Le
séjour de Jacques Vaché sur cette planète fut bref - 23 ans - et de ce
séjour, un siècle après sa mort, les traces restent rares :
quelques lettres, des dessins, une poignée de photos dont celle-ci, prise en
1915 alors qu’il incorporait l’armée. Le jeune homme, - il n’a pas vingt ans -
y paraît déjà très las ; la pose est presque défiante : le regard
soutient l’objectif, la bouche esquisse un sourire forcé et semble
murmurer une injure. L’attitude annonce le retrait et le refus qui
caractérisent les Lettres de guerre.
Ces dernières, longtemps disponibles sous la forme d’anthologies, sont avant
tout célèbres pour avoir prodigué la matière première nécessaire à la création
du « mythe Vaché » par André Breton. Celui-ci, les publiera peu après
la mort accidentelle de leur auteur d’une surdose d’opium, et prétendra, par
l’invention du surréalisme, prolonger la détonation amorcée par leur rencontre,
à Nantes durant la guerre. Ces lettres, les voici rééditées pour la première
fois par Gallimard dans leur intégralité, nous donnant ainsi l’occasion de
cerner au plus près la singularité de cet individu magnétique et de le
délester, un peu, de l’aura mythique savamment entretenue par celui qui se
flattait d’être son ami, André Breton.
S’il
est exact que ces lettres accédèrent d’emblée au statut d’œuvre grâce à
l’intervention d’André Breton, s’impose également une autre évidence : ces
lettres se suffisent à elle-même et relèvent d’une forme d’esprit poétique à
l’état sauvage. Passons donc rapidement en revue leurs plus flagrantes
qualités. Poète sans œuvre, Vaché s’impose d’abord par quelques fulgurances
restées fameuses, comme l’Umour,
sorte de lucidité supérieure caractérisée par le sens de « l’inutilité théâtrale (et sans joie) de tout ». Leur
ton également, « sec, un peu »,
frappe par son extrémisme dans le refus de tout pathos et ce, que le
correspondant soit un ami ou un simple parent. Cette mise à distance
systématique, ce cynisme amusé retient et parfois heurte le lecteur,
ainsi :
J’ai eu la chance de tuer le bon boche que
j’avais en face de moi (…). Le malheureux a râlé une heure _ C’est horrible
tout de même»
Pourtant,
aucun cynisme gratuit chez ce jeune homme qui a déjà approché la mort à
plusieurs reprises. Les aveux d’angoisse sont très rares, la seule crainte de
Vaché est, non pas de mourir - « J’objecte
à être tué en temps de guerre » - ni même d’être blessé - il le sera à
plusieurs reprises - mais d’avoir « l’esprit
tué » par cette « machine à décerveler » que fut la Grande
Guerre. Jacques Vaché est avant tout
accablé par l’ennui, et donc en quête permanente de la moindre distraction. Il
ne poétise pas la guerre mais évolue en poète sur le champ de bataille,
attentif aux combats aériens ou aux bombardements allemands dont il livre
à ses correspondants quelques dessins et belles évocations :
– Pourtant je ne m’ennuie pas trop, me promène
et dessine à perte de vue – Je fais des « études de fumée », les
boches envoyant, à chaque crépuscule, les plus jolis shrapnells imaginables, à
environ 8 ou 900 mètres de là - Un horizon un peu mauve et puis vieux rosé tout
à coup taché d’un beau noir velouté - ou de roux mourant qui se meurt à
plaisir.
Le
rythme de ces lettres est un curieux mélange de hâte et de nonchalance. La
ponctuation, pour le moins hétérodoxe, est marquée par l’utilisation fréquente
des fameux tirets qui scandent leur lecture. Chez Vaché, la sensibilité
railleuse d’un Laforgue se module sur un battement jazz ou la fièvre futuriste.
Il y a déjà chez le jeune homme du Marinetti et du Russolo. Mais surtout,
frappe le caractère distancié du regard. Breton disait de Vaché qu’il avait
choisi « La désertion à l’intérieur de soi-même ». Le jeune homme
pratique une politique du retrait tellement systématique qu’elle équivaut à une
véritable fuite. Vaché semble devancer, l’humour et la fantaisie en plus,
l’anarque d’Ernst Jünger, cet expert en l’art de maintenir au plus loin la
société :
-
En somme j’ai à peu près ce que je rêvais -
la guerre vue par un amateur curieux et qui tient essentiellement à n’y jouer
aucun rôle actif – j’entends absorbant –
La
lecture des Lettres achevée,
de nouveau la question s’impose : en quoi Breton a t-il pu se considérer
comme le continuateur du dandy en fuite ? Certes, tous deux exprimèrent une fascination
mutuelle pour l’« ESPRIT NOVVEAV » dont ils percevaient les
signes et dont ils brûlaient de participer au déchaînement à l’issue de la
guerre - « les belles choses que
nous allons pouvoir faire_ MAINTENANT ! » - mais au-delà de cette ambition commune, il
est permis de s’interroger sur la nature de cette relation. Fut-elle une
véritable amitié? La durée de leur fréquentation à Nantes - à peine deux mois -
en ferait douter. Quant à leur complicité, elle ne fut pas aussi parfaite que
le prétendit Breton. Ces Lettres
révèlent que Vaché avait bien saisi l’inaptitude totale de son interlocuteur à
l’humour, qu’il en riait sans doute tout en s’amusant à chahuter ses idoles,
Mallarmé, Apollinaire et surtout Rimbaud. Vaché semble donner le change en
jouant la partition attendue de sa part
mais la fascination qu’il exerça sur André Breton ne fut pas réciproque.
