vendredi 10 août 2012

Merah-Breivik: les perdants radicaux (3)


            L’homme du ressentiment de Max Scheler peut donc se muer de temps à autre en « perdant radical », tel que Hans Magnus Enzesberger en dresse le portrait. Dans le type de sociétés anomiques dans lesquelles nous vivons, on pourrait même avancer que les seules formes de contestation sociale que l’on peut voir émerger seraient soit des mouvements de révolte relativement inoffensifs tels que les « Indignés »[1] ou Occupy Wall Street, des explosions sporadiques au sein des banlieues des grandes métropoles des pays occidentaux et enfin des actes de violence perpétrés par des individus se réclamant ou non d’une idéologie particulière, comme Anders Breivik ou Mohamed Merah, ou encore James Holmes aux Etats-Unis. Pour ces derniers, quelle que soit la cause invoquée et les justifications qu’ils se donnent, la publicité conférée par l’usage de la violence et la médiatisation de leurs actes est une formidable compensation égotique. « D’un côté, écrit Enzesberger, le perdant ressent au moment de son explosion un pouvoir d’une plénitude unique : son acte lui permet de triompher des autres en les anéantissant »[2]. Dès lors, la pulsion de mort qui anime cet individu se double d’une mégalomanie aux conséquences destructrices. L’impuissance initiale ressentie face à l’existence se mue en un sentiment toute-puissance meurtrière. Cela s’est particulièrement vu dans le cas d’Anders Breivik jouant le rôle d’un croisé au service de la défense de la civilisation occidentale devant le jury et les médias ou d’un Mohamed Merah mettant en scène les assassinats des militaires puis des enfants qu’il a abattus comme s’il s’agissait d’un acte de résistance et de provocation vis-à-vis du pouvoir établi perpétré au nom d’un supposé combat antisioniste. 
Le perdant radical peut en effet prendre prétexte de n’importe quelle cause religieuse ou impératif idéologique pour donner à ses actes une publicité supplémentaire et leur conférer à ses propres yeux une valeur supplémentaire en les inscrivant dans le cadre d’un combat fantasmé qui donnerait à son geste meurtrier une portée révolutionnaire et universelle. « Le contenu proprement dit de l’idéologie n’y joue qu’un rôle accessoire, écrit encore Ezensberger, peu importe qu’il s’agisse de doctrines religieuses ou politiques, de dogmes nationalistes, communistes, racistes : tout sectarisme, aussi borné soit-il, est en mesure de mobiliser l’énergie latente du perdant radical. »[3] Dans le cas d’Anders Breivik, il s’agit de la défense de la civilisation européenne face à l’islamisation et au multiculturalisme, Mohamed Merah quant à lui a prétendu avoir agi au nom d’Al Qaida et en faveur de la cause palestinienne.[4] Dans les deux cas, le fait de parler au nom d’hypothétiques masses opprimées ou de se hisser au rang de défenseur d’une civilisation permet de sublimer son échec personnel. Dans le cadre, à nouveau, d’une société atomisée par l’individualisme ou le grégarisme groupusculaire, après l’échec historique du collectivisme et la faillite morale et intellectuelle du nationalisme, Anders Breivik et Mohamed Merah obéissent cent ans plus tard au paradigme barrésien : la sublimation de l’individu dans le sacrifice holistique, au nom de la communauté. Il s’agit cependant dans les deux cas d’une communauté fantasmée recréée de toutes pièces pour satisfaire une soif, purement personnelle, de reconnaissance. La civilisation européenne d’Anders Breivik n’existe plus dans les faits tandis que l’oumma à laquelle Merah a prétendu se rattacher comme de nombreux activistes fondamentalistes est une pure vue de l’esprit.





Cependant, les deux meurtriers reflètent aussi la faillite d’un modèle de civilisation. La personnalité de Mohamed Merah illustre parfaitement le propos de H.M. Enzsberger en ce qui concerne les supposés « traditionalistes » islamistes : « Quelle que soit la ferveur avec laquelle les islamistes se posent en gardiens de la tradition, ils sont en réalité de purs produits du monde globalisé qu’ils combattent. »[5] Un monde globalisé dans lequel la civilisation musulmane, du moins dans sa plus grande partie, fait figure de perdant radical à l’échelle des nations, selon les dires de H. M. Enzesberger :


[…] comment a pu se produire le déclin de cette civilisation, dont est issue la grande religion qu’est l’Islam ? On sait qu’elle a atteint son zénith au temps des califes. A ce moment-là, elle était bien supérieure à l’Europe d’un point de vue militaire, économique ou culturel. Cette époque, qui remonte à huit cent ans, joue encore collectivement aujourd’hui un rôle fondamental dans la mémoire collective du monde arabe. Souvent elle est transfigurée en idylle et élevée au rang d’utopie tournée vers le passé.[6]


