samedi 15 octobre 2022

L'empire de la bureaucratie

 


« On s’est tous sucrés, moi, chacun d’entre vous, tous ! » hurle la mairesse à ses plus proches collaborateurs, dans Durak ! du réalisateur russe Yuri Bykov, quand un vent de panique souffle sur le conseil municipal parce qu’un immeuble vétuste menace de s’effondrer et d’ensevelir ses occupants. Le film, sorti en 2014, l’année qui voit Vladimir Poutine annexer triomphalement la Crimée, est une cruelle métaphore de la société russe. « Nous vivons comme des animaux et nous mourrons comme des animaux parce que nous ne sommes personnes les uns pour les autres », lance, au comble du désespoir, Dima, le protagoniste principal, à son épouse. Sa triste tirade, comme celle de la mairesse, résonne encore de terrible manière dans la Russie de 2022, celle de la guerre avec l’Ukraine, couronnement de vingt-deux ans de Poutinisme.

Comme la mairesse du film de Bykov, Poutine aussi s’est « sucré » lui aussi mais il a d’abord aidé les autres à le faire, avec suffisamment d’habilité pour lui permettre de tracer sa route vers le sommet du pouvoir. Officier du KGB, il est en poste à Dresde au moment de la chute du mur de Berlin, en novembre 1989, et revient en Russie pour assister, impuissant, à la chute de l’URSS. Rentré en Russie en février 1990, il est invité, en juin 1991, par son ancien professeur de faculté de droit, Anatoli Sobtchak, élu maire de Saint-Pétersbourg, à devenir son conseiller aux affaires internationales. La fidélité dont il fait preuve à l’égard d’Anatoli Sobtchak, même quand celui-ci est vaincu à l’élection municipale de 1996, est payante. En juin 1996, Vladimir Poutine est recruté par Pavel Borodine, proche de Boris Elstine et, à partir de là, il va faire usage des compétences qu’il a acquise au service du KGB, pour gagner les faveurs du président. En mars 1999, Poutine est nommé au poste de secrétaire du Conseil de sécurité de la Russie. A ce moment, Yuri Skuratov, procureur général de la fédération de Russie, enquête sur les soupçons de détournement de fonds publics, notamment dans le cadre de l’immense chantier de restauration du musée de l’Ermitage. Le 18 mars 1999, la télévision diffuse une vidéo sur laquelle on voit un homme ressemblant à Skuratov, avoir des relations sexuelles avec deux jeunes femmes, supposément mineures. En dépit de ses dénégations, le scandale ruine sa carrière et Skuratov est remplacé par Vladimir Ustinov qui met opportunément fin à l’enquête visant Boris Elstine et son entourage. 

 



L’ascension de Vladimir Poutine est fulgurante après l’affaire Skuratov. Devenu le protégé de Boris Elstine, il devient aussi son Premier Ministre et quand Boris Elstine démissionne par surprise le 31 décembre 1999, Vladimir Poutine, en tant que chef du gouvernement, devient légalement président. Sa campagne présidentielle commence avec une visite aux troupes russes stationnées en Tchétchénie et il est officiellement élu président de la Fédération de Russie le 26 mars 2000 dès le premier tour de l'élection présidentielle anticipée avec 52,52 % des suffrages contre 29,2 % à Guennadi Ziouganov (parti communiste). Dès son arrivée au pouvoir, le nouveau président accorde l’immunité judiciaire à toute la famille Elstine.