Vaché avait l’ascendant, tous les témoins de cette période s’accordèrent pour
le constater, jusqu’au pauvre Aragon, qui, jaloux, s’en rendit malade. Bref, si
amitié il y eût, rien n’indique qu’elle eût été amenée à durer. Il n’est pas
davantage certain que Vaché eût persévéré dans l’écriture : son
inscription aux Beaux-Arts de Nantes, les dessins qui parsèment sa
correspondance, laissent penser qu’il eût plutôt choisi la voie des arts
plastiques.
Breton,
en l’assimilant à sa personne en fit le Christ de l’église surréaliste,
répétant à l’envi : « Vaché est
surréaliste en moi », or, il y a fort à parier que, vivant, Vaché eût
été le premier mécréant de cette église. Comment lui, qui pensait qu’ « un homme qui croit est
curieux », eût adhéré aux « manifestes », accordé la moindre
foi aux oukases, excommunications, à « l’Amour fou », ou plus drôle
encore, à l’engagement communiste ? Comment cet individu si souverain
eût-il pu évoluer sans rire dans l’entourage du pontifiant prestidigitateur ?
Breton, par son tour de passe-passe maquillé en transsubstantiation, a différé
certaines embarrassantes questions et découragé quiconque de s’intéresser
davantage à la vraie personne de Jacques Vaché. La mort précoce de ce dernier
nous a également privé d’une confrontation dont le sens excédait largement le
cas de ces deux personnalités d’exception : Vaché face à Breton, c’est une
variante paroxystique de l’éternelle opposition de l’esprit libre et du
militant.
Breton,
fut une des plus sinistres incarnations de l’esprit de sérieux du XXè
siècle. Avec lui, « l’épanchement du songe dans la vie réelle » devint
programmatique, utile, mis de force au service d’une cause majusculaire - la
sienne - et son œuvre une laborieuse tentative, sous couvert de théorie,
de normaliser le rêve et toute fantaisie. En prétendant servir les irréguliers
de l’art, il les faisait rentrer dans le rang, enserrant leur singularité dans
d’étroites définitions, les explicitant jusqu’à l’insignifiance par de trop
longs développements. Son indiscrétion totalitaire n’eût aucune limite. Partout
sur son passage, il instaura la tyrannie du mièvre et du mignon. Il fut bien le
contremaître du rêve, l’adjudant en chef de cette caserne libertaire dans
laquelle nous piétinons encore aujourd’hui. Tout fut pesanteur chez cet homme
comme l’annonce son visage empâté, fermé, sévère, sa mâchoire lourde,
prognathe, son coup de menton plus menaçant encore que celui de Mussolini.
Breton fut bien l’ancêtre commun de tous les « rebellocrates ». Et
c’est cet homme qui ne riait jamais, tout au plus condescendait-il sur de rares
photos à un rictus complaisant, qui se risqua à la plus enthousiasmante
entreprise poétique du siècle : l’anthologie
de l’humour noir. Ce simple fait signe un siècle de mensonges et
d’impostures. A ces griefs, on opposera bien entendu la somptuosité de la prose
bretonienne, seulement, il est impossible d’apprécier le faste de ces longs
sermons désarticulés quand on a entendu, ne serait-ce qu’une seule fois, le ton
de voix d’André Breton. Celui-ci, vibrant d’une solennité IIIè
République, tout bon Français, d’instinct, le reconnaît : c’est celui de
l’instituteur qui assène une dictée ou bien du pion sourcilleux prêt à bondir
sur le potache trop distrait; c’est celui du notable qui ouvre un banquet
radical socialiste ou plus sinistre encore, de l’inspecteur des impôts qui,
jubilant, relève une irrégularité.
La
sensibilité de Breton, quoiqu’il ait pu en dire durant un demi-siècle, se situe
aux antipodes de celle de Vaché, toute en retenue, pudeur, traits, saillies,
éclipses, ellipses et dérobades. Les
Lettres de guerre attestent de sa volonté
polie de ne rien prendre au sérieux, de choisir le dégagement en toute
circonstance, mais aussi de ne jamais se plaindre : « Avoir le
« cafard » est si peu sportif ». Bref, « Never
explain, never complain ». Elles restent, selon la belle expression de
Philippe Pigeard, un parfait « traité d’anti gravité ». Peut-être
Vaché fut-il davantage lui-même lorsqu’il s’adressait à Jeanne Derrien, sa
« marraine de guerre », confidente et très platonique amoureuse.
Celle-ci, à la fin du siècle dernier, presque centenaire, apporta un sérieux
bémol au « mythe Vaché », en défendant l’irréductible singularité de
son ami dont elle fut la seule à deviner la vulnérabilité derrière la glaciale
attitude*. Mais plutôt que d’une attitude faudrait-il parler d’une morale de
l’allure. Ce jeune homme privé de sa jeunesse, à vingt ans au bout du rouleau,
avait une manière bien à lui de rester debout, de « tenir » en
traversant le carnage. Cette nouvelle édition des Lettres de guerre nous
le restitue bien vivant, pour toujours en faction à la lisière du rire en
larmes.
François GERFAULT
* C’est sans doute le seul reproche que l’on
pourrait adresser à cette édition que de ne pas avoir inclus le témoignage de
Jeanne Derrien qui figure pourtant dans l’anthologie des lettres publiée par la
collection Points en 2015.
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