vendredi 22 février 2019

Revenants II : Alejandra Pizarnik



 « Le beau n’est que le premier degré du terrible » (Rainer Maria Rilke)


La poétesse argentine Alejandra Pizarnik, dont l’œuvre est désormais intégralement édité par les Ypsilon.editeur, vécut à Paris de 1960 à 1965. Elle y fut notamment l’ami d’André Pieyre de Mandiargues qui l’introduisit dans le milieu littéraire. Leur amitié sera l’occasion d’une longue correspondance qui poursuivra plusieurs années après le retour de Pizarnik à Buenos Aires jusqu’à son suicide en 1972. La postface de Mariana Di Cio évoque « Un dialogue intense qui se tisse autour d’affinité électives, des coïncidences esthétiques qui se déclinent et s’accentuent au rythme des visites et des promenades nocturnes, mais aussi des blancs et des non-dits qui coexistent avec des lectures partagées… » La lecture de ces lettres nous semble appeler un jugement plus nuancé quant à la nature de cette relation ou du moins, à scruter avec attention ces « blancs » et ces « non-dits ». Les deux écrivains ont indéniablement des points communs : même goût pour l’érotisme, Sade, Lautréamont, Rimbaud, Michaux. Pourtant, si leur amitié fut réelle, il nous paraît abusif de l’envisager sous l’ange d’une parfaite communion d’esprits. L’ensemble laisse surtout une impression d’inachèvement dont on devine que la mort prématurée de la poétesse n’est pas la seule cause. C’est un dialogue aimable, parfois chaleureux, mais souvent superficiel au point qu’on en vient à se demander si Mandiargues, malgré sa gentillesse et sa culture, était l’interlocuteur idoine pour Alejandra Pizarnik. Une grave question s’impose naturellement : a-t-il vraiment compris son œuvre ? Elle vient à l’esprit suite à cette stupéfiante définition qu’il propose de ses poèmes :

« Ce sont de jolis animaux un peu cruels, un peu neurasthéniques et doux ; ce sont de très jolis animaux qu’il faut nourrir et choyer ; ce sont de précieuses petites bêtes à fourrure des sortes de chinchillas peut-être, à qui il faut donner son sang de luxes et de caresses… »

Voilà les fragments nocturnes de Pizarnik, par la magie surréaliste, transformés en précieux animaux de compagnie ! Paradoxalement, le malentendu se révèle à mesure que croît leur complicité. En confiance, Pizarnik donne libre cours à son naturel sauvage et fantasque, exprime, parfois crûment, sa difficulté d’être, pose son ton: « Pas ma voix qui s’efforce de ressembler à une voix humaine mais l’autre qui témoigne que je n’ai pas cessé d’habiter dans les bois ». Ce malentendu apparaîtra dans toute son ampleur à l’occasion de l’hospitalisation de Pizarnik suite à une tentative de suicide. Mandiargues restera alors longtemps silencieux. Elle implorera une réponse qui lui parviendra quelques mois plus tard, puis leur correspondance s’espacera pour s’achever par l’annonce du suicide d’Alejandra. Peut-être, comme il l’écrira dans sa courte lettre, Mandiargues fut-il accaparé par les problèmes de santé de sa femme ; pour notre part, nous serions plutôt enclins à penser qu’il prit peur, conscient désormais qu’entre lui et celle pour qui « Écrire c’est donner du sens à la souffrance » et attendait la mort comme « une sorte de rencontre fabuleuse », il n’existait pas de langage commun. La distance entre le vieux dandy enivré par sa virtuosité stylistique, la cérébralité de ses jeux formels et la jeune fille qui s’identifiait à Nadja, se sera révélée infranchissable. Cette correspondance semble le récit d’une rencontre finalement impossible, la lente prise de conscience d’une incompatibilité radicale. 