Si Vladimir Poutine bénéficie d’une réelle popularité au sein de la population russe, son long maintien au pouvoir s’explique aussi par la pérennité du système initié par Boris Elstine et perfectionné par Poutine. La « thérapie de choc » initiée par Elstine en 1992 avait entrainé une inflation de plus de 2500 % et une opposition frontale avec la Douma. En réponse à un projet de référendum visant à adopter la nouvelle constitution, préparée par le gouvernement russe, et à la volonté de ce dernier de dissoudre le Congrès, les parlementaires répliquèrent en appelant à la destitution d’Elstine. Après dix jours d’affrontements meurtriers dans les rues de Moscou, le parlement sera mis au pas avec l’aide de l’armée. Des rafles massives conduisirent à l’arrestation de plus de vingt-mille suspects et partisans du président par intérim Alexandre Routskoï, les combats de rue entraînant la mort de 150 à un millier de Russes, suivant les sources. La constitution est finalement adotée en décembre 1993 par référendum et 58,4 % des voix. Routskoï et ses partisans ne restèrent pas longtemps en prison. Graciés, ils forment un éphémère mouvement nationaliste, Derjava (« Puissance »), qui s’allie à la présidentielle de 1996 avec les communistes de Guerasinov, sans parvenir à faire autre chose qu’à consacrer l’existence d’une « opposition systémique », incapable de s’opposer vraiment au pouvoir en place, tout en contribuant à légitimer le régime russe, notamment aux yeux des occidentaux, qui saluent naïvement la manière dont Elstine a su conserver la maîtrise de la situation face aux « nationalistes » et aux « nostalgiques du communisme », sans comprendre que ceux-ci ne jouent déjà plus vraiment de rôle politique significatif en Russie. 

 


La création en 2001 du parti Russie Unie, par le maire de Moscou Iouri Loujkov, le président du gouvernement Evgueni Primakov, le président du Tatarstan et dirigeant du parti Toute la Russie, Mintamer Chaïmiev et le leader du parti Unité, Sergueï Choïgou, est la pierre angulaire du système de démocratie guidée consolidé au cours des années Poutine et théorisé par le politologue Gleb Pavlovski, conseiller de Vladimir Poutine, de 1996 à 2011. Ce que Gleb Pavlovsky a brillamment échafaudé, comme il l’explique en 2016 au philosophe et éditeur Arnis Ritups, pour la revue Lettone Riga Laiks : « toute l’opposition est convaincue que Elstine va s’accrocher au pouvoir jusqu’au bout. (…) Cela veut dire qu’il ne font pas attention à l’héritier. Ils vont livrer bataille à Elstine et l’héritier en profitera pour s’imposer. »[1] L’héritier qui s’est imposé d’abord sous la protection d’Anatoli Sobtchak à la mairie de Saint-Pétersbourg[2] et a échappé à un premier scandale, quand il est accusé par le Conseil Législatif de la ville, d’avoir détourné quelques 90 millions de dollars dans un contrat de vente de métal au rabais en échange de denrées alimentaires jamais parvenues en Russie[3], ne tarde pas à faire valoir ses prérogatives, sitôt son héritage revendiqué. 

A l’été 2000, alors que Vladimir Poutine vient tout juste d’être élu président de la Fédération de Russie, il convoque au Kremlin vingt et un des hommes les plus riches de Russie, ceux-là même que l’on surnomme les « oligarques », enrichis au-delà de toute mesure sous l’ère Elstine. Poutine n’est pas là pour leur déclarer la guerre mais pour leur rappeler quel équilibre doit définir leur relation avec le Kremlin. « Allons droit au but, soyons ouverts et faisons le nécessaire pour mettre en place une relation civilisée et transparente. » Le deal offert par le président russe est simple : respectez mon autorité et vous pourrez conserver vos propriétés, vos jets privés et vos entreprises géantes. Ceux qui refusent seront éliminés, ceux qui acceptent l’accord deviendront encore plus riches. Dans ce système d’interrelations complexes fondé à la fois sur l’autoritarisme du Kremlin, la toute-puissante machine étatique et une corruption endémique, trois cercles de pouvoir s’organisent autour de Poutine : le premier, celui des proches, des premiers soutiens, anciennes relations du KGB ou de Saint-Pétersbourg : Yuri Kovalchuk, le billionnaire Arkady Rotenberg, ou encore Guenadi Timochenko, directeur de la compagnie de gaz naturel Novatek et de la holding de la pétrochimie Sibur. Le second cercle, celui des fidèles, les silovikis, les nouveaux hommes du président, choisis par Poutine à son arrivée au pouvoir, le troisième, celui des oligarques qui ont accepté de passer une alliance avec Vladimir Poutine. 