Ce déclin de la civilisation arabo-musulmane peut s’expliquer de différentes manières. Enzesberger retient pour sa part la résistance farouche des juristes arabes vis-à-vis de l’introduction de l’imprimerie à partir du XVe siècle qui explique que la première imprimerie en mesure de produire des livres en langue arabe n’a pu être fondée que trois cent ans après Gutenberg, entraînant l’énorme retard technique et scientifique d’une civilisation qui s’était pourtant montré pionnière dans de très nombreux domaines de la pensée et des sciences jusqu’au XIVe siècle. On pourra ajouter également l’impossibilité de tout débat théologique et la sanctuarisation absolue des textes sacrés en terre d’Islam qui a empêché toute rencontre entre philosophie et religion, hormis au sein de certains courants de l’Islam qui sont aujourd’hui malheureusement peu entendus, ou encore l’établissement d’un autoritarisme et d’une centralisation politique au sein des califats qui a contribué peu à peu à figer la société musulmane
Au tournant décisif des XVe-XVIe siècles, les sociétés arabes se seraient ainsi trouvées en marge d’une période de transformations décisives sur les plans économiques, techniques, culturels et sociaux alors même que l’Europe, qui avait jusque-là été relativement à la traîne, utilisait à son profit certaines innovations et découvertes pour accomplir des progrès décisifs. Les navigateurs arabes ont par exemple été les premiers à ouvrir avec succès, dès le VIIIe siècle, une route commerciale vers l’orient avec le détroit de Malacca (par où transite de nos jours le quart du trafic maritime mondial)…où se trouve aujourd’hui Singapour (premier port mondial avec Rotterdam). De même, le gouvernail d'étambot, utilisé, à la fois dans la mer Baltique et en Méditerranée dès le XIIe siècle a été adapté avec succès sur les caravelles portugaises pour la navigation en haute mer qui a permis à l'Europe occidentale d'assurer pour plusieurs siècle sa suprématie maritime.
Il est évident, précise Enzesberger dans son ouvrage, que ces constatations ne préjugent en rien des capacités des individus vivant aujourd’hui dans les Etats de l’aire géographique du Maghreb et du Moyen-Orient. Elles ont simplement pour but d’examiner en quoi ce déclin historique de la civilisation arabo-musulmane a pu jouer un rôle, d’une part dans le retard qui caractérise encore aujourd’hui les pays de cette zone[7], d’autre part dans la création d’un inconscient collectif qui pèse aujourd’hui encore sur les ressortissants de ces pays, y compris ceux qui ont pu émigrer[8]. A cela s’ajoute bien évidemment le poids de la colonisation européenne qui a contribué plus encore à entraver le développement économique et à accentuer l’instabilité économique de ces régions et à rendre plus vif ce sentiment aigu d’un irrémédiable déclin historique. Evidemment, souligne Enzesberger, « tous les musulmans ne sont pas des Arabes, tous les Arabes ne sont pas des perdants, tous les perdants ne sont pas radicaux. »[9]

Le cas de Mohamed Merah est cependant exemplaire et en même temps intéressant, en regard de la sociologie des terroristes ayant revendiqué leurs crimes au nom de l’islamisme. Mohamed Merah a cherché sciemment à atteindre deux symboles : d’une part l’Etat français, et plus encore ceux qui, à ses yeux, d’origine maghrébine ou arabe, pouvaient avoir commis le crime de s’être mis à son service et d’autre part des victimes de confession juive, adultes et enfants, afin de porter un coup à l’ennemi « sioniste ». Merah, ce faisant, et par les discours qui ont justifié ses actes, a reflété également de quelle manière cette posture peut être partagée et revendiquée par un certain nombre de factions qui, au nom d’un islam fondamentaliste fantasmé, déploient en réalité tous les artifices rhétoriques du perdant radical : violence meurtrière, victimisation, recherche de boucs émissaires, déni de responsabilité, provocation pseudo-guerrière et auto-valorisation à travers une cause-prétexte.




La seule chose en quoi Mohamed Merah ne correspond pas tout à fait au profil que dresse Enzesberger du perdant radical au service de l’islamisme est son faible niveau d’études qui le différencie d’un Mohamed Atta[10] par exemple, diplômé en architecture, ou de Mohamed Sidique Khan, Shehzad Tanweer ou Hasib Hussain[11] mais le rapproche du profil de Germaine Lindsey[12]. Un des points insuffisament mis en valeur par Enzesberger dans sa thèse et sur lequel je souhaiterais conclure ici est que s’il identifie dans une partie du discours supporté par les groupes terroristes islamistes, voire les nations ou les opinions arabes, les éléments caractéristiques du « perdant radical », on peut fort bien les retrouver aujourd’hui même dans les sociétés européennes, voire occidentales, livrées au déclin historique qu’ont connu avant elles certaines régions du monde musulman, et susceptibles de produire en leur sein le même type d’individus extrémistes et aisément manipulables.

L’Europe aujourd’hui semble confrontée à un véritable écroulement de son influence dans le monde (déclin économique, scientifique, culturel, diplomatique et démographique) et, plus grave encore peut-être, à une incapacité complète à comprendre le monde autour d’elle et les mouvements historiques qui l’entraînent malgré elle. Le « vieux continent » se retrouve dès lors, face aux nations émergentes (d’ailleurs pour certaines en partie musulmanes) dynamiques, mis de plus en plus sur la touche, de la même manière que certaines parties du Maghreb ou du Moyen-Orient[13]. Une partie du ressentiment des immigrés de la troisième génération comme Mohamed Merah peut provenir également d’un double bind difficile à assumer : originaire d’un pays, l’Algérie, qui apparaît toujours aujourd’hui comme incapable de faire valoir ses atouts sur le plan mondial, il est né sur le sol de la France, un pays qui semble se ranger de plus en plus nettement dans la catégories des perdants. On comprend à partir de là la double fascination contradictoire qui peut y répondre : à savoir la tentation islamiste au nom de l’antisionisme qui permet de désigner un ennemi et un responsable extérieur et la fascination toujours présente pour toute forme de sous-culture US, toujours promesse d’un rêve doré, néanmoins un peu en perte de vitesse.
Anders Breivik quant à lui a reproduit, à travers le discours qu’il a patiemment élaboré pour justifier sa tuerie, le complexe d’infériorité de plus en plus affirmé qui touche de façon grandissante une partie des classes moyennes européennes, voire des catégories aisées auxquelles Breivik appartient, mais qui semblent tout aussi désemparées sur le plan social (Breivik est un « abandonné » au père absent et irresponsable tout comme Merah), que culturel (Breivik possède certes un niveau culturel plus élevé que celui de Merah mais une capacité similaire à ingérer et régurgiter sans distinction toute forme d’influence). A travers son geste et le discours qui l’a accompagné, Breivik a voulu se faire le représentant héroïque d’une civilisation européenne menacée. Il n’est que l’illustration tragique et pathétique du doute qui s’est emparé d’une société qui se sent basculer hors de l’histoire.