  

Pour Pizarnik, lectrice passionnée de Saint Jean de la Croix, la littérature n’est pas un précieux bibelot qu’on sculpte et choie en vue d’une exposition dans un « musée noir » mais une démarche spirituelle impliquant l’âme toute entière. Comme Drieu La Rochelle, elle « mélange le sang et l’encre » et « pratique la littérature comme un sport mortel » ; chacun de ses poèmes est une plongée dans le plus trouble de sa psychè dont elle espère rapporter quelques vérités premières. Pizarnik ne s’adresse pas au monde mais vit recluse en elle-même : « Je ne suis rien qu’un dedans », et ses poèmes font songer à « des petites prisons atmosphériques », des « condensés d’insomnie» (Olga Orozco) ou les incantations d’une emmurée vivante, celles d’une Erzébet Bathory par exemple, « la comtesse sanglante », qui la fascinait, et à laquelle elle consacra un bref récit. Elle évoluait sur un plan supérieur à celui de Mandiargues pour qui l’exploration de l’inconscient n’était que prétexte à trouvailles insolites, la mort, un jeu esthétique, l’occasion de rituels sophistiqués, rien de plus. Pierre Jean Jouve s’agaçait déjà de la légèreté avec laquelle les surréalistes appréhendaient Thanatos ; cette objection prend une tournure tragique dans ce dialogue épistolaire. La fascination pour la mort de Pizarnik est le symptôme d’une réelle impossibilité à vivre et son œuvre le témoignage de ses apories existentielles ; chaque texte, dans sa brièveté, est, selon Octavio Paz : « une sorte de point de suture qui tente de refermer cette plaie ouverte de la naissance et de la vie ». Plus largement, cette correspondance paraît une allégorie de l’opposition de l’esprit vivant et de la lettre morte ; en termes Spengleriens, on invoquerait la différence irréductible entre culture et civilisation. 


Pizarnik, de retour à Buenos Aires et pour qui Paris n’était « qu’un prétexte, un lieu d’essai, juste pour voir si je peux vivre, apprendre à vivre », regrettera la capitale française. Il est dommage qu’elle n’eut pas l’occasion d’y prolonger son séjour car y vivaient encore quelques écrivains susceptibles de la comprendre mieux que Mandiargues : Pierre Jean Jouve dont la poésie est si proche de la sienne, Georges Bataille peut-être, et surtout Dominique de Roux alors investi corps et âme dans sa croisade pour le verbe créateur contre « la lettre morte », et qui, dans « Ouverture de la chasse », avait justement identifié Mandiargues, parmi d’autres, comme un défenseur des formes mortes contre lesquelles il luttait. Pizarnik fut une des dernières « mystiques à l’état sauvage » à s’être approchée du groupe surréaliste après Artaud, Gilbert Lecomte et quelques autres. Comme eux, elle n’avait pas compris - ou trop tard - que Breton et sa suite s’étaient depuis longtemps, à leur corps défendant, « ensablés dans l’âge mûr ». Sans cesser de louer les suicidés, les maudits, les vagabonds sublimes et « voleurs d’étincelles », ils s’étaient mués en vendeurs de tableaux, gardiens de musées, rentiers à vie de leurs juvéniles foucades, à jamais, comme l’avait prédit Cocteau, « conservateurs de vieilles anarchies ». Du moins certains furent-ils, à l’image d’André Pieyre de Mandiargues, d’authentiques esthètes, assez généreux pour se montrer attentifs, jusqu’à un certain point, aux égarements d’une jeune et grande poétesse.

François GERFAULT





Retrouvez François Gerfault dans les deux numéros d'Idiocratie (cliquez ci-dessous) 


https://idiocratie2012.blogspot.com/2019/01/idiocratie-commandez-vos-numeros.html

















mardi 19 février 2019

"Bruit blanc" au sous-sol culturel de l'Occident



Kevin Tomkins vient d’annoncer la fin du groupe culte, Sutcliffe Jügend, dont il était l’un des membres fondateurs avec Paul Taylor en 1982. Auteur de plus d’une trentaine de productions, ces pionniers de la scène industrielle ont exploré les tréfonds de l’âme humaine dans un style inimitable, toujours au bord du précipice musical. Depuis quatre années, le groupe avait encore franchi un cap avec  sept albums, tous plus indispensables les uns que les autres. Et une série de concerts mémorables dont le dernier en date, celui qui s’est tenu à Paris le 23 novembre 2018 aux Voûtes, restera comme l’apothéose de leurs performances. Tous ceux qui étaient présents ce soir là peuvent témoigner d’un véritable moment de grâce, quand l’abrasivité du son est porté à l’état d’incandescence, la voix de Tomkins déchirant les nappes sonores distillées par Taylor. « It’s been a blast » (Tomkins). En hommage, nous reproduisons l’article qui introduisait l’interview de Sutcliffe Jügend publié dans le numéro zéro d’Idiocratie



