« Tout homme porte en lui une
tradition qui le fait ce qu’il est. Il lui appartient de la découvrir. La
tradition est un choix, un murmure des temps anciens et du futur. Elle me dit
qui je suis. Elle me dit que je suis de quelque part. » Ce murmure traverse
le Cœur rebelle, il enfle quelquefois et se fait chant tragique pour
raconter l’engagement, l’aventure, les combats et surtout la fraternité
exigeante des hommes et celle, tragique, des peuples. Dans ses belles Réflexions
sur les hommes à la guerre, le philosophe américain Jesse Glenn Gray
distinguait l’amitié, sentiment ouvert et libre, de la fraternité, au caractère
plus exclusif, qui se forge dans les conditions particulière de la caserne, de
l’usine, de l’école, de la guerre et du front. Au-delà des engagements
politiques radicaux dont il témoigne, le Cœur Rebelle dépeint le
parcours d’un individu dont l’existence s’est intimement attachée à ce
« grand moment lyrique » de la fraternité au combat.
« Heureusement que la guerre est si
terrible, autrement nous finirions par trop l'aimer », disait le général
sudiste Robert E. Lee. La tradition que Dominique Venner a découverte et portée
en lui est celle du combat qu’il a aimé et passionnément recherché et qu’il n’a
cessé d’éprouver à la lumière des amitiés et à l’épreuve des camaraderies. Récit
d’un ancien combattant de l’Algérie rallié à l’OAS, d’un activiste politique
radical et d’un essayiste ayant signé plus d’une cinquantaine d’ouvrages, le
livre de Venner est un témoignage historique qui se lit à hauteur d’homme.
Venner, guerrier appliqué, enrage que les peuples occidentaux « comme
abrités dans un espace de bien-être, tandis qu’alentour le reste de l’univers
est soumis à la violence, à la précarité, à la faim », aient pu croire que
ce tribut de la violence guerrière n’était plus qu’une vague réminiscence des
temps anciens. « Et pourtant, ce monde de boue et de sang est bien réel.
C’est le monde habituel de l’histoire, amplifié par les nuisances modernes, la
démographie vertigineuse, la puissance meurtrière surmultipliée des armements,
en attendant les catastrophes nucléaires ou écologiques. »
Le Cœur Rebelle n’est pas un
livre qui souffre l’inconstance. On le traverse d’une traite, sans lanterner, comme
on se lance dans un coup de main. L’histoire que raconte Dominique Venner,
c’est celle d’un jeune homme en quête d’aventures pendant soixante ans dans une
France qui aime de moins en moins les aventuriers : « J’avais soif de vie
et je me sentais périr d’ennui. A cela personne ne pouvait rien. » Peu
étonnant pour le jeune homme qui a dévoré Jack London ou James Oliver Curtwood,
qui s’est nourri des fresques épiques de Georges d’Esparbès ou Prosper Mérimée
et s’est laissé griser par l’histoire de Sparte, la cité guerrière. Des grands
auteurs de la droite littéraire, Dominique Venner dit simplement qu’il les a lus
« pour ne pas paraître idiot dans les conversations entre initiés. Mais je
ne peux pas dire qu’ils aient vraiment compté dans ma formation. » Plus
tard viendront cependant Ernst Jünger, Julius Evola, Rainier Maria Rilke,
Curzio Malaparte, Ernst Von Salomon ou Vladimir Illitch Lénine dont le titre de
l’ouvrage Que faire ? pourrait résumer l’existence de Dominique
Venner s’il était vraiment possible d’enfermer une vie entière dans une simple
phrase. Le jeune amateur de grand large qui trouva un jour, caché dans un
placard de sa grand-mère, un petit revolver devenu le symbole de la vie
romanesque à laquelle il aspirait, fuit à quatorze ans à Marseille dans
l’intention de s’engager dans la Légion Etrangère à Sidi Bel Abbes, en Algérie.
Le billet est ruineux, il choisira donc la Corse, pour tenter de rallier la
caserne d’Ajaccio. A sa descente du bateau, le fugueur est cueilli par la
gendarmerie et renvoyé chez lui. L’Algérie attendra. Pas longtemps, car c’est
peu dire que la guerre d’Algérie occupe une place centrale dans la vie de
Dominique Venner et dans le Cœur Rebelle.
