En 1946, dans son célèbre discours de Fulton, Churchill
ne mâchait déjà pas ses mots à l’égard des anciens frères d’armes qui
devenaient peu à peu les nouveaux adversaires : « Ce que j’ai pu voir de nos
amis russes durant la guerre m’a convaincu qu’il n’est rien qu’ils méprisent
plus que la faiblesse et en particulier la faiblesse militaire. » La remarque
de Churchill vaut encore aujourd’hui. La Russie a suffisamment démontré qu’elle
se souciait peu des avertissements d’une Union Européenne que Poutine considère
lui-même comme une congrégation marchande et technocratique, incapable de se
donner les moyens diplomatiques et militaires de ses ambitions économiques. Et
la manière dont les Européens ont orchestré le rapprochement avec l’Ukraine
semble aujourd’hui donner raison tant à Churchill qu’à Poutine, comme le
souligne l’ancien secrétaire d’Etat Henry Kissinger : «
L’Union Européenne doit reconnaître que son inertie bureaucratique et le fait
de mettre la stratégie au second plan par rapport à la politique intérieure
lors des négociations sur les relations entre l’Ukraine et l’Europe ont
contribué à transformer une négociation en crise. » Les leaders Européens, qui
ne veulent pas entendre parler de géopolitique mais seulement de partenaires
commerciaux, n’ont pas imaginé, semble-t-il, la réponse brutale que la Russie
pouvait apporter à la question problématique de l’élargissement indéfini de
l’Union.
En 2004, alors que les Etats baltes s’apprêtaient à intégrer
l’Union Européenne, le ministre des Affaires étrangères estonien déplorait déjà
le manque de réalisme des Européens et les appelait à reconsidérer leur
conception stratégique, jugée parfaitement inadaptée. Les leaders européens ne
se sont guère souciés cependant de ce conseil: au moment où le traité d’adhésion
des pays baltes à l’Union Européenne fut signé, ils ne s’aperçurent même pas
que la question des frontières entre Lettonie, Estonie et Russie n’était pas
réglée. On parvint dans l’urgence à trouver en 2007 un accord entre Moscou et
Riga mais il reste en revanche encore aujourd’hui une pomme de discorde
entre Estoniens et Russes et de la cyber-attaque de 2007 à l’opération en
Crimée en passant par la guerre-éclair en Géorgie de 2008, la Russie a montré
qu’elles n’entendait pas laisser Européens et Américains manoeuver à leur guise
dans son ancien pré-carré. Les notions de géopolitique, de frontières, de
politique de puissance semblent pourtant sorties depuis longtemps de l’esprit
des dirigeants européens qui n’ont en point de mire que gestion comptable et
déficit.
La Russie partage avec les Etats-Unis le souci de maintenir ou
d’étendre sa zone d’influence dans le monde et Poutine entend bien faire de la
Communauté Economique Eurasiatique ou de l’Organisation du Traité de Sécurité
Collective (organisation militaire créée en 1992 réunissant la Russie, la
Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, et le Tadjikistan) de
véritables instruments de puissance. Dans le bel article donné il y a quelques
temps à Causeur, Slobodan Despot
concluait de manière lapidaire : « Le banquet de demain sera multipolaire. Vous
n’y aurez que la place qui vous revient. Ce sera une première dans votre
histoire: mieux vaut vous y préparer. » L’Europe est aujourd’hui le seul
continent qui semble oublier qu’il est entouré par d’autres puissances ou par
d’autres nations et le seul que consent à se choisir l’Europe paraît uniquement
conditionné par l’intégration de la vaste zone de libre-échange du Traité
transatlantique et le maintien de la protection militaire de l’OTAN. La France
peut encore s’imaginer qu’elle remplit toujours une mission universelle mais
ses « partenaires » européens lui rappellent aussi souvent que possible qu’elle
ne peut compter que sur elle en termes militaires, comme en Centrafrique où
elle reçut, après moult promesses, le
renfort de six officiers hongrois. Ce devait certainement être d’excellents
officiers pour renverser le cours d’une guerre civile à eux seuls.
