samedi 4 octobre 2014

L'Europe ou l'impuissance comme choix de civilisation

En 1946, dans son célèbre discours de Fulton, Churchill ne mâchait déjà pas ses mots à l’égard des anciens frères d’armes qui devenaient peu à peu les nouveaux adversaires : « Ce que j’ai pu voir de nos amis russes durant la guerre m’a convaincu qu’il n’est rien qu’ils méprisent plus que la faiblesse et en particulier la faiblesse militaire. » La remarque de Churchill vaut encore aujourd’hui. La Russie a suffisamment démontré qu’elle se souciait peu des avertissements d’une Union Européenne que Poutine considère lui-même comme une congrégation marchande et technocratique, incapable de se donner les moyens diplomatiques et militaires de ses ambitions économiques. Et la manière dont les Européens ont orchestré le rapprochement avec l’Ukraine semble aujourd’hui donner raison tant à Churchill qu’à Poutine, comme le souligne l’ancien secrétaire d’Etat Henry Kissinger : « L’Union Européenne doit reconnaître que son inertie bureaucratique et le fait de mettre la stratégie au second plan par rapport à la politique intérieure lors des négociations sur les relations entre l’Ukraine et l’Europe ont contribué à transformer une négociation en crise. » Les leaders Européens, qui ne veulent pas entendre parler de géopolitique mais seulement de partenaires commerciaux, n’ont pas imaginé, semble-t-il, la réponse brutale que la Russie pouvait apporter à la question problématique de l’élargissement indéfini de l’Union.



En 2004, alors que les Etats baltes s’apprêtaient à intégrer l’Union Européenne, le ministre des Affaires étrangères estonien déplorait déjà le manque de réalisme des Européens et les appelait à reconsidérer leur conception stratégique, jugée parfaitement inadaptée. Les leaders européens ne se sont guère souciés cependant de ce conseil: au moment où le traité d’adhésion des pays baltes à l’Union Européenne fut signé, ils ne s’aperçurent même pas que la question des frontières entre Lettonie, Estonie et Russie n’était pas réglée. On parvint dans l’urgence à trouver en 2007 un accord entre Moscou et Riga mais il reste en revanche encore aujourd’hui une pomme de discorde entre Estoniens et Russes et de la cyber-attaque de 2007 à l’opération en Crimée en passant par la guerre-éclair en Géorgie de 2008, la Russie a montré qu’elles n’entendait pas laisser Européens et Américains manoeuver à leur guise dans son ancien pré-carré. Les notions de géopolitique, de frontières, de politique de puissance semblent pourtant sorties depuis longtemps de l’esprit des dirigeants européens qui n’ont en point de mire que gestion comptable et déficit.

La Russie partage avec les Etats-Unis le souci de maintenir ou d’étendre sa zone d’influence dans le monde et Poutine entend bien faire de la Communauté Economique Eurasiatique ou de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (organisation militaire créée en 1992 réunissant la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, et le Tadjikistan) de véritables instruments de puissance. Dans le bel article donné il y a quelques temps à Causeur, Slobodan Despot concluait de manière lapidaire : « Le banquet de demain sera multipolaire. Vous n’y aurez que la place qui vous revient. Ce sera une première dans votre histoire: mieux vaut vous y préparer. » L’Europe est aujourd’hui le seul continent qui semble oublier qu’il est entouré par d’autres puissances ou par d’autres nations et le seul que consent à se choisir l’Europe paraît uniquement conditionné par l’intégration de la vaste zone de libre-échange du Traité transatlantique et le maintien de la protection militaire de l’OTAN. La France peut encore s’imaginer qu’elle remplit toujours une mission universelle mais ses « partenaires » européens lui rappellent aussi souvent que possible qu’elle ne peut compter que sur elle en termes militaires, comme en Centrafrique où elle reçut, après moult promesses, le renfort de six officiers hongrois. Ce devait certainement être d’excellents officiers pour renverser le cours d’une guerre civile à eux seuls.