Dans le contexte actuel, on peut donc distinguer plusieurs formes de menaces violentes, hormis celles des conflits traditionnels : celle des groupes organisés, parmi lesquels l’islamisme reste le plus menaçant et celle des individus pratiquant une forme de suicide anomique, selon les caractéristiques énoncées par Durkheim, mais qui prend cette fois la forme d’une explosion de violence à la fois tournée contre soi-même et contre le monde. Il faut ici prêter attention aux mots employés par Richard Durn, l’auteur de la tuerie de Nanterre, dans la lettre-testament qu’il a laissée à l’attention d’une amie, ou du monde ?, après son acte : « […] puisque j’étais devenu un mort-vivant par ma seule volonté, je décidais d’en finir en tuant une mini-élite locale qui était le symbole et qui étaient les leaders et décideurs dans une ville que j’ai toujours exécrée […]. Je vais devenir un serial-killer, un forcené qui tue. Pourquoi ? Parce que le frustré que je suis ne veut pas mourir seul, alors que j’ai eu une vie de merde, je veux me sentir une fois puissant et libre. »


La tuerie de Nanterre, c'était il y a un peu plus de dix ans




Au sein de ce « village planétaire » qui est devenu une sorte de village olympique où sont désignés, à toutes les échelles, dans tous les domaines et de façon de plus en plus brutale, les gagnants et les perdants, les mots de Richard Durn risquent de résonner encore de funèbre manière quand d’autres croisés comme Breivik, d’autres aspirants djihadistes comme Merah ou d’autres exécuteurs comme James Holmes retourneront contre le monde qui les a faits une violence toujours plus radicale.


[1] Les « Indignés », ou comment mêler révolte et loisirs créatifs sous le patronage intellectuel d’un ancien membre du CNR et militant de la cause palestinienne de 95 ans. La contestation sociale des classes moyennes ou des filles et fils de classes moyennes ne dépassant pas le stade du régressif ou du festif, les dirigeants des « puissances financières » peuvent dormir sur leurs deux oreilles, ce ne sont ni Occupy Wall Street, ni les « Indignés » qui feront le Grand Soir…
[2] Hans Magnus Enzesberger. Le perdant radical. Gallimard. 2006. p. 20
[3] Ibid. p. 24
[4] L’instrumentalisation de la cause palestinienne par des groupes et groupuscules de toutes tendances laisse songeur. De l’extrême-gauche à l’extrême-droite en passant par l’islamisme, la « lutte contre le sionisme » et un plat qui se réchauffe indéfiniment et s’accommode à toutes les sauces. De Carlos à Ben Laden en passant par Alain Soral, le Palestinien remporte toujours un aussi franc-succès au hit parade de l’oppression. Les coptes d’Egypte, les chrétiens soudanais ou les Karen de Birmanie ne semblent pas susciter aussi massivement la compassion. Il est vrai que tout le monde n’a pas non plus la chance d’avoir l’Etat d’Israël comme oppresseur.
[5] H.M. Enzesberger. Le perdant radical. p. 31
[6] Ibid. p. 35
[7] Retard qui caractérise également pour l’auteur allemand les pays vivant d’une rente énergétique ou pétrolière mais qui ne mettent que rarement cette manne financière au service d’un développement réel, que cela soit dans le domaine scientifique ou sur le plan social. Pour analyser ce retard, Enzesberger se fonde notamment sur les conclusions alarmantes de l’Arab Human Development Report, document établi entre 2002 et 2004 à la demande des Nations-Unies pour évaluer la position des 22 Etats de la ligue arabe en regard des critères pris en compte par le Human Development Index (Indice de Développement Humain en français), aussi variés que l’alphabétisation, l’espérance de vie, l’éducation, la solidité et la stabilité des institutions politiques, le développement technique et médical, le nombre de brevet déposés dans le domaine des sciences, la production culturelle…etc…etc
[8] …émigration qui a représenté d’ailleurs un terrible manque à gagner pour tous ces Etats puisque l’Arab Human Development Report établit que 23% de tous les ingénieurs, la moitié des médecins et 15% des scientifiques arabes auraient émigré depuis 1976.
[9] H.M. Enzesberger. p. 47
[10] Un des auteurs des attentats du 11 septembre.
[11] Auteurs des attentats de Londres en 2005, étudiants à Leeds University ou faisant état pour les plus jeunes d’une scolarité sans heurts.
[12] Quatrième auteur des attentats de Londres, d’origine jamaïcaine, petit dealer converti à l’Islam. Nous sommes plus proches ici du profil d’un Merah.
[13] Il conviendrait d’ailleurs de réfléchir réellement aux supposées retombées progressistes des révolutions arabes de 2011…

mercredi 8 août 2012

Les jolies colonies de vacances


          On a dénombré, pour l’année 2011, plus d’un milliard de touristes (940 millions pour l’année 2010), c’est-à-dire des flux seize fois plus importants que les flux migratoires Sud-Nord (61 millions de personnes en 2005. Source : Jeune Afrique.com) et cinq fois plus important que le nombre total de migrants dans le monde en 2011 (190 millions de personnes. Source : OCDE). Pour donner un chiffre plus parlant encore, le nombre de touristes a tout simplement été multiplié par 37 de 1950 à 2010.   Bien sûr les flux touristiques restent pendulaires et n’impliquent pas une installation de longue durée voire définitive dans le pays d’accueil, comme c’est le cas pour les migrations économiques. Les professionnels du secteur distinguent d’ailleurs quatre catégories de touristes : le « visiteur », tout d’abord, qui est une personne qui se rend dans un autre pays, pour un motif autre que professionnel, pour un séjour dont la durée n’excède pas quatre mois ; le « vacancier », qui voyage pour son propre agrément et dont le séjour comprend au moins quatre nuitées ; le « touriste » à proprement parler qui passe au moins une nuit dans le pays visité pour des motifs variés et enfin « l’excursionniste », dont le séjour ne comprend pas de nuit sur place.



