lundi 30 janvier 2023

L'esprit d'anarchie, la vie en commun

 

 

 

« Qui réveille à la vie, à la vie individuelle, le monde perdu en lui ; qui se sent comme un rayon du monde, et non pas comme étranger au monde : celui-là vient, il ne sait pas d’où ; celui-là va, il ne sait pas où ; son rapport au monde sera un rapport à soi, et il aimera le monde comme lui-même. Ces hommes régénérés vivront entre eux, parce qu’ils se sentiront faire partie d’un seul et même tout. Là sera l’anarchie. »[1] Telle est la vision portée par Gustave Landauer qui précise par ailleurs que « l’anarchie de l’avenir ne viendra que si les hommes du présent sont des anarchistes et non pas des partisans de l’anarchisme ». On l’aura compris, chez lui, l’anarchie est un mode de vie présent au plus profond de soi-même, lequel s’expérimente dans la chaîne continue des êtres qui se sont reconnus comme des frères dans une sorte de communauté d’esprit. Vision utopique ? Assurément non, si l’on parvient à retrouver le bruissement foisonnant de la vie qui n’a cessé d’être écrasée, étouffée, disciplinée et réglementée par tous les dispositifs mis en place par le marché-Etat.

Dès les origines, Joseph Proudhon a rapporté l’anarchie (an-arkhê : sans principe, sans fondement) à la prévalence du chaos dans la trame fondamentale du monde. C’est pourquoi la société cherche l’ordre dans le flux continu de la vie et se donne pour perspective l’équilibre toujours instable de la liberté en actes. Ainsi compris, le chaos est bien le principe générateur du monde ; il est un « bloc de matière primordiale et brute, monstre unique et véritable, inerte et spontané »[2] qui se répercute dans la vie par la multiplicité infinie des possibles et la transformation incessante des êtres. Cela signifie concrètement que la nature profonde de l’être n’est pas sociale, politique, religieuse, etc. mais chaotique, c’est-à-dire impossible à fixer, à rationaliser, à comprendre. Bakounine ne dit pas autre chose lorsqu’il définit « l’être intime » comme « l’éternellement passager » tandis que Nietzsche rappelle qu’« il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse ». 

 

 

Cette lecture du monde ne débouche pas pour autant sur une société chaotique, anarchique, violente car elle est compensée par une autre donnée, cette fois-ci anthropologique : la nature foncièrement altruiste de l’homme. Ce que Charles Fourier traduit par la belle formule : « Par le plus intime de soi, chacun est tendu vers l’extérieur et vers autrui ». En effet, l’homme est davantage qu’un animal social, il est un individu qui découvre au fond de lui-même les ressorts cachés qui le projettent vers les autres, dans un jeu de miroir où la singularité se reconnaît dans l’universalité et inversement. Ne nous méprenons pas, ce retour à soi ne doit pas contribuer à l’accroissement de l’ego et conduire à la souveraineté absolue de l’Unique si cher à  Stirner. Au contraire, Landauer parle d’une « mutation spirituelle » pour décrire le processus qui permet à l’homme de surmonter la fausse conscience du moi égoïste pour s’ouvrir à l’autre en soi, prélude à l’intime solidarité qui se noue entre tous les êtres. « Ce que nous avons, écrit-il, de plus individuel est ce que nous avons de plus universel ».

Entre le monde chaotique et l’individu singulier, se joue finalement une lutte profonde, naturelle, qui débouche sur la formation de petites communautés. Proudhon insiste beaucoup sur la relation polémique voire guerrière que l’homme entretient avec son environnement et ses semblables : c’est de la contradiction des forces que doit surgir une forme d’anarchie positive, un ordre spontané. A partir de là, et par la grâce de l’entraide mutuelle, se forment des « êtres collectifs autonomes qui coopèrent, se mesurent les uns aux autres et se coordonnent dans des rapports de ”commutation“ »[3]. Si les penseurs anarchistes diffèrent dans leurs formulations, il n’est pas interdit de voir dans cette fibre communautaire, bien loin de la socialisation rigide, une forme d’union qui transcende, pour un moment donné, la multiplicité du monde. Hakim Bey écrit à ce sujet : « De “l’union des égoïsmes” chère à Stirner, passons au cercle des ”esprits libres“ de Nietzsche et, de là, aux “séries passionnelles” de Fourier, nous dédoublant à l’infini au fur et à mesure que l’Autre se multiplie dans l’eros du groupe »[4].

