mardi 12 juin 2018

Approche de la criticité, Jean Vioulac




Avec Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme, technologie, Jean Vioulac poursuit son œuvre de dévoilement de la modernité totalitaire. Le diagnostic reste le même que celui posé dans ses précédents ouvrages : la rationalité scientifique née avec la philosophie grecque inaugure une nouvelle forme de pensée qui trouve son achèvement aujourd’hui dans le « processus planétaire de logicisation du monde ». Tout ce qui n’apparaît pas à la raison, dans l’ordre de la raison pourrait-on dire, est relégué dans le chaos informe du non-existant ; ce qui contribue à clore le monde sur lui-même, dans la fameuse « cage de fer » évoquée par Max Weber.

 

         Le lauréat du grand prix de philosophie n’a rien perdu de son style ciselé et mordant, il manie avec brio les outils et les concepts pour tracer la courbe d’une histoire qui touche à sa fin : l’accomplissement de la philosophie signe son obsolescence. Le réel est entièrement livré à la technique que le nouveau langage scientifique dédouble par la mesure incessante de toutes choses : algorithmes, statistiques, pourcentages, etc. Il s’ensuit une déréalisation complète de la vie humaine que le pouvoir technocratique, la société du spectacle et le management des affects mettent en scène avec la production intensive de simulacres. 

 






         Contre cette logique totalitaire, Vioulac en appelle à une refondation de la philosophie, non pas sur ses bases premières qui ont mené au triomphe du sujet mais à partir de ses tréfonds, de ses sous-sols, qui mettent au prise le corps pratique avec le monde de la vie. D’où la nécessité d’une archéologie qui fouille dans l’essence des relations humaines pour y découvrir le bruissement premier, celui de « l’intersubjectivité transcendantale et de sa communisation transcendantale ».

         Avant de revenir sur cette formulation ésotérique, il convient d’aller jusqu’au seuil de la criticité avec les mutations de la matière. En effet, la révolution quantique a bouleversé tous les principes de la physique classique et, incidemment, de la connaissance rationnelle (sujet/objet). Il faut désormais prendre en compte une réalité floue qui ne repose plus sur aucune phénoménalité : c’est la mesure qui finit par créer la particule tandis que l’observateur lui-même agit sur l’ensemble du système. Au final, il n’y a plus d’objet en soi, le réel est comme « le tableau d’un monde incolore, froid et muet » (Shrödinger). Dans ce contexte, seules les mathématiques peuvent donner sens aux mesures effectuées par des appareils de plus en plus sophistiqués. D’où l’importance des moyens technologiques qui acquièrent une fonction transcendantale, celle de façonner l’objet sur lequel reposent notre logique d’entendement et en dernier ressort notre réalité.

         Ce dispositif trouve son point d’achoppement dans la réalité sociale avec l’invention de la cybernétique. La mise en forme de l’humain passe par la maîtrise de l’information qui, de plus en plus abstraite (code), permet à l’environnement d’évoluer en circuits fermés. La logique de la connection et de la rétroaction se substitue à celle de la causalité et de l’action afin de prévoir l’avenir et de lutter ainsi contre toutes les formes d’entropie : hasards, incertitudes, failles, etc. Là aussi, la technologie produit son propre cogito (Bachelard), soit une « subjectivité anonyme et impersonnelle, standardisée qui peut être implémentée dans une série indéfinie de dispositifs objectifs ». Si l’on descend encore d’un cran, on trouve l’homme qui est devenu une pure donnée statistique, un corps vivant sur lequel opère la machine à gouverner, l’Etat, en fonction de son propre appareillage technique : normes, protocoles, dispositifs, etc. Sans compter la machinerie médiatique qui duplique l’espace en représentation numérique et qui expose le moi à une exhibition permanente.




         Face à ce diagnostic, Vioulac fait retour à une philosophie du sous-sol qui, mobilisant les figures de Freud, Marx et Derrida, en appelle à une « communauté du travail ». L’apport de Freud permet de démasquer la stratégie du principe de plaisir, forme archaïque de l’humain, sous ses rationalisations, ses idéalisations, ses sublimations. Et de réinscrire la rationalité dans son berceau originaire, la folie, dont elle tente de maîtriser les irruptions soudaines. A ce titre, la philosophie doit être comprise comme une forme de pathologie qui préfère la puissance des idées à la réalité du monde ; elle repose toujours sur une volonté d’illusion qui vise à calmer son angoisse du réel. A contrario, l’auteur en appelle au réveil de l’homo demens qui « impose sa faille et sa démence au sein de la nature ». Autrement dit, une philosophie qui rompt avec la schizophrénie pour renouer avec sa dimension schismatique, dissidente, hérétique – une « punk philosophie » !

         Cette première strate est indissociable de celle du travail qui constitue l’essence de l’homme. Marx fonde toute son ontologie sur ce rapport premier, primordial, que les hommes entretiennent avec la nécessité de la production, de laquelle jaillit la possibilité d’être-ensemble, de faire communauté. A cet égard, le communisme est un renversement « destiné à soumettre la puissance universelle aux hommes particuliers, qui ainsi pourront enfin conquérir leur singularité par une “activation de soi totale et non plus bornée” »[1]. A l’inverse, le capitalisme n’a fait que séparer l’homme de son essence pour le mettre à disposition de la marchandise, de l’argent, de l’Etat et maintenant de la cybernétique. Il s’ensuit un état d’aliénation qui, une fois encore, trouve son origine dans la première séparation, mère de toutes les autres : la rationalité.

         Enfin, Vioulac termine son essai par une réflexion sur le sous-sol de la communauté inspiré de Derrida. Le milieu commun dans lequel se tiennent les hommes résulte d’une absence, celle des morts qui nous ont précédés, et plus encore d’un vide, celui de la mort primitive qui nous fait défaut. Dès lors, « le deuil est ce qui sauvegarde ce défaut et fait du soi la crypte de son absence ». L’ontologie doit, donc, laisser la place à la présence fantômale des morts (hantologie) et finalement à l’instauration d’un espace réservé à l’intérieur de soi (cryptologie). L’organisation de la vie communautaire doit entretenir ce rapport entre les morts et les vivants avec cet abîme sans cesse ouvert : l’absence de principe, littéralement l’an-archie.






         En définitive, l’essai de Vioulac foisonne de réflexions profondes dont on peine cependant à accorder les contenus. L’oscillation perpétuelle entre la critique radicale du système capitaliste et le recours à l’essence primordiale des êtres ouvre des perspectives qui nous semblent difficilement opérantes. En outre, les pistes esquissées dans son précédent ouvrage Apocalypse de la vérité semblent avoir été totalement abandonnées. Ainsi, le ressourcement dans « l’abîme de la déité » selon la voie empruntée par le Christ laisse la place à une résurgence de la communauté du travail fortement teintée de marxisme; autrement dit, le communisme du futur substitué au christianisme des origines.

        


        





 




[1] Jean Vioulac, p. 433.

1 commentaire:

  1. Par rapport au livre antérieur, dont j´ai apprécié l´audace dans le contexte ultra-laiciste dans lequel nous vivons, il semble que M. Vioulac a pris peur de perdre le crédit qui étendrait sa fortune philosophique auprès du plus grand nombre des intellectuels dont il connaît la répudiation du mystère comme apogée de plein droit de l´effort de penser des crétins que nous sommes depuis les Grecs.

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