            Si les touristes ne s’installent pas dans les pays qu’ils visitent, ils peuvent en modifier néanmoins très profondément les us et coutumes, voire toute la structure socio-économique. Tout dépend en réalité, non pas tellement du taux de fréquentation mais du décalage qui s’instaure entre les touristes et les habitants des pays visités. Comme le note  le géographe Mimoun Hillali : « L’influence négative du tourisme est assez importante lorsque le complexe de supériorité véhiculé par le visiteur trouve, malheureusement, un écho fécond dans l’imaginaire local hanté par un soupçon de sentiment d’infériorité. »[1] Avec un milliard de visiteurs en 2011, l’activité touristique se transforme en véritable occupation de territoire. En 2007, 200 millions de touristes se sont rendus dans les pays en développement[2]. De 1970 à 2003, le nombre de touristes est passé de 5 millions à 110 millions dans la zone Asie/pacifique, de 3 millions à 28 millions en Afrique[3] et de 3 millions à 60 millions pour le Moyen-Orient de 1973 à 2010[4]. Avec 442 millions d’arrivées en 2010, les pays émergents et en développement représentent 47% des arrivées mondiales et 36,9% des recettes (339 milliards de dollars)[5]. Voilà pour les chiffres.
Les facteurs explicatifs sont connus : le perfectionnement constant des moyens de transport et l’augmentation du pouvoir d’achat au cours de la période des Trente glorieuses pour les pays de l’OCDE ont bien sûr favorisé l’essor phénoménal de l’activité touristique mais il faut ajouter que la dérégulation du trafic aérien et la libéralisation des tarifs, réalisée complètement aux Etats-Unis à partir de 1978, a entrainé une concurrence sauvage et un abaissement des prix favorable aux destinations plus lointaines. A cela s’est ajoutée la multiplication plus récente des compagnies low-cost, capables désormais de proposer des tarifs attractifs sur les circuits internationaux et les longues distances. Même pour une activité aussi dépendante de la conjoncture politique et économique que le tourisme, les attentats du 11 septembre et la crise de 2007 n’ont engendré qu’un ralentissement très relatif. L’activité touristique a pris une telle ampleur qu’elle influe bien plus directement elle-même sur la géopolitique et l’économie mondiale.



En termes économiques, le tourisme représente une activité essentielle au développement économique de nombreux pays émergents[6]. Les trois quart des touristes visitant ces pays sont originaires des pays développés, en particulier d’Amérique du nord et d’Europe. Si l’on souligne que les touristes originaires de ces deux régions du monde profitent de 2 à 6 semaines de congés annuels, travaillent 40h/semaine en moyenne (contre 50h en Corée par exemple) et disposent d’un PIB par habitant supérieur à 40000$, on comprendra aisément la hausse vertigineuse de la fréquentation des destinations plus « exotiques » et plus lointaines que représentent les pays en développement. Le géographe Jean-Michel Hoerner distingue six ordres de distance, du quartier où l’on réside jusqu’aux destinations distantes de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, et rappelle qu’il y a cinquante ans, les trois quarts de la population ne franchissaient pas le quatrième ordre, c’est-à-dire quelques dizaines de kilomètres. Aujourd’hui, plus de la moitié de la population a accès au sixième ordre de distance (les destinations les plus lointaines) et le taux de départ en France avoisine les 80%. Avant, le voyage, c’était l’aventure. Maintenant, on appelle ça du tourisme. La croissance démesurée des moyens techniques a permis de franchir d’un trait en quelques décades tous ces ordres de distances et permet de projeter un cadre à plus de dix-mille kilomètres de son pavillon de banlieue.



          Le problème est que ces flux énormes de touristes envahissent quelquefois des territoires en crise profonde. Même si, à plus d’un titre, le tourisme occidental représente une manne financière, les populations locales sont aussi confrontées au différentiel économique énorme qui sépare le niveau de vie de la classe moyenne d’un pays développé et le leur. Or, le monde est envahi par les classes moyennes qui concentrent 60% de la capitalisation boursière et pas moins de 26% de l’épargne mondiale. En ces temps de crise financière, on insiste volontiers sur le gouffre qui sépare les très riches du reste de la population mais pour les ressortissants des pays en développement qui accueillent des masses de plus en plus importantes de touristes, il est finalement bien pire de se trouver confronté au touriste occidental moyen qu’à quelque richissime dilettante dont l’insolente opulence  éblouit ou choque tout autant au nord qu’au sud. « Rien n’est plus injuste, écrit Jean-Michel Hoerner, que de se confronter avec la même classe sociale que la sienne et de comprendre que ce sont souvent des apparences qui créent le maître et le serviteur »[7] L’attitude adoptée par ces visiteurs ne contribue bien souvent pas à améliorer les relations avec les populations locales :

