Kevin
Tomkins vient d’annoncer la fin du groupe culte, Sutcliffe Jügend, dont il
était l’un des membres fondateurs avec Paul Taylor en 1982. Auteur de plus d’une
trentaine de productions, ces pionniers de la scène industrielle ont exploré
les tréfonds de l’âme humaine dans un style inimitable, toujours au bord du
précipice musical. Depuis quatre années, le groupe avait encore franchi un cap
avec sept albums, tous plus indispensables
les uns que les autres. Et une série de concerts mémorables dont le dernier en
date, celui qui s’est tenu à Paris le 23 novembre 2018 aux Voûtes, restera
comme l’apothéose de leurs performances. Tous ceux qui étaient présents ce soir
là peuvent témoigner d’un véritable moment de grâce, quand l’abrasivité du son
est porté à l’état d’incandescence, la voix de Tomkins déchirant les nappes sonores
distillées par Taylor. « It’s been a blast » (Tomkins). En hommage,
nous reproduisons l’article qui introduisait l’interview de Sutcliffe Jügend
publié dans le numéro zéro d’Idiocratie.
Industrial
music for industrial people, tel était le slogan arboré par les enfants
sauvages du punk à la fin des années 1970. Throbbing Gristle, que la presse anglaise
allait surnommés les « saboteurs de la civilisation », en constituait
l’avant-garde bruitiste[1].
Dès 1975, le groupe expérimentait toutes les formes de sons que l’on pouvait
sérier, séquencer, aiguiser, déstructurer, etc. Une combinaison de fréquences
suraigües et de boucles d’infrasons que venaient déchirer les cris stridents et
les échantillons sonores. Une anti-musique qui se voulait le miroir parfait de
la dis-société moderne. Musique industrielle ? En référence au bruit des
machines qui tournaient incessamment dans les usines mais aussi aux bruits des
existences qui s’entrechoquaient dans les couloirs transparents du monde :
bureaux, métros, centres commerciaux, artères urbaines, etc. Les performances
de Throbbing Gristle visaient à étourdir le public, comme un animal d’élevage à
l’abattoir, pour lui faire subir frontalement ce que la société avait inoculé en
lui sous une forme doucereuse. Choc garanti. Quant au message, la répétition de
slogans, les boucles de discours politiques et les images insupportables
(mélange de films pornographiques et de camps de concentration) en brouillaient
toutes significations. La société du spectacle et de la consommation avait
enfanté ses propres monstres, incarnation de son véritable visage, celui du
nihilisme ordinaire : anti-musique, anti-art, anti-politique, anti-morale.
Il était difficile d’imaginer une
révolte plus radicale : sourde, froide, impersonnelle. Pourtant, au début
des années 1980, Genesis P-Orridge (leader de Throbbing Gristle) devait se
rendre à l’évidence : ils avaient eux-mêmes enfanté des monstres. La
mouvance industrielle voyait pousser sur ses flancs des groupes encore plus
vénéneux tels que Whitehouse et Sutcliffe Jügend. Un sous-genre était né :
le power electronic – que l’on nomme
parfois white noise. Il s’agit d’une
musique extrême qui récupère toutes les formes de sons électroniques (claviers,
ordinateurs, radios, samplers) pour les soumettre à d’intenses expérimentations
(boucles rétroactives, fréquences, stridences, infrabasses) et, surtout, pour
les jouer à des volumes sonores très élevés. Un espace remplis de blocs de
bruits superposés les uns sur les autres et jetés en vagues successives qui
finissent par créer une variété aiguë de souffle, une « densité spectrale
de puissance » qu’on appelle en mathématique « bruit blanc ». S’ajoute
à ce maelström une voix haineuse, comme surgie du chaos, qui prend à la gorge
l’auditeur.
Les outrages et les provocations des
pionniers de la musique industrielle avaient pour but de secouer le public.