 


Un système complexe et fragile mais qui va fonctionner durant plus de deux décennies. Et pour cause : Vladimir Poutine ne fait que perpétuer une très ancienne conception du pouvoir, qui a cours depuis que la Russie réussit à s’affirmer en tant qu’Etat, quand Ivan III la libère du joug mongol à la fin du XVe siècle. En tant qu’Etat... mais pas en tant que nation : « Les Russes ne sont pas une nation. Dans un sens, les Russes ne sont qu’une fonction spatiale et le pouvoir qui parvient à tenir cet espace (…) et pour cette raison, il est impossible de bâtir une démocratie sur les bases de la culture russe, cela ne peut être réalisé », affirme l’ex-éminence grise de Poutine, le philosophe et politologue Gleb Pavlovsky. Pour les historiennes Maryanne Ozernoy and Tatiana Samsonova, la culture politique russe est enracinée dans la pratique du pouvoir du temps du Rus médiéval, quand le pouvoir central se voit obligé de déléguer une partie de son pouvoir à des chefs locaux, les boyars, régnant sur des parcelles de l’immense territoire, les votchinas, dans lesquelles ils mettent en place, avec l’accord du tsar, un système de perception des taxes qui leur permet de largement se servir au passage et dont le nom, en russe, est évocateur : kormlenié, l’« alimentation ». De ce système, auquel participent les boyars et les sluzhilé liudi, les « servants du tsar », naît une première forme de hiérarchie bureaucratique nommée mestnitchestvo, désignant tout simplement ceux dont le rang et l’importance leur permet de s’assoir à la table du tsar[4]. Pour les deux historiennes, la bureaucratie russe ne cesse à partir de là de gagner en puissance pour devenir de facto le véritable pouvoir politique. Tous les changements de régimes depuis le tsarisme jusqu’au poutinisme, en passant par l’Union Soviétique, n’ont fait que perpétuer le pouvoir du monstre bureaucratique « corrompu, inefficace et tyrannique »[5] qui s’avère pourtant le seul capable de maintenir ensemble toutes les composantes de l’immense espace russe mais aussi d’empêcher invariablement la Russie de devenir une nation pour rester prisonnière d’un impérialisme qui reste la seule condition d’existence de ce pays continent aux immenses espaces vides.

La guerre déclenchée en Ukraine par Vladimir Poutine s’intègre bien dans une logique historique, mais pas celle que défend la propagande du Kremlin. Alors que l’Ukraine affirme dans l’adversité son statut de nation indépendante face à Moscou, la Russie poutinienne s’enferre dans la fuite en avant impérialiste qui caractérise l’étatisme russe tout en demeurant une malédiction pour la nation russe. Et alors que les revers militaires se succèdent en Ukraine, le complexe édifice du poutinisme vacille, comme l’immeuble du film de Yuri Bykov. Quand le système ne parvient plus à s’alimenter - et ceux qui en font tourner les rouages à se « sucrer » - c’est l’ensemble de la machine qui peut se retourner contre ses maîtres, une caractéristique historique qui fait de la « Maison Russie » une imprévisible bombe à retardement. 

 

 


 

 


 

 



[1] Gleb Pavlovsky. « An Afterthought. » Riga Laïks. Printemps 2016. Propos recueillis par Arnis Ritups. https://www.rigaslaiks.com/magazine/marts-2016

[2] Anciennement « Soviet de Léningrad », puis mairie de Saint-Pétersbourg, redevenue depuis 1996 l’« administration de la ville Saint-Pétersbourg », avec à sa tête un gouverneur.

[3] Vladimir Kovalev. "Haie d’honneur pour Poutine". The Saint Petersburg Times. 23 juillet 2004

[4] Maryanne Ozernoy. Tatiana Samsonova. « Political History of Russian Bureaucracy and Roots of Its Power. » Demokratizatsya. The Journal of post-soviet democratisation. Volume 3. Numéro 3. Hiver 1995

[5] Shinar, C. (2012). How Russia's Bureaucracy hindered its Economic Development. European Review, 20(3)

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