Les touristes sont, en quelque sorte, des colons d’un nouveau style, dans la mesure où, non seulement l’industrie touristique internationale investit massivement dans les pays du Sud, aux côtés d’ailleurs des professionnels nationaux, mais où le Nord exporte également ses clientèles. Dans ces conditions, le Sud, comme on l’a dit, devient une sorte d’éden pour les touristes du Nord qui considèrent que leurs dépenses exigent le meilleur service possible, voire que les populations visitées sont à leur dévotion, et qu’elles leur seraient même redevables car ils sont des consommateurs qui ont payé.[8]
Le développement récent du « tourisme durable » ou « équitable », quel que soit le nom qu’on lui donne, a pour objectif et pour effet de donner au touriste visitant un PVD l’illusion de découvrir le mode de vie, souvent complètement réinventé pour l’occasion, des autochtones, voire de contribuer à sa préservation en « voyageant intelligemment ». Si ces modes nouveaux de fonctionnement touristique apportent aux yeux de ceux qui les pratiquent une plus-value morale certaine à leur voyage, il n’en reste pas moins que des régions entières se voient réduites à de vastes terrains de jeux, de découvertes, de loisirs et de plaisirs qu’ils soient présentés ou pas comme équitables. Le tourisme, durable ou pas, dans un contexte géopolitique marqué par un rejet de ce qui est interprété comme la domination culturelle et économique du nord, a remplacé la guerre au pays de la tyrannie douce. « Le voisin hostile apparaît comme touriste, et le touriste devient une figure du mal. A partir de là, il faut repenser tous les concepts européens du passage entre l’état naturel et l’état civilisé, (c’est-à-dire) le remplacement de la guerre. »[9]
C’est à propos des Américains, traumatisés par les événements du 11 septembre que Peter Sloterdijk écrivait ces quelques lignes, mais elles peuvent s’appliquer à ces destinations de plus en plus en vogue que sont devenues, pour le tourisme de masse, depuis une quinzaine d’années maintenant, les pays émergents et en développement. A côté des conflits internes et des troubles civils qui ont en partie remplacé les affrontements classiques et à plus grande échelle, le tourisme représente un nouvel exemple de guerre contre laquelle la riposte s’est développée sous la forme des attentats, comme celui de Louxor en 1997, celui de Bali en 2002 ou les plus récents attentats de Marrakech en 2011. Tout comme les troupes étrangères en Afghanistan ou en Irak, les armées de touristes qui vont visiter les Etats en développement peuvent être prises pour cibles par des populations qui les considèrent comme des forces d’occupation d’un nouveau genre ou l’avant-garde décontractée d’une nouvelle forme de colonialisme[10]. Les millions de touristes qui vont visiter chaque année l’Asie, partent attraper des coups de soleil au Moyen-Orient ou vont faire des safaris en Afrique se sont peut-être d’ailleurs acclimatés à cette menace constante à laquelle leur intrusion expose leur personne et ils n’ont pas conscience d’être les agents d’une confrontation, non plus seulement touristique mais géopolitique, des cultures :

Quand bien même ils seraient pris de compassion pour des populations très pauvres, jamais ils n’envisagent autre chose que de les regarder vivre, voire d’imaginer comment ils vivaient jadis dans leur histoire souvent mouvementée. La mondialisation du tourisme a bien sûr des conséquences économiques et sociales, on les a montrées, mais elle exprime avant tout la juxtaposition de deux mondes qui s’ignorent. […] Les touristes, enfermés dans des certitudes qu’ils élaborent, bien au chaud dans leur 6e ordre de distance, ont pratiquement le même rythme de vie que le monde des affaires, que les Bourses de valeur qui contrôlent le capital de la planète, que les industries qui se délocalisent. Ils participent à la même géopolitique et, par exemple, échafaudent des voyages avec une carte du monde qui mentionne les conflits armés ou les tensions sociales. […] Tout commence dans leur petit lotissement du 6e ordre car, sans cette base solide, ouatée, ils n’imagineraient jamais parcourir le monde. Ils sont les pions d’une géopolitique qui les dépasse…[11]



Note: les images utilisées pour illustrer cet article proviennent du site de l'illustratrice et graphiste Amélie Fontaine.  http://www.ameliefontaine.fr/


Article également publié sur Hipstagazine

[1] Mimoun Hillali. Le tourisme international vu du sud. Presses de l’Université du Québec. 2003
[2] Jean-Michel Hoerner. Géopolitique du tourisme. Armand Colin. [Collection Perspectives géopolitiques dirigée par Yves Lacoste]. 2008
[3] Idem
[4]Alain Mesplier – Pierre Bloc-Duraffour. Le tourisme dans le monde. Bréal. 8e édition
[5] Idem. Il faut préciser ici que dans le vocabulaire touristique, le terme « arrivée » désigne une personne arrivée sur un site dans le but d’effectuer un séjour qui comportera ou non une nuitée sur place ou qui se trouve simplement en transit, ce qui la différencie encore du « touriste » à proprement parler.
[6] L’ensemble de l’industrie touristique représente plus de 10% des revenus mondiaux et un emploi sur douze. Ainsi que 4000 milliards de dollars de recettes globales.
[7] Jean-Michel Hoerner. Géopolitique du tourisme. p. 12
[8] Ibid. p. 9
[9] Peter Sloterdijk, in Alain Finkielkraut et Peter Sloterdijk. Les battements du monde. Paris. Pauvert/Fayard. 2003
[10] Jean-Michel Hoerner emploie à ce sujet le terme de « colonisme », en référence aux colonies de vacances plus qu’au passé colonial.
[11] Jean-Michel Hoerner. Géopolitique du tourisme. p. 21

dimanche 5 août 2012

Merah-Breivik: les perdants radicaux (2)

          Le perdant radical



            Il est intéressant de noter que l’affaire Breivik a connu un traitement médiatique caractérisé par une sorte d’inversion symétrique. L’annonce de l’attentat à la bombe perpétré à Oslo a immédiatement fait surgir le spectre du terrorisme islamique avant que, sitôt l’identité du tueur connue, de nombreux commentateurs s’empressent de pointer du doigt le danger représenté par une obscure organisation fondamentaliste chrétienne ayant des ramifications dans toute l’Europe. Quelques voix, parmi lesquelles celle de Jacques de Guillebon[2], s’étaient élevées pour dénoncer cette lecture assez caricaturale de l’événement. Notre propos, tel quel nous le formulions il y a quelques mois, rejoignait le sien. En hasardant une comparaison bien injuste pour l’auteur de Babar et peut-être moins pour celui de Plate-forme, il nous semblait en effet qu’Anders Breivik, en se retranchant sur l’île d’Utoya pour perpétrer son massacre, avait marqué symboliquement et dans le sang le retranchement du monde opéré depuis de longues années par cet individu livré à une fantasmagorie où voisinent Thomas Hobbes, Ogier le Danois, World of Warcraft et Counter Strike.
            Le même processus apparaît aujourd’hui à l’œuvre avec Mohammed Merah et le parallèle peut s’établir entre deux individus qui semblent représenter deux facettes du nihilisme contemporain. Un court essai paru il y a quelques années en Allemagne donne à ce sujet quelques clés de lecture intéressantes. Il s’agit de l’ouvrage Le Perdant radical, essai sur les hommes de la terreur, de Hans Magnus Enzensberger, publié chez Gallimard en 2006, dans lequel l’auteur remarque notamment :