 

 

Ce monde de sympathies organisées butte cependant sur la question inéluctable du pouvoir et incidemment sur celle de la domination. La belle formule de Proudhon, « L’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir », se rapporte en dernier ressort à la notion très large de « Justice » conçue comme la grande ordonnatrice des mondes. De même, les phalanstères, les communes autogérées, les coopératives, les TAZ (« zones d’autonomies temporaires »), etc. constituent des expériences de vie intenses sans parvenir à offrir une véritable alternative à la construction froide et rationnelle de la société. Face à l’Etat, ce « gros animal » qui gouverne désormais les moindres parcelles de l’existence individuelle, il reste à inventer de nouvelles formes d’associations qui desserrent les coutures d’une réalité entièrement corsetée par la raison calculatrice. Le fédéralisme, le mutualisme ou encore le communalisme tentent de disséminer le pouvoir pour le redonner à la base, en partant de cette « matrice d’amitié » qui a toujours fait les groupements humains. Mais il faut reconnaître que la complexité économique, la désintégration sociale et les avancées technologiques ont fini par créer un monde hors-sol qui ne nécessite plus d’être politiquement organisé mais seulement rationnellement administré. 

Sur ce dernier point, les anarchistes individualistes et autres socialistes conservateurs ont souvent été plus visionnaires que leurs contemporains. En effet, cette réalité chaotique dans laquelle l’homme trouve à s’affirmer par le moyen de la liberté est de plus en plus étouffée par une modernité qui ne cesse de créer des intermondes, des interfaces, des simulacres. Au XVIIIè siècle, la fièvre révolutionnaire qui débouche sur la mise en place des institutions démocratiques les laisse le plus souvent perplexes sans compter que la croyance dans le progrès relève davantage pour eux de l’affabulation théorique que de la réalité historique. En définitive, le suffrage universel est au mieux une illusion au pire une mascarade ; il permet de légitimer le pouvoir des représentants par un supplément d’âme, celui procuré par l’onction du peuple. Proudhon observe qu’« après avoir aboli le gouvernement par la grâce de Dieu, nous avons prétendu, à l’aide d’une autre fiction, constituer le gouvernement par la grâce du peuple ; […] au lieu d’être les éducateurs de la multitude, nous nous sommes faits ses esclaves »[5]. De la même façon, la sacrosainte opinion commune s’apparente aujourd’hui à une logorrhée publique qui finit par vider le langage de tout contenu objectif. En outre, cette « bulle inflationniste de bavardage » s’accompagne d’un déferlement d’images et d’interprétations qui duplique le réel en une série indéfinie de simulacres. Dans ce contexte, l’ontologie anarchiste n’a jamais été aussi actuelle : il faut parler de la vie depuis la vie, depuis le conflit qui l’anime, pour se rendre présent à soi-même, au monde, par l’exercice concret de la liberté.

Les programmes politiques, les slogans révolutionnaires ou encore les espoirs constituants participent de la même fausseté, celle de partir d’un sol mythique, idéologique pour construire une autre réalité. Proudhon forge le néologisme « idéomanie » pour dénoncer cette fuite dans l’utopie que l’espérance révolutionnaire ne fait que renforcer. De son côté, Landauer devient rapidement une sorte de paria de la communauté anarchiste par son refus d’utiliser la violence et son dédain constant des entreprises révolutionnaires. Il se présente d’ailleurs comme un penseur « anti-politique » qui s’intéresse moins au renversement des structures du pouvoir qu’à la transformation intérieure de l’homme, préalable essentiel à la création de nouveaux liens communautaires. La lutte n’en est pas moins âpre puisqu’il s’agit de poser des nouveaux commencements, des nouvelles formes de vie. Là est l’anarchie, là où les « hommes régénérés vivront entre eux, parce qu’ils se sentiront faire partie d’un seul et même tout ».   