        
         Industrial music for industrial people, tel était le slogan arboré par les enfants sauvages du punk à la fin des années 1970. Throbbing Gristle, que la presse anglaise allait surnommés les « saboteurs de la civilisation », en constituait l’avant-garde bruitiste[1]. Dès 1975, le groupe expérimentait toutes les formes de sons que l’on pouvait sérier, séquencer, aiguiser, déstructurer, etc. Une combinaison de fréquences suraigües et de boucles d’infrasons que venaient déchirer les cris stridents et les échantillons sonores. Une anti-musique qui se voulait le miroir parfait de la dis-société moderne. Musique industrielle ? En référence au bruit des machines qui tournaient incessamment dans les usines mais aussi aux bruits des existences qui s’entrechoquaient dans les couloirs transparents du monde : bureaux, métros, centres commerciaux, artères urbaines, etc. Les performances de Throbbing Gristle visaient à étourdir le public, comme un animal d’élevage à l’abattoir, pour lui faire subir frontalement ce que la société avait inoculé en lui sous une forme doucereuse. Choc garanti. Quant au message, la répétition de slogans, les boucles de discours politiques et les images insupportables (mélange de films pornographiques et de camps de concentration) en brouillaient toutes significations. La société du spectacle et de la consommation avait enfanté ses propres monstres, incarnation de son véritable visage, celui du nihilisme ordinaire : anti-musique, anti-art, anti-politique, anti-morale. 



         
          Il était difficile d’imaginer une révolte plus radicale : sourde, froide, impersonnelle. Pourtant, au début des années 1980, Genesis P-Orridge (leader de Throbbing Gristle) devait se rendre à l’évidence : ils avaient eux-mêmes enfanté des monstres. La mouvance industrielle voyait pousser sur ses flancs des groupes encore plus vénéneux tels que Whitehouse et Sutcliffe Jügend. Un sous-genre était né : le power electronic – que l’on nomme parfois white noise. Il s’agit d’une musique extrême qui récupère toutes les formes de sons électroniques (claviers, ordinateurs, radios, samplers) pour les soumettre à d’intenses expérimentations (boucles rétroactives, fréquences, stridences, infrabasses) et, surtout, pour les jouer à des volumes sonores très élevés. Un espace remplis de blocs de bruits superposés les uns sur les autres et jetés en vagues successives qui finissent par créer une variété aiguë de souffle, une « densité spectrale de puissance » qu’on appelle en mathématique « bruit blanc ». S’ajoute à ce maelström une voix haineuse, comme surgie du chaos, qui prend à la gorge l’auditeur. 


         Les outrages et les provocations des pionniers de la musique industrielle avaient pour but de secouer le public. Leurs héritiers – non reconnus comme tels – se contentent de décrire toutes les perversions qu’une société soit disant pacifiée et civilisée renferment dans ses marges. Ainsi, les albums de Whitehouse traitent sans aucun recul des délits sexuels, des meurtres en séries, des pathologies mentales, du fétichisme scatophile, etc. Les dix premières cassettes de Sutcliffe Jügend sont dédicacées à chacune des victimes du tueur en série Peter Sutcliffe. L’album Pigdaddy (2008) franchit encore un palier dans les petites horreurs quotidiennes en proposant une plongée abyssale dans les fantasmes sexuels et les désordres psychiatriques d’un père abuseur. Une deuxième vague de formations (Con-Dom, The Grey Wolves, Genocide Organ) poursuit l’exploration des bas-fonds en insistant davantage sur la dimension politique de tous les viols de la conscience collective. A chaque fois, aucune explication n’est fournie, aucune référence n’est donnée, aucune dénonciation n’est prononcée, juste le rappel de tous les faits divers qui grouillent dans les sous-sols du monde, comme une litanie sans fin des abjections humaines. 




On comprend aisément que la scène power electronic reste underground ; elle est la face moribonde et refoulée de l’industrie du divertissement. Comment la qualifier ? « Terrorisme culturel », « Shock art », « Esthétique de la violence », peu importe finalement les dénominations, cette musique est le reflet brûlant d’une société malade et révèle par là même la face dérangée d’une civilisation qui se prétend humaniste. A cet égard, le bruit est le médium parfait pour dire l’innommable, le faire sentir presque physiquement et provoquer une forme de catharsis. L’expérience des concerts en est une illustration : la confrontation directe, parfois brutale, avec les spectateurs finit par ouvrir une brèche par laquelle s’échappe la part maudite de l’humanité. Peter Sotos, membre de Whitehouse de 1983 à 2003, en a proposé une version littérale dans des livres aussi dérangeants qu’intrigants : collage de faits divers et de rapports de police, retranscription de dialogues de films pornographiques, témoignages d’individus (dont celui de l’auteur) plongés dans l’univers des sexualités extrêmes. Livres et musiques réservés à un public averti ? Sans aucun doute même s’il faut rappeler une fois encore que seules les marges sont capables de révéler la « vérité » qu’une société se refuse à elle-même. 

