Robert
Bresson n’est pas méphistophélique ; mais c’est une âme transparente, un auvergnat
têtu, un artiste d’une pureté d’acier, indifférent au manège, à la politesse
envers les commanditaires et aux catastrophes financières. Il a décidé que les
artistes étaient la mort de l’art ; il lui fallait du direct, le matériau
brut. Aussi priait-il (et prie-t-il encore) ses amis, quand il a une idée de
film en tête, de lui trouver des acteurs qui n’en soient pas, mais dont le
génie naturel corresponde à celui des héros qu’il imagine. Charlotte Fabre-Luce
me disait hier quels ravages cette manière de choisir avait provoqués :
« Il me demande de lui organiser des thés, ou de l’emmener dans les bals
de jeunes filles. Tout à coup, une lui plaît. Il la prend à part, la fait
parler, s’emballe ; elle devient la perspective d'être Sophia Loren, sent
la tête lui tourner. Elle se fâche avec sa famille (comme la jeune Montesquiou,
qu’il avait choisie quand nous devions faire ensemble La Princesse de Clèves).
Elle a aussi la tête tournée par la belle figure de Bresson, sa mèche grise,
son œil vert, la transparence de son âme à travers le noble masque. Bresson lui
fait lire une page ; tout à coup elle dit a-oût au lieu d’août ; il
ne veut plus la voir, lui tourne le dos et la flanque dehors. Cela arrive 9
fois sur 10. L’une des élèves exclues (Mademoiselle R.) s’est jetée sous une
rame du métro, etc... »
Je trouve qu’il y a là un ravissant
sujet de nouvelle pour vous. Voulez-vous que je vous fasse déjeuner avec
Bresson ? Il est exquis, vous serez séduit et le séduirez.
Ce blog, né d’une soirée d’ivresse il y
a 10 ans, devait s’intituler « massacre présidentiel » et se donner
pour tâche de commenter furieusement l’élection de 2012 tant elle nous
apparaissait à la fois drolatique et consternante. Etant donné l’ampleur de la
mission, le nom « idiocratie » s’est finalement imposé – à juste
titre. Depuis, pas une seule journée n’a échappé à l’empire idiocratique qui
étend, partout, ses territoires imbéciles et occupe désormais le moindre recoin
de l’esprit humain. Evidemment, l’élection présidentielle de 2022 ne déroge pas
à la règle, loin s’en faut, c’est même un excellent cru.
Au
vu du diagnostic implacable, faut-il le rappeler : pollution des airs et
des eaux, acidification des océans, fonte des glaces, extinction massive
d’espèces, prolifération des maladies infectieuses et des zoonoses,
accroissement exponentiel des déchets toxiques, dérèglement climatique, réduction
des capacités cérébrales, et, donc, de la catastrophe annoncée, la seule
question qui valait, comment sortir du
capitalisme du désastre ?, n’a même pas été esquissée – sauf dans les
termes désuets de l’anticapitalisme d’opérette. Précisons, le capitalisme n’est
plus seulement un système économique qui repose sur l’accumulation du capital
mais un appareillage planétaire qui prend en charge – quadrille – toutes les
sphères de l’existence : le corps biologisé, l’âme spectacularisée et
l’esprit néantisé. De même, la catastrophe n’est pas à venir, elle est en cours
et révèle l’achèvement en lequel s’accomplit le pire. Littéralement, elle
est une « apocalypse nue », une « apocalypse sans royaume »
(Anders) : un événement qui ne débouche sur rien, sinon la fin, le point
d’arrêt.
Autant
dire que les programmes présentés de part et d’autres relevaient au mieux de
l’aveuglement volontaire au pire du cynisme le plus abject. Ainsi, le concours
Lépine des mesures les plus insensées a battu son plein avec en ligne de mire
la sacrosainte quantité : plus de fric, plus de biens, plus de travail,
plus de développement (« vert » il s’entend), plus d’Etat, plus
d’investissement, plus de sécurité, plus de numérique, plus de dettes, plus,
plus, plus… Les citoyen-consommateurs, découpés en tranches électorales, en ont
eu pour leur argent, chacun à sa mesure : un peu plus pour les gros, un
peu moins pour les petits.
Dans
ce contexte, la révolution écologique, à savoir la modification radicale
des interactions des êtres vivants entre eux et avec leur milieu, n’a même pas
été abordée – encore moins par les partis dits écologistes qui servent
uniquement de caution à la perpétuation d’un système mortifère. Quelques sujets
pourtant brûlants ont été soigneusement évités : ainsi, la fragmentation
des subjectivités, notamment celles en construction des enfants, par les écrans
et la publicité de masse, la destruction des territoires par la métropolisation
outrancière, l’artificialisation des terres et l’agriculture intensive, le
démantèlement des principes de la santé publique à l’occasion de la gestion de
la crise sanitaire, la destruction de la notion même de travail à travers la
numérisation et l’ubérisation, la déshumanisation de catégories entières de la
population livrées à la pauvreté extrême, la privatisation forcenée de l’Etat
mise en coupe réglée par les cabinets de conseil, la dépolitisation
grandissante de citoyens cantonnés au rôle de spectateur-consommateur,
l’externalisation de la production industrielle et des droits à polluer,
l’expérimentation d’un portefeuille du citoyen vertueux à l’échelle européenne,
etc. Et, l’essentiel a été tout simplement occulté : quelle
finalité ? Quel horizon ? Quelle destinée ? Quelle
communauté ?
Rien,
le vide, l’abîme. Il n’y a pas de monde d’après, seulement celui du présent
perpétuel qu’on feigne de recommencer encore et encore jusqu’à l’effondrement
général. Patron, une tournée !
Evidemment,
une aussi belle séquence électorale dont le narratif a été écrit dès le
lendemain de 2017 et tambouriné sur tous les tons pendant cinq années, ne
pouvait se terminer que par un feu d’artifice : la quinzaine
antifasciste ! Que n’entend-on pas, une nouvelle fois, le chœur des
artistes éplorés se lamentant du retour des heures les plus sombres, que ne
lit-on pas les tribunes des sportifs millionnaires en appelant à un sursaut
moral, que ne voit-on pas les mines graves des journalistes préconisant le
fameux barrage républicain, etc. Partout, comme à chaque fois, une foule de
bons citoyens se rachète à bas prix une conscience pour la faute qu’elle
s’apprête à commettre, en toute connaissance de cause : jouir encore une
fois, jouir encore un peu, profitez de la vie tant qu’il en reste !
Comme
le prédisait Pasolini : le fascisme à venir prendra le visage de
l’antifascisme et participera, férocement, à la perpétuation d’un système dont
il se veut le reflet inversé – en pure perte.