 


 



 

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[1] Collectif, Gustave Landauer, un anarchiste de l’envers, Paris, éditions de l’éclat, 2018, p. 163.

[2] Hakim Bey, L’art du chaos. Stratégie du plaisir subversif, Paris, Nautilus, 2000, p. 13.

[3] Edouard Jourdain, Proudhon contemporain, Paris, CNRS Editions, 2018, p. 25.

[4] Hakim Bey, op. cit., p. 3.

[5] Proudhon cité par Edouard Jourdain, op. cit., p. 68.

samedi 21 janvier 2023

Wakanda

 


 

        Le ridicule ne tue pas, sauf entre les mains des Etats. Là, il devient assurément une arme létale, d’autant plus mortelle qu’elle se confond avec un instrument de divertissement, partagé par la planète entière.  En 1990, le politologue Joseph Samuel Nye théorise le concept de softpower et le définit comme la capacité d’un Etat à obtenir ce qu’il souhaite d’un autre Etat, ou à faire en sorte que cet autre Etat veuille la même chose que lui sans le contraindre. A la différence de la propagande, qui ne s’embarrasse pas de subtilité et qui est le fait d’un gouvernement, le softpower prend les formes les plus diverses et est construit par de multiples acteurs, étatiques ou non. A l’ère de l’information de masse, le cinéma est un instrument privilégié du softpower et la franchise de films MCU – pour Marvel Cinematic Universe – produite par les studios Marvel, propriété de Walt Disney, constitue sans nul doute le navire amiral de la flotte de guerre culturelle hollywoodienne. En un peu plus de vingt ans et plus de trente films, la franchise Marvel a rapporté plus de trente milliards de dollars et rendu la planète accro aux super-humains bodybuildés en collants. Après avoir essoré les superstars comme Spiderman ou Iron Man, les studios Marvel doivent désormais aller piocher parmi les seconds couteaux, tout en s’efforçant d’être dans l’air du temps. Depuis quelques années déjà, la mode est à la cancel culture et le fond de l’air est woke. La Panthère noire (« Black Panther » en version originale), super-héros créé par le scénariste Stan Lee et le dessinateur Jack Kirby et apparu pour la première fois dans le 52e opus des aventures des Fantastic Four en juillet 1966, était donc le candidat parfait pour incarner le nouveau super-symbole conscientisé de l’ère Trump. 

        Le softpower américain est un instrument économique, géopolitique et idéologique, soigneusement calibré pour répondre aux attentes du public américain. En 1954, quand le magazine de comics Jungle Tales présente le héros « Waku, le prince Bantu », son éditeur, Atlas Comics (nom utilisé par Marvel Comics à l'époque), suit avec précision l’actualité du moment et le combat pour les droits civiques. En 1966, l’héritier de Waku, rebaptisé « Black Panther », s’adresse directement aux lecteurs noirs américains en mettant en scène ce super-héros qui règne sur le Wakanda, royaume imaginaire situé en Afrique, très avancé technologiquement, seul endroit au monde possédant des mines de vibranium, métal extrêmement rare aux propriétés fantastiques. Dans les années 1960, cette Panthère Noire rencontre un tel succès auprès du lectorat afro-américain qu’elle aurait même inspiré le nom du Black Panther Party, créé en octobre 1966. Cinquante ans plus tard, la Panthère noire a donc logiquement repris du service pour coller à une autre actualité, celle de #metoo et Black lives Matter. Et le pari de Marvel a été payant. Le film Black Panther, sorti en 2018, a été un succès planétaire. Il a coûté 200 millions de dollars et en a rapporté 1,3 milliard et son protagoniste principal est devenu une icône pop culture du nouveau combat pour les droits civiques dans le climat de tensions ethniques et de violences qui a marqué le mandat de Donald Trump.