 
Aujourd’hui, cette scène musicale trouve un nouveau souffle avec une myriade de groupes[2] qui produisent des albums à une centaine d’exemplaires et qui se retrouvent dans des festivals confidentiels. Si le fond et la forme n’ont guère changé, un sentiment d’urgence pour ne pas dire de rage semble refluer des sous-sols culturels, comme si les marges finissaient par remonter à la surface et déborder le monde de l’art officiel et subventionné. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera définissait le kitsch comme étant la « négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré » et précisait que « le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable ». En ce sens, la musique industrielle est l’antidote au kitsch, c’est-à-dire à la parodie qui se déploie de toutes parts avec l’appui de la masse servile et la bénédiction de l’industrie du divertissement. Quand la réalité sans fard, noire et profonde, s’invite au spectacle du monde. 

https://www.youtube.com/watch?v=t3U10N3DZiM



Retrouvez Sütcliffe Jügend dans les deux numéros d'Idiocratie (cliquez ci-dessous) 


https://idiocratie2012.blogspot.com/2019/01/idiocratie-commandez-vos-numeros.html
 






[1] D’autres groupes prennent rapidement leur sillon avec, chacun, leurs propres spécificités : Non (USA), Laibach (Slovénie), SPK (Sydney), Club moral (Belgique), Vivenza (France), etc. Pour une vue d’ensemble, voir Eric Duboys, Industrial Music for Industrial People, Paris, Camion blanc, 2007.
[2] A titre d’exemples, on peut citer Bizarre Uproar (Finlande), Shift (Grande Bretagne), Kevlar (Pologne), Wertham (Italie), Beyond Enclosure (Portugal), Alfarmania (Suède), Prurient (Etats-Unis), etc.

dimanche 10 février 2019

Limonov et ses démons





Edward Limonov est une personnalité extraordinairement attachante et parfois exaspérante. Comme tous les écrivains en mal d’imagination, il fonde son œuvre sur sa propre vie et inversement. Dans son dernier ouvrage (traduit en français), la couverture résume à elle seule cet angle d’approche puisque le nom de l’auteur s’intègre dans le titre : Edward Limonov Et ses démons. Le premier chapitre poursuit dans la même veine : intitulé « Comment il a commencé à mourir », l’écrivain russe se raconte à travers la grave opération du cerveau qu’il a subi le 15 mars 2016. C’est l’occasion pour lui, à l’âge de 73 ans et dans un style d’une franchise déconcertante, de revenir sur certains épisodes de sa vie, dont le dernier en date. Il décrit, par exemple, avec un humour féroce les institutions hospitalières « euro-fascistes » et s’en prend régulièrement à la caste de médecins parvenus qui le font patienter des heures durant. Le « grand écrivain » connu internationalement est un russe comme les autres chez lui. 


La prise de puissants médicaments et surtout la peur de la mort qui rôde se traduisent par une multitude de visions dans lesquelles très souvent les démons l’assaillent. Sur la base de prémonitions qui lui ont été faites, Limonov est d’ailleurs persuadé de mourir en 2018 – rassurons-nous, il est toujours bel et bien vivant. On le découvre alors sous une teinte volontiers spiritualiste, beaucoup plus proche des vieilles traditions chamaniques sibériennes que des rites de l’église orthodoxe. Chemin faisant, il parle également à plusieurs reprises de son Parti, devenu L’Autre Russie depuis l’interdiction du Parti national-bolchévique en 2007. Le Président, comme il se nomme lui-même, s’inquiète de sa succession : dans son proche entourage, peu de personnalités lui semblent à la hauteur – ses amis apprécieront. Des années de résistance et de persécution ont épuisé les militants, même les plus aguerris. Les intellectuels du Parti ont fini par emprunter des chemins moins périlleux. Dans un style bravache, Limonov rappelle que lui est resté un radical. Et on le croit bien volontiers : c’est littéralement un punk de la politique ! Un peu moins engagé dans l’opposition à Poutine, il n’en reste pas moins une cible du pouvoir, comme le rappellent les nombreuses menaces dont il fait l’objet.



