris
fait et cause pour Eric Lorenzo en imaginant un Che Guevara des
campagnes, s’aperçoit de sa méprise et s’excuse : « merde,
désolé, j’avais pas vu que le mec en bleu était un réac’. »
Ses contradicteurs se rassurent : « Ouf, me voilà
rassuré… et tout prend un autre sens ! » Depuis, les
habitants de Décines n’ont plus la cote et le projet de
construction se poursuit. L’histoire de Philippe Layat remédiatise
aujourd’hui l’affaire mais il est fort probable que le jugement
rendu le 21 octobre par le TGI de Lyon lui soit défavorable. Les
travaux sont déjà bien entamés et les expropriés de Décines
devront sans doute dire au revoir, qui à son jardin, qui à ses
champs. L’affaire révèle encore à quel point cette « France
périphérique » dont parle Christophe Guilluy, celle des
péri-urbains lointains et des ruraux, peut avoir le sentiment d’être
aphone, d’être reléguée médiatiquement dans un ghetto culturel
dont elle sort de temps à autre par la magie des réseaux sociaux et
où elle replonge bien vite, décidément ni assez progressiste, ni
assez tolérante, ni assez moderne pour susciter très longtemps
l’intérêt. De toute façon, d’ici cinquante ans, il ne restera
plus de paysans. Pendant la prochaine révolution culturelle, il n’y
aura plus qu’à expédier les footballeurs aux champs pour cultiver
les autoroutes abandonnées à cause de la prochaine crise
énergétique…
Publié sur Causeur
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