 

 

En 2022, Marvel tente de rééditer l’excellente opération commerciale du premier film. Malheureusement, l’acteur principal, Chadewick Boseman, interprète du roi T’Challa, souverain du Wakanda, alias The Black Panther, est tragiquement décédé en août 2020 d’un cancer du côlon. Qu’à cela ne tienne, le nouvel opus de Black Panther sera non seulement un film de super-héros afro-américains mais également dominé par les femmes. Et les nouveaux ennemis du Wakanda sont les anciennes puissances coloniales qui tentent de lui voler son vibranium. Nous ne gâcherons pas la surprise des quelques lecteurs qui n’auraient pas encore vu Black Panther : Wakanda Forever (c’est le titre) en révélant que l’on apprend dès le début du film le nom de cette odieuse nation sans foi ni loi : la France. La toute première scène du film montre les forces spéciales françaises qui tentent de s’attaquer à une base avancée du Wakanda… au Mali. Confrontés aux fières guerrières wakandaises, les soldats de l’ancienne puissance coloniale sont facilement vaincus et capturés et amenés pieds et poings liés face à l’assemblée des Nations-Unies devant laquelle ils sont forcés de se mettre à genoux. 

 


          Avec beaucoup de cynisme et fort peu de nuance, les studios Marvel s’efforcent de séduire un public soucieux de saupoudrer la bûche de Noël hollywoodienne d’une pincée de conscientisation ethno-différentialiste et soi-disant anticoloniale. L’industrie du cinéma a la mémoire courte évidemment et on se souviendra qu’il y a vingt ans, en 2003, c’est un autre héros de comics, Captain America, qui traitait les Français de lâches, pour avoir eu l’audace de refuser de soutenir l’intervention de l’Oncle Sam en Irak. Bien sûr, en refourguant aussi grossièrement leur clinquante camelote, les studios Marvel insultent la mémoire des 58 soldats français, tués au cours des opérations Serval et Barkhane au Mali, dont le sacrifice a permis d’éviter la contagion islamiste dans toute l’Afrique de l’ouest et au Mali de conserver son intégrité territoriale, mais Marvel estime peut-être que la présence des mercenaires de Wagner est préférable à celle des soldats français au Mali…Le softpower des studios Marvel n’est, certes, pas directement responsable de la mort de 58 soldats français au Mali mais pour des raisons bassement mercantiles, dissimulées derrière le politiquement correct le plus lourdaud qui soit, il insulte la mémoire de ceux qui sont morts entre autre pour que les films de merde de la Marvel puissent être projetés dans les salles de cinéma de Tombouctou, tant que les islamistes d’AQMI n’ont pas encore mis la main dessus. Souhaitons aux maliens de trouver leur bonheur avec les miliciens de Wagner maintenant que l’odieuse ex-puissance coloniale a plié bagage. 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

samedi 14 janvier 2023

La tribune d'Emile Boutefeu

 



« Et je redoute l’hiver car c’est la saison du confort » écrivait Rimbaud. Émile, lui, ne redoute pas l’hiver, il l’aime, le désire, l’appelle. Pour lui, l’hiver est la saison sensuelle par excellence. Saison où la bourgeoise, embrasée par la bouillotte, se tortille d’aise et minaude sous l’édredon ; où l’étudiante esseulée évolue dépoitraillée dans son studio surchauffé. L’hiver pour Émile c’est aussi la saison de l’élégance, celle des moufles, cache-nez et pantalons à grosses côtes, saison où l’on peut, bonnet vissé jusqu’aux sourcils, parader en anorak en affectant des airs terribles. Saison gourmande enfin, celle des vins de Bourgogne et du gibier, où il fait bon, ivre-mort, vautré nu sur une peau de bête, bras en croix bedaine saillante, ronfler face à l’âtre qui rougeoie dans la pénombre.

Bref, foin de « blue monday » et autres « dry january » ! Du fond de sa taverne – le fameux Kozy Korner – Émile transmet de bon cœur aux esprits chagrins ce micro-fragment de paradis :


 

Kozy Korner en plein hiver

 

Les bobos gèlent jusqu’aux os,

Les migrants hurlent sur les boulevards,

Et la pluie cingle les carreaux

Qu’importe, soirée bouffarde et dominos…

Soudain : Madelon, il se fait tard !

Bouge-ton gros cul ! à tes fourneaux !

 

Apparaissent vite sur la table

Galantines, foies rissolés,

Pots de saindoux, mufles de veaux,

Et la patronne est bien aimable…

(Sûr qu’elle sera bien disposée

à faire la bête à deux dos)

 

 


 

 

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