Leurs héritiers – non reconnus comme tels – se contentent de décrire toutes les
perversions qu’une société soit disant pacifiée et civilisée renferment dans
ses marges. Ainsi, les albums de Whitehouse traitent sans aucun recul des
délits sexuels, des meurtres en séries, des pathologies mentales, du fétichisme
scatophile, etc. Les dix premières cassettes de Sutcliffe Jügend sont
dédicacées à chacune des victimes du tueur en série Peter Sutcliffe. L’album Pigdaddy (2008) franchit encore un
palier dans les petites horreurs quotidiennes en proposant une plongée abyssale
dans les fantasmes sexuels et les désordres psychiatriques d’un père abuseur.
Une deuxième vague de formations (Con-Dom, The Grey Wolves, Genocide Organ)
poursuit l’exploration des bas-fonds en insistant davantage sur la dimension
politique de tous les viols de la conscience collective. A chaque fois, aucune
explication n’est fournie, aucune référence n’est donnée, aucune dénonciation
n’est prononcée, juste le rappel de tous les faits divers qui grouillent dans
les sous-sols du monde, comme une litanie sans fin des abjections humaines.
On
comprend aisément que la scène power
electronic reste underground ;
elle est la face moribonde et refoulée de l’industrie du divertissement.
Comment la qualifier ? « Terrorisme culturel », « Shock
art », « Esthétique de la violence », peu importe finalement les
dénominations, cette musique est le reflet brûlant d’une société malade et
révèle par là même la face dérangée d’une civilisation qui se prétend humaniste.
A cet égard, le bruit est le médium parfait pour dire l’innommable, le faire sentir
presque physiquement et provoquer une forme de catharsis. L’expérience des
concerts en est une illustration : la confrontation directe, parfois
brutale, avec les spectateurs finit par ouvrir une brèche par laquelle
s’échappe la part maudite de l’humanité. Peter Sotos, membre de Whitehouse de
1983 à 2003, en a proposé une version littérale dans des livres aussi dérangeants
qu’intrigants : collage de faits divers et de rapports de police,
retranscription de dialogues de films pornographiques, témoignages d’individus (dont
celui de l’auteur) plongés dans l’univers des sexualités extrêmes. Livres et
musiques réservés à un public averti ? Sans aucun doute même s’il faut
rappeler une fois encore que seules les marges sont capables de révéler la
« vérité » qu’une société se refuse à elle-même.
Aujourd’hui,
cette scène musicale trouve un nouveau souffle avec une myriade de groupes[2]
qui produisent des albums à une centaine d’exemplaires et qui se retrouvent
dans des festivals confidentiels. Si le fond et la forme n’ont guère changé, un
sentiment d’urgence pour ne pas dire de rage semble refluer des sous-sols
culturels, comme si les marges finissaient par remonter à la surface et
déborder le monde de l’art officiel et subventionné. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera définissait le
kitsch comme étant la « négation absolue de la merde ; au sens
littéral comme au sens figuré » et précisait que « le kitsch exclut
de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement
inacceptable ». En ce sens, la musique industrielle est l’antidote au
kitsch, c’est-à-dire à la parodie qui se déploie de toutes parts avec l’appui
de la masse servile et la bénédiction de l’industrie du divertissement. Quand
la réalité sans fard, noire et profonde, s’invite au spectacle du monde.
Retrouvez Sütcliffe Jügend dans les deux numéros d'Idiocratie (cliquez ci-dessous)
[1]
D’autres groupes prennent rapidement leur sillon avec, chacun, leurs propres
spécificités : Non (USA), Laibach (Slovénie), SPK (Sydney), Club moral
(Belgique), Vivenza (France), etc. Pour une vue d’ensemble, voir Eric Duboys, Industrial Music for Industrial People,
Paris, Camion blanc, 2007.
[2] A
titre d’exemples, on peut citer Bizarre Uproar (Finlande), Shift (Grande
Bretagne), Kevlar (Pologne), Wertham (Italie), Beyond Enclosure (Portugal),
Alfarmania (Suède), Prurient (Etats-Unis), etc.
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