L’ouvrage de Dominique Venner est un
témoignage difficile à accepter pour ceux qui estiment que l’histoire se
décrit et s’écrit sur le mode binaire et simple du manichéisme idéologique et l’auteur
a de plus le mauvais goût de refuser de se situer dans le registre de la
déploration. Quand la conquête coloniale française a commencé en 1830, l’Algérie
n’était encore qu’une vaste province éloignée d’un empire ottoman qui avait
entamé sa longue agonie. Elle s’est forgée une conscience nationale à la faveur
de la colonisation, nourrie des rêves universalistes des partisans de la civilisation
du progrès et des appétits plus triviaux des décideurs économiques, puis est
devenue une nation à l’issue d’une guerre sanglante au cours de laquelle chacun
des adversaires a estimé qu’il se battait pour sa propre survie. « L’Histoire,
écrit Hegel, n’est rien d’autre que l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des
peuples, la sagesse des Etats et la vertu des individus.[1]
» Dans la guerre d’Algérie de Dominique Venner, il n’y a pas de victime, pas de
bourreaux et les seules vertus qui font foi sont celles des armes et de ceux
qui les portent. « Quand s’affrontent les droits inconciliables de deux
peuples, il n’y a pas de cause juste et injuste. Il n’y a que la guerre,
arbitre impartial et froid pour décider entre deux forces, deux logiques, deux
mondes. (…) Toute guerre comporte un vainqueur et un vaincu. En Algérie, nous
avons été vaincus. »
Cinquante ans après la fin de la guerre
d’Algérie, la France se console en biberonnant l’alcool douceâtre de la repentance
et rêve qu’elle pourrait se fondre progressivement dans le néant confortable de la fin de l’histoire.
L’Algérie, quant à elle, continue de se griser comme elle peut des souvenirs
héroïques de la geste de l’indépendance pour oublier que ses dirigeants
corrompus ne sont jamais parvenus à bâtir complétement une nation sur la terre
du pays libéré. Le livre de Venner témoigne à sa façon de la fraternité hostile
de deux peuples séparés et unis à jamais par une guerre qui forgea deux
républiques et une génération de part et d’autre de la Méditerranée.
« A vingt ans, l’aventure de la
guerre et des conjurations fut offerte à ceux de ma génération qui le voulurent.
Peu y étaient préparés. Rares furent ceux qui purent changer cette occasion en
destin. Au moins ceux-là ont-ils vraiment vécu, même et surtout ceux qui en
moururent. » Pour Dominique Venner, l’Algérie fut l’expérience du feu,
puis celle de la clandestinité avant de déterminer l’engagement politique et intellectuel,
extrême et radical. « C’est alors, autour de ma vingtième année, que me
furent révélées quelques vérités qui ont compté dans ma vie d’homme. » Le
Cœur Rebelle confirme aussi, s’il était besoin, à quel point l’Algérie fut
une étape cruciale dans l’évolution de la société française. Sur le plan
militaire, elle a refondé les techniques de contre-insurrection, parmi
lesquelles l’usage de la torture qui contribua à dresser l’opinion métropolitaine
contre cette guerre sale. Mais c’est moins l’usage de la torture qui indigna
d’ailleurs Dominique Venner que la politique de déportation menée
systématiquement par l’Etat français à partir de 1956. « Elle a transformé
des centaines de milliers de fellahs en clochards déracinés, enfermés dans des
enceintes barbelées. »
Les méthodes utilisées au cours de la
bataille d’Alger en 1957, qui furent détaillées avec précision dans le film La
Bataille d’Alger en 1966, ont été réemployées depuis aussi bien par la CIA
en Amérique du sud que par l’armée américaine sur différents théâtres
d’opération et notamment en Irak, en suscitant également l’indignation de l’opinion
internationale, quand furent révélés les sévices perpétrés dans la prison
d’Abou Ghraib. Quant aux moyens mis en œuvre par le FLN en Algérie pour lutter
contre l’armée française et s’assurer le soutien de la population par
l’adhésion ou la terreur, ils furent utilisés de même manière par le GIA dans
les années 90, au cours d’une guerre civile qui ne dit pas son nom et coûta la
vie à près de cent mille personnes de 1991 à 2002. Les même moyens furent
employés à l’encontre des troupes américaines en Irak après 2003 tandis qu’à
l’opposé, les théories anti-insurrectionnelles mises en œuvre par David
Petraeus en Afghanistan et en Irak ne différaient pas vraiment de celles
présentées par le colonel Mathieu, alter ego de Bigeard, dans La Bataille
d’Alger.