Enfin, l’ouvrage est aussi une déambulation dans la vie passée et présente de Limonov : les aventures particulièrement érotiques avec sa maîtresse Fifi, les réminiscences familiales, le souvenir de la grande aventure du Haut-Altaï (pour laquelle il a été condamné à quatre années de prison), les rapports fraternels avec ses gardes du corps, etc. La dernière partie renoue avec l’actualité immédiate : en effet, Limonov revient sur le conflit du Donbass et explique comment des dizaines de membres du Parti sont partis combattre à la frontière ukrainienne. Une nouvelle fois déçu, il se rend compte rapidement que ces mercenaires ne parviendront pas à créer des bataillons représentatifs de L’Autre Russie. On sourit de la naïveté du « Président », comme si les troupes russes entrées illégalement sur le territoire du Donbass n’allaient pas encadrer rigoureusement ces quelques électrons libres. 
Au final, Et ses démons reste un beau roman autobiographique. Le monstrueux égocentrisme de Limonov finit même par se dilater avec l’approche de la mort. L’auteur regarde alors avec un brin de nostalgie et une grande lucidité le chemin parcouru. Qu’en restera-t-il à la fin ? Pas grand-chose, c’est le lot de toutes les vies, des plus célèbres aux plus anecdotiques.
        
         « L’appartement lui paru étranger. Lorsqu’il eut refermé la porte derrière les gardes du corps, il explora soigneusement les deux pièces, la grande et la bibliothèque. Il s’assit en silence dans les fauteuils noirs et s’arrêta devant les tableaux. Il en vint à penser qu’après sa mort, tout cela serait ramassé et jeté au diable, sauf peut-être deux ou trois toiles à l’huile, pour peu que la personne chargée d’effacer les dernières traces de son existence s’avise qu’un tableau, on peut le vendre. » (p. 41.)


Pour commander les numéros de la revue IDIOCRATIE, cliquez sur la couverture


https://idiocratie2012.blogspot.com/2019/01/idiocratie-commandez-vos-numeros.html




samedi 2 février 2019

Revenants : Jacques Vaché




Le séjour de Jacques Vaché sur cette planète fut bref - 23 ans - et de ce séjour, un siècle après sa mort, les traces restent rares : quelques lettres, des dessins, une poignée de photos dont celle-ci, prise en 1915 alors qu’il incorporait l’armée. Le jeune homme, - il n’a pas vingt ans - y paraît déjà très las ; la pose est presque défiante : le regard soutient l’objectif, la bouche esquisse un sourire forcé et semble murmurer une injure. L’attitude annonce le retrait et le refus qui caractérisent les Lettres de guerre. Ces dernières, longtemps disponibles sous la forme d’anthologies, sont avant tout célèbres pour avoir prodigué la matière première nécessaire à la création du « mythe Vaché » par André Breton. Celui-ci, les publiera peu après la mort accidentelle de leur auteur d’une surdose d’opium, et prétendra, par l’invention du surréalisme, prolonger la détonation amorcée par leur rencontre, à Nantes durant la guerre. Ces lettres, les voici rééditées pour la première fois par Gallimard dans leur intégralité, nous donnant ainsi l’occasion de cerner au plus près la singularité de cet individu magnétique et de le délester, un peu, de l’aura mythique savamment entretenue par celui qui se flattait d’être son ami, André Breton.

S’il est exact que ces lettres accédèrent d’emblée au statut d’œuvre grâce à l’intervention d’André Breton, s’impose également une autre évidence : ces lettres se suffisent à elle-même et relèvent d’une forme d’esprit poétique à l’état sauvage. Passons donc rapidement en revue leurs plus flagrantes qualités. Poète sans œuvre, Vaché s’impose d’abord par quelques fulgurances restées fameuses, comme l’Umour, sorte de lucidité supérieure caractérisée par le sens de « l’inutilité théâtrale (et sans joie) de tout ». Leur ton également, « sec, un peu », frappe par son extrémisme dans le refus de tout pathos et ce, que le correspondant soit un ami ou un simple parent. Cette mise à distance systématique, ce cynisme amusé retient et parfois heurte le lecteur, ainsi :
  