La Russie, soudain à nouveau impériale et conquérante, nous
rappelle à quel point nous ne sommes plus gouvernés. L’exemple le plus frappant
aura été le rocambolesque épisode des Mistral. Contrat, négocié, rappelons-le,
par Nicolas
Sarkozy avec les Russes en pleine crise géorgienne, et que François
Hollande a chargé d’une symbolique calamiteuse en décidant de ne plus en
honorer les termes au dernier moment. La tendance en France à charger la Russie
de tous les maux pour en faire un épouvantail géopolitique face à « l’Europe de
la paix » est certainement déplorable. Elle conduit à oublier que, de l’autre
côté de l’Atlantique, les Etats-Unis non plus ne sont jamais complètement
sortis de la guerre froide. L’excès inverse n’est pas très souhaitable non plus
pour autant et considérer la Russie comme une sorte de modèle de résistance ou
l’alliance eurasienne comme une miraculeuse fontaine de jouvence qui rendrait à
la vieille Europe sa vitalité et son rôle dans le monde est un peu naïf
également. Cette vision des choses qui réadapte Le Nomos de la terre
(1950) de Carl Schmitt à la géopolitique contemporaine souffre des mêmes
faiblesses que le choc des civilisations d’Huntington. De plus, il y a
certainement beaucoup d’injustice dans la manière dont l’occident traite la
Russie mais il ne faut toutefois pas traiter à la légère les capacités russes
en matière d’enfumage. L’invasion éclair de la Crimée a complètement dépassé
les services de renseignement occidentaux tout autant que l’efficacité de la
désinformation menée par le Kremlin qui tend à faire croire qu’il n’y aurait
aucun soldat russe en Ukraine, ce que personne ne croit plus aujourd’hui. Il
peut être utile de rappeler d’ailleurs une petite histoire qui en dit long sur
la capacité des Russes à rouler leurs interlocuteurs dans la farine quand ils
le souhaitent. Le 16 septembre 1961, Anatoli Golytsine, officier du KGB âge de
trente-cinq ans, en poste à l’ambassade d’URSS à Helsinki, se présente avec
femme et enfants à la représentation des Etats-Unis dans la capitale
finlandaise, faisant part au responsable de la CIA qu’il rencontre de son intention
de passer à l’ouest et de livrer des informations capitales aux services de
renseignements américains. Et capitales, ces informations l’étaient
puisqu’elles devaient mener à l’arrestation de Kim Philby, agent double
britannique espionnant le MI6 pour le compte du KGB. Mais la suite est encore
plus intéressante. A partir du moment où les renseignements donnés par
Golytsine sur Philby s’étaient révélés vrais, les services secrets occidentaux
lui accordèrent une confiance aveugle. Il entraîna Américains, Français et
Anglais dans une chasse à la taupe qui eut pour effet de désorganiser
complètement les services de renseignement occidentaux durant une bonne partie
des années soixante-dix. Pire, il réussit à persuader James Jesus Angleton,
chef du service de contre-espionnage que les révoltes de Budapest ou de Prague,
ou la rupture avec la Chine, avaient été « fabriquées » par le KGB pour faire
croire à l’occident que le bloc soviétique était plus faible qu’il ne
paraissait. Nul n’a jamais réussi à prouver si le « transfuge » Golytsine était
ou non un imposteur dont le seul but était de faire perdre les pédales aux
services de renseignement occidentaux, ce qu’il réussit par ailleurs très bien.
L’ex-agent du KGB vit aujourd’hui en Amérique du nord et a même inspiré un
personnage du film Mission impossible. Il n’a jamais cessé non plus de faire
des prophéties. Dans son ouvrage The perestroika Deception, publié en
1995, il affirme même que la guerre froide ne s’est jamais réellement terminée.
« La meilleure preuve de ce que j’avance, a-t-il renchéri il y a quelques
années, c’est l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine ! »
Anatoliy Golitsyne
La série d’accord qui prépare l’établissement d’une vaste zone de
libre-échange transatlantique et pacifique semble avaliser la thèse de Golytsine.
Le fameux Partenariat Transatlantique (ou TAFTA) instituerait à l’horizon 2015
la plus grande zone de libre-échange de l’histoire qui représenterait à elle
seule près de la moitié de la richesse mondiale. Cet accord instituerait
d’autre part une con-dominance financière américano-européenne dont il est
difficile de déterminer si elle se réaliserait vraiment à l’avantage des deux
parties et dont il est plus hasardeux encore de savoir si elle ne renforcerait
pas le statut de protectorat économique allemand qui est en train
de devenir celui de l’Europe. Ce qui est certain en tout cas, c’est que la
Russie peut s’inquiéter de cette unification économique qui avance à grand pas et s’accompagne de la mise en
place de traités du même type entre les Etats-Unis et l’Association
des Nations de l’Asie de l’Est (ANASE). Cette série d’accords semblent
consolider sur le plan économique un partenariat diplomatique qui remonte à la
guerre froide et la Russie, dont la croissance souffre d’un ralentissement dû
bien plus à des faiblesses structurelles et à une insuffisante diversification
qu’aux conséquences des sanctions américaines et européennes, peut juger à
raison qu’elle se trouve victime d’une véritable tentative d’encerclement
économique. Dans cette situation, la répartition des rôles apparaît de plus en
plus claire entre une Union Européenne qui poursuit son élargissement tout en
se réduisant de plus en plus à une tête de pont états-unienne, comme le
souhaitait déjà Zbigniew Brzezinski, et la Russie, la Chine et d’autres
puissances telles que l’Iran par exemple qui resserrent leur liens en prévision
du bras de fer. La France, dans cette vaste recomposition des rapports de
puissance mondiaux a-t-elle vraiment encore un rôle à jouer ? On pourrait
imaginer qu’elle prenne quelque peu ses distances avec la politique dictée
aujourd’hui par la commission européenne et qu’elle tente de se réapproprier
une certaine position d’arbitre. Cela supposerait de rompre en partie avec les
principes adoptés en matière de politique étrangère commune par l’Union
Européenne, qui ne souhaite visiblement pas assumer de position propre dans le
banquet multipolaire car cette position supposerait d’assumer une politique de
puissance jugée trop coûteuse. Cela supposerait en définitive de revenir à une
politique étrangère d’inspiration gaullienne qui paraît malheureusement bien
loin aujourd’hui.
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