Edward Limonov est une personnalité
extraordinairement attachante et parfois exaspérante. Comme tous les écrivains
en mal d’imagination, il fonde son œuvre sur sa propre vie et inversement. Dans
son dernier ouvrage (traduit en français), la couverture résume à elle seule cet
angle d’approche puisque le nom de l’auteur s’intègre dans le titre :
Edward Limonov Et ses démons. Le
premier chapitre poursuit dans la même veine : intitulé « Comment il a
commencé à mourir », l’écrivain russe se raconte à travers la grave
opération du cerveau qu’il a subi le 15 mars 2016. C’est l’occasion pour lui, à
l’âge de 73 ans et dans un style d’une franchise déconcertante, de revenir sur
certains épisodes de sa vie, dont le dernier en date. Il décrit, par exemple,
avec un humour féroce les institutions hospitalières « euro-fascistes »
et s’en prend régulièrement à la caste de médecins parvenus qui le font
patienter des heures durant. Le « grand écrivain » connu
internationalement est un russe comme les autres chez lui.
La
prise de puissants médicaments et surtout la peur de la mort qui rôde se traduisent
par une multitude de visions dans lesquelles très souvent les démons l’assaillent.
Sur la base de prémonitions qui lui ont été faites, Limonov est d’ailleurs
persuadé de mourir en 2018 – rassurons-nous, il est toujours bel et bien
vivant. On le découvre alors sous une teinte volontiers spiritualiste, beaucoup
plus proche des vieilles traditions chamaniques sibériennes que des rites de l’église
orthodoxe. Chemin faisant, il parle également à plusieurs reprises de son Parti,
devenu L’Autre Russie depuis l’interdiction du Parti national-bolchévique en
2007. Le Président, comme il se nomme lui-même, s’inquiète de sa succession :
dans son proche entourage, peu de personnalités lui semblent à la hauteur – ses
amis apprécieront. Des années de résistance et de persécution ont épuisé les
militants, même les plus aguerris. Les intellectuels du Parti ont fini par
emprunter des chemins moins périlleux. Dans un style bravache, Limonov rappelle
que lui est resté un radical. Et on le croit bien volontiers : c’est littéralement
un punk de la politique ! Un peu moins engagé dans l’opposition à Poutine,
il n’en reste pas moins une cible du pouvoir, comme le rappellent les
nombreuses menaces dont il fait l’objet.
Enfin,
l’ouvrage est aussi une déambulation dans la vie passée et présente de Limonov :
les aventures particulièrement érotiques avec sa maîtresse Fifi, les
réminiscences familiales, le souvenir de la grande aventure du Haut-Altaï (pour
laquelle il a été condamné à quatre années de prison), les rapports fraternels
avec ses gardes du corps, etc. La dernière partie renoue avec l’actualité
immédiate : en effet, Limonov revient sur le conflit du Donbass et
explique comment des dizaines de membres du Parti sont partis combattre à la
frontière ukrainienne. Une nouvelle fois déçu, il se rend compte rapidement que
ces mercenaires ne parviendront pas à créer des bataillons représentatifs de L’Autre
Russie. On sourit de la naïveté du « Président », comme si les
troupes russes entrées illégalement sur le territoire du Donbass n’allaient pas
encadrer rigoureusement ces quelques électrons libres.
Au
final, Et ses démons reste un beau
roman autobiographique. Le monstrueux égocentrisme de Limonov finit même par se
dilater avec l’approche de la mort. L’auteur regarde alors avec un brin de
nostalgie et une grande lucidité le chemin parcouru. Qu’en restera-t-il à la
fin ? Pas grand-chose, c’est le lot de toutes les vies, des plus célèbres
aux plus anecdotiques.
« L’appartement
lui paru étranger. Lorsqu’il eut refermé la porte derrière les gardes du corps,
il explora soigneusement les deux pièces, la grande et la bibliothèque. Il s’assit
en silence dans les fauteuils noirs et s’arrêta devant les tableaux. Il en vint
à penser qu’après sa mort, tout cela serait ramassé et jeté au diable, sauf
peut-être deux ou trois toiles à l’huile, pour peu que la personne chargée d’effacer
les dernières traces de son existence s’avise qu’un tableau, on peut le vendre. »
(p. 41.)
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