J’ai eu la chance de tuer le bon boche que j’avais en face de moi (…). Le malheureux a râlé une heure _ C’est horrible tout de même»

Pourtant, aucun cynisme gratuit chez ce jeune homme qui a déjà approché la mort à plusieurs reprises. Les aveux d’angoisse sont très rares, la seule crainte de Vaché est, non pas de mourir - « J’objecte à être tué en temps de guerre » - ni même d’être blessé - il le sera à plusieurs reprises - mais d’avoir « l’esprit tué » par cette « machine à décerveler » que fut la Grande Guerre.  Jacques Vaché est avant tout accablé par l’ennui, et donc en quête permanente de la moindre distraction. Il ne poétise pas la guerre mais évolue en poète sur le champ de bataille, attentif aux combats aériens ou aux bombardements allemands dont il livre à ses correspondants quelques dessins et belles évocations :

Pourtant je ne m’ennuie pas trop, me promène et dessine à perte de vue – Je fais des « études de fumée », les boches envoyant, à chaque crépuscule, les plus jolis shrapnells imaginables, à environ 8 ou 900 mètres de là - Un horizon un peu mauve et puis vieux rosé tout à coup taché d’un beau noir velouté - ou de roux mourant qui se meurt à plaisir.




Le rythme de ces lettres est un curieux mélange de hâte et de nonchalance. La ponctuation, pour le moins hétérodoxe, est marquée par l’utilisation fréquente des fameux tirets qui scandent leur lecture. Chez Vaché, la sensibilité railleuse d’un Laforgue se module sur un battement jazz ou la fièvre futuriste. Il y a déjà chez le jeune homme du Marinetti et du Russolo. Mais surtout, frappe le caractère distancié du regard. Breton disait de Vaché qu’il avait choisi « La désertion à l’intérieur de soi-même ». Le jeune homme pratique une politique du retrait tellement systématique qu’elle équivaut à une véritable fuite. Vaché semble devancer, l’humour et la fantaisie en plus, l’anarque d’Ernst Jünger, cet expert en l’art de maintenir au plus loin la société :

-          En somme j’ai à peu près ce que je rêvais - la guerre vue par un amateur curieux et qui tient essentiellement à n’y jouer aucun rôle actif – j’entends absorbant

La lecture des Lettres achevée, de nouveau la question s’impose : en quoi Breton a t-il pu se considérer comme le continuateur du dandy en fuite ? Certes, tous deux exprimèrent une fascination mutuelle pour l’« ESPRIT NOVVEAV »  dont ils percevaient les signes et dont ils brûlaient de participer au déchaînement à l’issue de la guerre - « les belles choses que nous allons pouvoir faire_ MAINTENANT ! » -  mais au-delà de cette ambition commune, il est permis de s’interroger sur la nature de cette relation. Fut-elle une véritable amitié? La durée de leur fréquentation à Nantes - à peine deux mois - en ferait douter. Quant à leur complicité, elle ne fut pas aussi parfaite que le prétendit Breton. Ces Lettres révèlent que Vaché avait bien saisi l’inaptitude totale de son interlocuteur à l’humour, qu’il en riait sans doute tout en s’amusant à chahuter ses idoles, Mallarmé, Apollinaire et surtout Rimbaud. Vaché semble donner le change en jouant la partition attendue de sa part  mais la fascination qu’il exerça sur André Breton ne fut pas réciproque. Vaché avait l’ascendant, tous les témoins de cette période s’accordèrent pour le constater, jusqu’au pauvre Aragon, qui, jaloux, s’en rendit malade. Bref, si amitié il y eût, rien n’indique qu’elle eût été amenée à durer. Il n’est pas davantage certain que Vaché eût persévéré dans l’écriture : son inscription aux Beaux-Arts de Nantes, les dessins qui parsèment sa correspondance, laissent penser qu’il eût plutôt choisi la voie des arts plastiques.

Breton, en l’assimilant à sa personne en fit le Christ de l’église surréaliste, répétant à l’envi : « Vaché est surréaliste en moi », or, il y a fort à parier que, vivant, Vaché eût été le premier mécréant de cette église. Comment lui, qui pensait qu’ « un homme qui croit est curieux », eût adhéré aux « manifestes », accordé la moindre foi aux oukases, excommunications, à « l’Amour fou », ou plus drôle encore, à l’engagement communiste ? Comment cet individu si souverain eût-il pu évoluer sans rire dans l’entourage du pontifiant prestidigitateur ? Breton, par son tour de passe-passe maquillé en transsubstantiation, a différé certaines embarrassantes questions et découragé quiconque de s’intéresser davantage à la vraie personne de Jacques Vaché. La mort précoce de ce dernier nous a également privé d’une confrontation dont le sens excédait largement le cas de ces deux personnalités d’exception : Vaché face à Breton, c’est une variante paroxystique de l’éternelle opposition de l’esprit libre et du militant.