La seule chose qui est sûre, c’est que de la manière dont s’est organisée l’humanité – « capitalisme », « concurrence », « empire », « mondialisation » - le nombre de perdants ne se contente pas d’augmenter chaque jour ; comme dans toute masse considérable, un fractionnement ne tarde pas à se produire ; au cours d’un processus chaotique et obscur, les cohortes de déclassés, de vaincus, de victimes se séparent. Le raté peut se résigner à son sort, la victime peut demander compensation, le vaincu peut toujours se préparer au prochain round. Le perdant radical, en revanche, prend un chemin distinct, il devient invisible, cultive ses obsessions, accumule ses énergies et attend son heure.[3]

            Le paradigme de la société mondialisée désignant implacablement les perdants et les gagnants peut sembler à la longue quelque peu caricatural à force d’être ressassé. Il n’est pas pour autant complétement faux et aura du moins inspiré la littérature contemporaine avant les tueurs de masse. Houellebecq, que nous citions à propos de Breivik, pourrait encore être ici appelé à la barre pour nous fournir une description glaçante de ce « perdant radical », à travers un passage bien connu d’Extension du domaine de la lutte :

Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d'autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d'autres perdent sur les deux.

Anders Breivik et Mohammed Merah pourraient composer chacun les deux visages du vaincu du libéralisme : vaincu du libéralisme sexuel pour Breivik qui en revanche vit dans une relative aisance, un peu comme Raphaël Tisserand, et vaincu sur le plan économique pour Mohamed Merah, dont les aspirations matérielles sont contredites par un parcours médiocre et un éventail d’opportunités extrêmement limité. L’explication de Houellebecq ne suffit pas pour autant à définir ce qui distingue le « perdant radical », prêt à passer à l’action du simple vaincu résigné, qui est plutôt le modèle des héros de Houellebecq. Dans Extension du domaine de la lutte, l’écrivain dresse d’ailleurs dans une scène glaçante le portrait de ce vaincu intégral en la personne de Raphaël Tisserand, concepteur-programmeur grassement rémunéré et laissé pour compte du marché du sexe[4]. Le discours tenu par celui que Houellebecq nomme seulement le « héros » de l’histoire est une très claire incitation au meurtre ou au viol. Cependant, Tisserand n’ira pas jusque-là et reculera au dernier moment face à la perspective de l’assassinat pour retourner à la solitude et à la masturbation.




Le perdant radical évoqué par Enzesberger dans son essai est d’une autre nature que le vaincu houellbecquien. « Le perdant radical, en revanche, écrit l’essayiste allemand, prend un chemin distinct, il devient invisible, cultive ses obsessions, accumule ses énergies et attend son heure. »[5] L’heure arrive, un jour, où le perdant radical entreprend de faire payer la note à tous ceux, autour de lui, qu’il peut juger responsables non seulement de son échec mais de la faillite du monde puisqu’il associe de façon obsessionnelle sa propre déroute à l’idée d’une décadence générale de la société autour de lui.
La société est-elle la première responsable de cette dérive qui produit des Anders Breivik, des Mohamed Merah ou des James Holmes, l’auteur de la récente tuerie d’Aurora ? Tout comme il semble un peu facile d’évoquer l’argument du fondamentalisme pour justifier les actes de Breivik ou évoquer le profil soi-disant atypique de Merah, peut-être est-il également un peu réducteur d’incriminer un libéralisme qui endosserait seul la responsabilité d’avoir produit des détraqués de ce type. Du moins faut-il savoir ce que l’on entend par libéralisme car l’accusation impliquerait en elle-même une dangereuse remise en cause du principe énoncé par Benjamin Constant selon lequel : « La souveraineté n'existe que d'une manière limitée et relative. Au point où commence l'indépendance de l'existence individuelle, s'arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable de tyrannie que le despote qui n'a pour titre que le glaive exterminateur. »[6]
Le principe énoncé par Benjamin Constant trouve en lui-même sa propre limite comme le théoricien suisse ne manque de le faire remarquer lui-même :

Comment borner le pouvoir autrement que par le pouvoir ? Sans doute, la limitation abstraite de la souveraineté ne suffit pas. Il faut chercher des bases d’institutions politiques qui combinent tellement les intérêts des divers dépositaires de la puissance, que leur avantage le plus manifeste, le plus durable et le plus assuré, soit de rester chacun dans les bornes de leurs attributions respectives.[7]

La limitation nécessaire de ce pouvoir s’applique tout autant à la souveraineté du peuple, entendons par là des représentants de la nation, qu’à celle des individus qui ne peuvent eux-mêmes outrepasser les limites imposées par l’intérêt général. Pour imposer cette limitation nécessaire, il est donc tout aussi nécessaire de disposer d’institutions qui permettront et démontreront l’intérêt pour chacun de rester dans les bornes de ses attributions respectives, c’est-à-dire assurer le maintien du compromis qui est, nous dit également Raymond Aron, à la base du fonctionnement démocratique. Or, si la Terreur révolutionnaire avait représenté pour Constant l’exemple historique d’un excès néfaste de la souveraineté du peuple aux dépends de l’individu, la tendance des sociétés démocratiques actuelles est plutôt inverse en ce qu’elle consacre la toute-puissance de l’individu dont le seul horizon n’est plus que la satisfaction de désirs qui sont sans bornes et la propension constante à faire valoir, en son nom ou celui d’un groupe, de nouveaux droits. Au moment où Benjamin Constant énonçait ses Principes politiques, Alexis de Tocqueville, visionnaire, envisageait déjà à quel type de despotisme pouvait aboutir cet excès :

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres. […] 
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?[8]

C’est donc cette dérive des sociétés libérales qui a donné naissance au perdant radical. L’importance toujours grandissante accordée aux droits individuels a suscité une passion de l’égalité impossible à satisfaire et une déception à la mesure de cette passion qui s’est changée en ressentiment.