La Russie, soudain à nouveau impériale et conquérante, nous rappelle à quel point nous ne sommes plus gouvernés. L’exemple le plus frappant aura été le rocambolesque épisode des Mistral. Contrat, négocié, rappelons-le, par Nicolas Sarkozy avec les Russes en pleine crise géorgienne, et que François Hollande a chargé d’une symbolique calamiteuse en décidant de ne plus en honorer les termes au dernier moment. La tendance en France à charger la Russie de tous les maux pour en faire un épouvantail géopolitique face à « l’Europe de la paix » est certainement déplorable. Elle conduit à oublier que, de l’autre côté de l’Atlantique, les Etats-Unis non plus ne sont jamais complètement sortis de la guerre froide. L’excès inverse n’est pas très souhaitable non plus pour autant et considérer la Russie comme une sorte de modèle de résistance ou l’alliance eurasienne comme une miraculeuse fontaine de jouvence qui rendrait à la vieille Europe sa vitalité et son rôle dans le monde est un peu naïf également. Cette vision des choses qui réadapte Le Nomos de la terre (1950) de Carl Schmitt à la géopolitique contemporaine souffre des mêmes faiblesses que le choc des civilisations d’Huntington. De plus, il y a certainement beaucoup d’injustice dans la manière dont l’occident traite la Russie mais il ne faut toutefois pas traiter à la légère les capacités russes en matière d’enfumage. L’invasion éclair de la Crimée a complètement dépassé les services de renseignement occidentaux tout autant que l’efficacité de la désinformation menée par le Kremlin qui tend à faire croire qu’il n’y aurait aucun soldat russe en Ukraine, ce que personne ne croit plus aujourd’hui. Il peut être utile de rappeler d’ailleurs une petite histoire qui en dit long sur la capacité des Russes à rouler leurs interlocuteurs dans la farine quand ils le souhaitent. Le 16 septembre 1961, Anatoli Golytsine, officier du KGB âge de trente-cinq ans, en poste à l’ambassade d’URSS à Helsinki, se présente avec femme et enfants à la représentation des Etats-Unis dans la capitale finlandaise, faisant part au responsable de la CIA qu’il rencontre de son intention de passer à l’ouest et de livrer des informations capitales aux services de renseignements américains. Et capitales, ces informations l’étaient puisqu’elles devaient mener à l’arrestation de Kim Philby, agent double britannique espionnant le MI6 pour le compte du KGB. Mais la suite est encore plus intéressante. A partir du moment où les renseignements donnés par Golytsine sur Philby s’étaient révélés vrais, les services secrets occidentaux lui accordèrent une confiance aveugle. Il entraîna Américains, Français et Anglais dans une chasse à la taupe qui eut pour effet de désorganiser complètement les services de renseignement occidentaux durant une bonne partie des années soixante-dix. Pire, il réussit à persuader James Jesus Angleton, chef du service de contre-espionnage que les révoltes de Budapest ou de Prague, ou la rupture avec la Chine, avaient été « fabriquées » par le KGB pour faire croire à l’occident que le bloc soviétique était plus faible qu’il ne paraissait. Nul n’a jamais réussi à prouver si le « transfuge » Golytsine était ou non un imposteur dont le seul but était de faire perdre les pédales aux services de renseignement occidentaux, ce qu’il réussit par ailleurs très bien. L’ex-agent du KGB vit aujourd’hui en Amérique du nord et a même inspiré un personnage du film Mission impossible. Il n’a jamais cessé non plus de faire des prophéties. Dans son ouvrage The perestroika Deception, publié en 1995, il affirme même que la guerre froide ne s’est jamais réellement terminée. « La meilleure preuve de ce que j’avance, a-t-il renchéri il y a quelques années, c’est l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine ! »

Anatoliy Golitsyne


La série d’accord qui prépare l’établissement d’une vaste zone de libre-échange transatlantique et pacifique semble avaliser la thèse de Golytsine. Le fameux Partenariat Transatlantique (ou TAFTA) instituerait à l’horizon 2015 la plus grande zone de libre-échange de l’histoire qui représenterait à elle seule près de la moitié de la richesse mondiale. Cet accord instituerait d’autre part une con-dominance financière américano-européenne dont il est difficile de déterminer si elle se réaliserait vraiment à l’avantage des deux parties et dont il est plus hasardeux encore de savoir si elle ne renforcerait pas le statut de protectorat économique allemand qui est en train de devenir celui de l’Europe. Ce qui est certain en tout cas, c’est que la Russie peut s’inquiéter de cette unification économique qui avance  à grand pas et s’accompagne de la mise en place de traités du même type entre les Etats-Unis et l’Association des Nations de l’Asie de l’Est (ANASE). Cette série d’accords semblent consolider sur le plan économique un partenariat diplomatique qui remonte à la guerre froide et la Russie, dont la croissance souffre d’un ralentissement dû bien plus à des faiblesses structurelles et à une insuffisante diversification qu’aux conséquences des sanctions américaines et européennes, peut juger à raison qu’elle se trouve victime d’une véritable tentative d’encerclement économique. Dans cette situation, la répartition des rôles apparaît de plus en plus claire entre une Union Européenne qui poursuit son élargissement tout en se réduisant de plus en plus à une tête de pont états-unienne, comme le souhaitait déjà Zbigniew Brzezinski, et la Russie, la Chine et d’autres puissances telles que l’Iran par exemple qui resserrent leur liens en prévision du bras de fer. La France, dans cette vaste recomposition des rapports de puissance mondiaux a-t-elle vraiment encore un rôle à jouer ? On pourrait imaginer qu’elle prenne quelque peu ses distances avec la politique dictée aujourd’hui par la commission européenne et qu’elle tente de se réapproprier une certaine position d’arbitre. Cela supposerait de rompre en partie avec les principes adoptés en matière de politique étrangère commune par l’Union Européenne, qui ne souhaite visiblement pas assumer de position propre dans le banquet multipolaire car cette position supposerait d’assumer une politique de puissance jugée trop coûteuse. Cela supposerait en définitive de revenir à une politique étrangère d’inspiration gaullienne qui paraît malheureusement bien loin aujourd’hui.

Chris Mars - Victory Parade


Egalement publié sur Causeur.fr

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