Breton, fut une des plus sinistres incarnations de l’esprit de sérieux du XXè  siècle. Avec lui, « l’épanchement du songe dans la vie réelle » devint programmatique, utile, mis de force au service d’une cause majusculaire - la sienne - et son œuvre une laborieuse tentative, sous couvert de théorie, de normaliser le rêve et toute fantaisie. En prétendant servir les irréguliers de l’art, il les faisait rentrer dans le rang, enserrant leur singularité dans d’étroites définitions, les explicitant jusqu’à l’insignifiance par de trop longs développements. Son indiscrétion totalitaire n’eût aucune limite. Partout sur son passage, il instaura la tyrannie du mièvre et du mignon. Il fut bien le contremaître du rêve, l’adjudant en chef de cette caserne libertaire dans laquelle nous piétinons encore aujourd’hui. Tout fut pesanteur chez cet homme comme l’annonce son visage empâté, fermé, sévère, sa mâchoire lourde, prognathe, son coup de menton plus menaçant encore que celui de Mussolini. Breton fut bien l’ancêtre commun de tous les « rebellocrates ». Et c’est cet homme qui ne riait jamais, tout au plus condescendait-il sur de rares photos à un rictus complaisant, qui se risqua à la plus enthousiasmante entreprise poétique du siècle :  l’anthologie de l’humour noir. Ce simple fait signe un siècle de mensonges et d’impostures. A ces griefs, on opposera bien entendu la somptuosité de la prose bretonienne, seulement, il est impossible d’apprécier le faste de ces longs sermons désarticulés quand on a entendu, ne serait-ce qu’une seule fois, le ton de voix d’André Breton. Celui-ci, vibrant d’une solennité IIIè République, tout bon Français, d’instinct, le reconnaît : c’est celui de l’instituteur qui assène une dictée ou bien du pion sourcilleux prêt à bondir sur le potache trop distrait; c’est celui du notable qui ouvre un banquet radical socialiste ou plus sinistre encore, de l’inspecteur des impôts qui, jubilant, relève une irrégularité.

La sensibilité de Breton, quoiqu’il ait pu en dire durant un demi-siècle, se situe aux antipodes de celle de Vaché, toute en retenue, pudeur, traits, saillies, éclipses, ellipses et dérobades. Les Lettres de guerre attestent de sa volonté  polie de ne rien prendre au sérieux, de choisir le dégagement en toute circonstance, mais aussi de ne jamais se plaindre : « Avoir le « cafard » est si peu sportif ». Bref, « Never explain, never complain ». Elles restent, selon la belle expression de Philippe Pigeard, un parfait « traité d’anti gravité ». Peut-être Vaché fut-il davantage lui-même lorsqu’il s’adressait à Jeanne Derrien, sa « marraine de guerre », confidente et très platonique amoureuse. Celle-ci, à la fin du siècle dernier, presque centenaire, apporta un sérieux bémol au « mythe Vaché », en défendant l’irréductible singularité de son ami dont elle fut la seule à deviner la vulnérabilité derrière la glaciale attitude*. Mais plutôt que d’une attitude faudrait-il parler d’une morale de l’allure. Ce jeune homme privé de sa jeunesse, à vingt ans au bout du rouleau, avait une manière bien à lui de rester debout, de « tenir » en traversant le carnage. Cette nouvelle édition des Lettres de guerre nous le restitue bien vivant, pour toujours en faction à la lisière du rire en larmes.

François GERFAULT


 * C’est sans doute le seul reproche que l’on pourrait adresser à cette édition que de ne pas avoir inclus le témoignage de Jeanne Derrien qui figure pourtant dans l’anthologie des lettres publiée par la collection Points en 2015.


 



Retrouvez François Gerfault dans la revue IDIOCRATIE, cliquez ci-dessous


https://idiocratie2012.blogspot.com/2019/01/idiocratie-commandez-vos-numeros.html