Mais peut-être faut-il, pour comprendre le perdant radical, élargir un peu notre perspective. Si le progrès n’a pas fait disparaître la misère humaine, il l’a profondément modifiée. Au cours des deux cent dernières années, les sociétés qui ont eu le plus de succès se sont arrogé de nouveaux droits, de nouvelles attentes, de nouvelles exigences ; elles ont écarté l’idée d’un destin inéluctable ; elles ont mis à l’ordre du jour des concepts tels que la dignité humaine ou les droits de l’homme ; elles ont démocratisé le combat de chacun pour être reconnu et, ce faisant, elles ont donné naissance à des espoirs d’égalité auxquels elles ne peuvent répondre ; et, parallèlement, elles ont fait en sorte que l’inégalité saute aux yeux de tous les habitants de la planète, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, lorsqu’ils regardent n’importe quelle chaîne de télévision. C’est pourquoi le potentiel de déception des hommes a augmenté à chaque étape du progrès.[9]

Cette déception, observe Enzesberger, dégénère dans certains cas en rage meurtrière. « Ce qui occupe l’esprit du perdant de manière obsessionnelle, c’est la comparaison avec les autres, qui a tout instant se révèle à son désavantage. »[10] Un autre exemple de ce profil psychologique nous a été donné, bien avant Michel Houellebecq, par la littérature. Il s’agit de l’habitant du souterrain dans les Carnets du sous-sol de Fédor Dostoïevski. Dans ce court roman, l’homme du souterrain est animé d’un ressentiment sans limite, d’une rage sans bornes qui s’exerce à la fois contre lui-même et les autres. Le triomphe de ses semblables accentue à ses yeux sa propre médiocrité et alimente la rancœur qui l’anime. La comparaison avec les autres est une constante confirmation de son statut de raté et une justification de sa rage. Ainsi va-t-il s’abaisser pour obtenir d’être invité à une réception dont il méprise pourtant ceux qui l’organisent. L’humiliation qu’il en retire alimente encore son ressentiment, constamment amplifié par le spectacle du monde autour de lui : « Plus je prenais conscience du bien, de tout ce "beau" et ce "sublime", plus je m’engluais dans mon marais, et plus j’étais capable de m’y noyer complètement. »[11]



(A suivre)

[3] H.M. Enzesberger. Le perdant radical, essai sur les hommes de la terreur. Gallimard. 2006. p. 12
[4] Scène du film de Louis Harel. Extension du domaine de la lutte : http://www.youtube.com/watch?v=7gJBvlo3Ozk
[5] Hans Magnus Enzesberger. Le perdant radical. p. 12
[6] Benjamin Constant. Cours de politique constitutionnelle. Troisième édition. Société Belge de librairie, imprimerie, papeterie, etc. Hauman, Cattoir et Cie. Bruxelles. 1837. p. 66. Egalement dans  Principes de politique, Livre II, chapitre I.
[7] Benjamin Constant. Principes de politique. Chapitre 1 : De la souveraineté du peuple.
[8] Alexis de Tocqueville. De la démocratie en Amérique. 1840
[9] Hans Magnus Enzesberger. Le perdant radical. Gallimard. p. 17
[10] Ibid. p. 18
[11] Fédor Dostoïevski. Les carnets du sous-sol. 1864

samedi 4 août 2012

Merah-Breivik: les perdants radicaux (1)


Petite frappe islamiste et geek givré d’extrême-droite

Il y a un peu plus de dix jours, les Norvégiens ont commémoré le massacre de l’île d’Utoya, perpétré le 22 juillet 2011 par Anders Behring Breivik. En quelque sorte, la manière dont les médias français ont exploité la tragédie norvégienne, n’hésitant pas comme d’habitude à faire jouer de manière souvent outrancière les ressort usés de l’info-spectacle, a contribué à favoriser la création de ce blog en inspirant la rédaction du premier (long) billet à y avoir été posté. En partant d’un mauvais jeu de mots, l’auteur de l’article cherchait à démontrer qu’Anders Breivik, plus qu’un croisé du fondamentalisme chrétien, pouvait davantage être considéré comme un pur produit d’une forme de narcissisme désespéré propre à notre époque. De Breivik, on pouvait écrire comme Debord l’avait fait en son temps à propos de la bien misérable fraternité des cols blancs et de la classe moyenne de la fin des Trente Glorieuses :

Ce sont des salariés pauvres qui se croient propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits et des morts qui croient voter. De progrès en promotion, ils ont perdu le peu qu’ils avaient et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé, ils n’en ignorent que la révolte.

Soldat revendiqué du fondamentalisme et bras armé de la lutte contre la culture du métissage, Breivik s’affirmait surtout comme un parfait représentant d’une forme d’extrémisme bien plus fondamentalement moderne que fondamentaliste. L’ensemble des traits conférés à la civilisation européenne et chrétienne précisés par Anders Breivik dans son pamphlet 2086 dévoile une mythologie très personnelle qui prend racine dans la frustration sociale, une incapacité tout à fait caractéristique de notre époque à établir la moindre échelle de valeur  et surtout une propension à l’égocentrisme obsessionnel et meurtrier. Plus que d’une insaisissable mouvance fondamentaliste chrétienne, Breivik fait partie de cette plus indescriptible cohorte de déshérités moraux, d’indigents culturels et d’handicapés de l’ego produits en masse par la modernité démocratique. Il est pauvre au sens le plus métaphysique du terme, bénéficiant d’une certaine aisance matérielle et d’un vernis culturel qui lui permettent juste de confusément comprendre que cette société d’abondance n’a pas plus à voir avec le confort bourgeois des temps révolus qu’elle ne s’accorde avec des idéaux de justice et d’harmonie sociale, ressassés à l’envi pour tous les petits exécutants du système, avides de réconfort moral. « Serviteurs surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie », écrit encore Debord.