Pour une partie des partisans de
l’Algérie française et des militaires français entrés dans la clandestinité, la
fin de la guerre d’Algérie permit aussi d’appliquer à l’action politique une
partie des techniques de subversion et d’actions ciblées apprises sur le champ
de bataille. Dans les rangs de l’OAS on croise nombre d’anciens soldats mais
aussi d’anciens résistants qui passent en vingt ans d’un champ de bataille à
l’autre et de la lutte contre l’occupant à celle contre les fellaghas, puis à
l’opposition armée contre l’Etat français et De Gaulle. Comme beaucoup
d’anciens de l’Algérie ou de pieds noirs, Venner conserve son admiration pour
le De Gaulle de 1940 mais n’a jamais pardonné à celui de l’indépendance même
s’il a revu son jugement en revanche sur l’ennemi qu’il combattait en tant que
soldat : « Il combattait pour conquérir une patrie, pour se donner
une identité, pour édifier une nation. » Dominique Venner a conservé en
revanche toute son animosité pour ceux qui à ses yeux furent les véritables
artisans de la défaite : intellectuels et journalistes de la métropole, contempteurs
d’une « guerre sale » qu’ils ne connaissaient ni ne comprenaient en
rien. « Toute guerre est ‘propre’ pour celui qui croit à sa légitimité.
Toute guerre est ‘sale’ pour celui qui s’est laissé détourner de son bon droit.
Et celui-là, par avance, est vaincu. »
Pour les vaincus de l’Algérie qui n’ont
pas accepté la défaite, le romantisme de la clandestinité a remplacé celui de
la guerre. Sur fond de guerre froide et de règne gaullien, l’agitation
idéologique et politique qui va déboucher sur le grand chambardement de 68
commence. Elle commence à droite pour Venner : « De 1961 à 1962, une
fraction de la société française – une fraction seulement – était entrée en
effervescence. (…) La dramatisation de l’action, la précipitation des événements,
la succession des conspirations avortées agissaient comme une drogue. » Ce
romantisme brutal qui se donne libre cours dans une France à peine remise de
ses guerres coloniales n’est pas sans évoquer le roman qu’Alberto Garlini consacrait il y a quelques temps à l’Italie des années de plomb et de l’après
68, dans lequel Stefano, activiste d’extrême-droite, recourt à la violence
« la violence comme antidote aux imperfections du ciel.[2] »
L’aventure bien réelle de Dominique Venner s’est terminée le 21 mai 2013,
devant l'autel de la cathédrale Notre-Dame de Paris, comme pour reprocher une
dernière fois au ciel ses imperfections à travers le choix ultime de la mort
volontaire et du blasphème le plus
éclatant. De manière troublante, Dominique Venner concluait le Cœur Rebelle,
publié initialement en 1994, en évoquant le suicide de François de Grossouvre,
le 7 avril 1994, dans son bureau de l’Elysée, mais également celui d’Enver
Pacha, en 1922, qui décida, abandonné de tous, de mourir au cours d’une
dernière charge en montant seul à l’assaut d’un bataillon de bolcheviks
arméniens. « Il n’y a que la mort, parfois, écrit Venner, pour donner un
sens à une vie. » Dominique Venner soumit la sienne à un credo, forcément
radical : « Je suis du pays où l’on fait ce que l’on doit parce qu’on se
doit d’abord à soi-même. Voilà pourquoi je suis un cœur rebelle. Rebelle par
fidélité. »
Dominique Venner. Le Coeur Rebelle (1994). Nouvelle édition. Pierre-Guillaume de Roux. Paris. Mai 2014
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