L’affaire Merah survenue il y a un peu plus de trois mois a réactivé ce débat de façon tragique et étrangement symétrique, quelques journalistes ou politiques s’étant montrés assez irresponsables pour tenter d’exploiter à nouveau une situation qu’ils estimaient pouvoir servir leurs desseins idéologiques ou politiques, jusqu’à ce que l’on apprenne que le tueur de Toulouse n’était pas comme on semblait l’affirmer dans un premier temps un nouveau croisé en lutte pour une Europe blanche et chrétienne mais un individu se réclamant ouvertement de la mouvance islamiste et même d’Al Qaida.

On rappellera à ce titre la très intelligente réaction de Nicolas Chapuis et Tristan Dessert, deux publicistes à la déontologie exigeante comme le démontre ici cet échange édifiant qui a fait le tour de la toile. Voir d’ailleurs la réponse de Monsieur Z aux deux nigauds sur Contrepoints : http://www.contrepoints.org/2012/03/23/74228-affaire-merah-quand-nicolas-chapuis-revait-dun-tueur-nazi


            Mohamed Merah, que l’on ne peut guère, au vu de son parcours, qualifier autrement que de petite frappe, a représenté, dans les premiers temps de sa surexposition médiatique, une sorte d’énigme pour les médias qui  se sont jetés sur sa piteuse et intrigante biographie. Quel genre d’individu peut tranquillement sortir en boîte ou aller jouer au foot avec quelques copains après avoir abattu de sang-froid trois militaires ou logé une balle dans la tête d’une fillette ? Les journalistes qui ont traité l’affaire ont hésité dès lors entre la tentation de la banalisation et celle de la spectacularisation. Dans un reportage diffusé sur France 2 Mohamed Merah est présenté de façon assez effarante comme un “passionné de moto et de football”, “calme, gentil et respectueux”[1], qui “n’était apparemment jamais le premier à porter les coups”, voire un “bon travailleur”. Plus tard surgiront quelques informations supplémentaires sur la riche vie intérieure de Mohamed Merah : sa prétendue conversion à un islam rigoriste marquée par un mode de vie partagé entre les parties de playstation et une propension à jouer les tyrans domestiques auprès de sa jeune épousée ou encore les dix-huit condamnations pour vol et vol avec violence et les deux séjours en prison effectués en 2007 et 2009. 
         Le traitement médiatique de l’affaire a aussi révélé la schizophrénie des médias français : une information spectacularisée à l’extrême et dans le même temps la nécessité de se préserver de toute accusation d’ « amalgame » dans le contexte ultra-idéologisé entretenu à la fois par l’hystérie anti-raciste et la montée des extrêmes a donné lieu à une euphémisation systématique pour tout ce qui concernait la biographie de M. Merah. La thèse largement relayée par les analystes les plus en vue, a donc donné à la fois une importance démesurée au déterminant sociologique – M. Merah était un jeune en perdition qui a fait de mauvaises rencontres et n’a pas eu sa chance – tout en jouant sur la séduction du mystère – M. Merah présentait, selon Gilles Kepel ou Jean-Pierre Filiu, le profil « atypique », et assez exceptionnel, d’un jeune djihadiste autoradicalisé ayant rencontré par hasard, sur le chemin d’un rocambolesque voyage initiatique en zone tribale au Pakistan ses « frères d’armes » d’Al Qaida qui l’ont reconnu et adoubé. Loin de constituer un profil atypique, Mohamed Merah, tout comme Anders Breivik, appartient à une armée. Une armée d'anonymes "transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l'industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles.", nous dit Debord dans In girum imus nocte et consumimur igni. Et eux-mêmes qui ne sont plus que des chiffres et des statistiques sont soigneusement maintenus dans l'imbécillité :

On leur parle toujours comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut », et ils veulent bien le croire. Mais surtout on les traite comme des enfants stupides, devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes, improvisées de la veille, leur faisant admettre n'importe quoi en le leur disant n'importe comment ; et aussi bien le contraire le lendemain.


Bernanos nous l'a rappelé pourtant dans Les grands cimetières sous la lune: un jour ou l'autre, "la colère des imbéciles envahira le monde."

(A suivre)


[1] La description a été amplement recyclée. On peut la retrouver par exemple dans cet article du Figaro du 21 mars 2012. http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2012/03/21/01016-20120321ARTFIG00518-mohamed-merah-un-jeune-carrossier-calme-et-gentil.php

mercredi 1 août 2012

Les petits chevaux de bois


Guy Maddin’s My Winnipeg 
Photograph © Jody Shapiro

« A l'entrée du terrible hiver de 1942, par un froid de loup, des soldats finlandais, dans l'isthme de Carélie, mirent le feu à la forêt de Raikkola, où s'était concentrée l'artillerie soviétique --hommes, bêtes et canons . Réveillés en sursaut, entourés de clameurs, pris de panique, un millier de chevaux, derrière leur chef de file, coururent se jeter dans le lac Ladoga pour échapper à la fournaise. Ils essayèrent de nager vers l'autre rive, la tête tendue hors de l'eau, farouchement cabrés, grelottant de froid et de peur. Soudain, avec le bruit sec d'une vitre qu'on brise, l'eau qui les protégeait gela, les saisit, les emprisonna.
A l'aube, à travers la forêt calcinée, les Finlandais découvrirent, émergeant d'une plaque d'albâtre qui s'étendait à perte de vue, des centaines et des centaines de têtes de chevaux. Le givre les avait recouvertes d'un manteau de blanc bleuté. Dans les yeux dilatés, la terreur brillait encore comme une flamme. Tout le long de l'hiver, elles demeurèrent ainsi, ces têtes mortes à la crinière glaciale, dures comme du bois, les lèvres contractées par un hennissement désespéré. »


Curzio Malaparte. Kaputt. 1944