Petite frappe islamiste et geek givré d’extrême-droite
Il y a un peu plus de dix jours, les Norvégiens ont commémoré le massacre de l’île d’Utoya, perpétré le 22 juillet
2011 par Anders Behring Breivik. En quelque sorte, la manière dont les médias
français ont exploité la tragédie norvégienne, n’hésitant pas comme d’habitude
à faire jouer de manière souvent outrancière les ressort usés de
l’info-spectacle, a contribué à favoriser la création de ce blog en inspirant
la rédaction du premier
(long) billet à y avoir été posté. En partant d’un mauvais jeu de mots,
l’auteur de l’article cherchait à démontrer qu’Anders Breivik, plus qu’un
croisé du fondamentalisme chrétien, pouvait davantage être considéré comme un pur
produit d’une forme de narcissisme désespéré propre à notre époque. De Breivik,
on pouvait écrire comme Debord l’avait fait en son temps à propos de la bien
misérable fraternité des cols blancs et de la classe moyenne de la fin des
Trente Glorieuses :
Ce sont des salariés
pauvres qui se croient propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient
instruits et des morts qui croient voter. De progrès en promotion, ils ont
perdu le peu qu’ils avaient et gagné ce dont personne ne voulait. Ils
collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes
d’exploitation du passé, ils n’en ignorent que la révolte.
Soldat revendiqué du fondamentalisme et bras armé de la lutte
contre la culture du métissage, Breivik s’affirmait surtout comme un parfait
représentant d’une forme d’extrémisme bien plus fondamentalement moderne que
fondamentaliste. L’ensemble des traits conférés à la civilisation européenne et
chrétienne précisés par Anders Breivik dans son pamphlet 2086 dévoile
une mythologie très personnelle qui prend racine dans la frustration sociale,
une incapacité tout à fait caractéristique de notre époque à établir la moindre
échelle de valeur et surtout une
propension à l’égocentrisme obsessionnel et meurtrier. Plus que d’une insaisissable mouvance
fondamentaliste chrétienne, Breivik fait partie de cette plus indescriptible
cohorte de déshérités moraux, d’indigents culturels et d’handicapés de l’ego produits en masse par la modernité
démocratique. Il est pauvre au sens le plus métaphysique du terme, bénéficiant
d’une certaine aisance matérielle et d’un vernis culturel qui lui permettent
juste de confusément comprendre que cette société d’abondance n’a pas plus à
voir avec le confort bourgeois des temps révolus qu’elle ne s’accorde avec des
idéaux de justice et d’harmonie sociale, ressassés à l’envi pour tous les
petits exécutants du système, avides de réconfort moral. « Serviteurs
surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie », écrit
encore Debord.
L’affaire Merah survenue il y a un peu plus de trois mois a
réactivé ce débat de façon tragique et étrangement symétrique, quelques journalistes
ou politiques s’étant montrés assez irresponsables pour tenter d’exploiter à
nouveau une situation qu’ils estimaient pouvoir servir leurs desseins
idéologiques ou politiques, jusqu’à ce que l’on apprenne que le tueur de Toulouse n’était
pas comme on semblait l’affirmer dans un premier temps un nouveau croisé en
lutte pour une Europe blanche et chrétienne mais un individu se réclamant
ouvertement de la mouvance islamiste et même d’Al Qaida.
On rappellera à
ce titre la très intelligente réaction de Nicolas Chapuis et Tristan Dessert,
deux publicistes à la déontologie exigeante comme le démontre ici cet échange édifiant qui a fait le tour de la toile. Voir d’ailleurs la réponse de Monsieur Z aux deux nigauds sur Contrepoints :
http://www.contrepoints.org/2012/03/23/74228-affaire-merah-quand-nicolas-chapuis-revait-dun-tueur-nazi
Mohamed Merah, que l’on ne peut
guère, au vu de son parcours, qualifier autrement que de petite frappe, a
représenté, dans les premiers temps de sa surexposition médiatique, une sorte
d’énigme pour les médias qui se sont
jetés sur sa piteuse et intrigante biographie. Quel genre d’individu peut
tranquillement sortir en boîte ou aller jouer au foot avec quelques copains
après avoir abattu de sang-froid trois militaires ou logé une balle dans la
tête d’une fillette ? Les journalistes qui ont traité l’affaire ont hésité
dès lors entre la tentation de la banalisation et celle de la
spectacularisation. Dans un reportage diffusé sur France 2 Mohamed Merah est
présenté de façon assez effarante comme un “passionné
de moto et de football”, “calme, gentil et respectueux”[1],
qui “n’était apparemment jamais le premier à porter les coups”, voire un “bon
travailleur”. Plus tard surgiront quelques informations supplémentaires sur la
riche vie intérieure de Mohamed Merah : sa prétendue conversion à un islam
rigoriste marquée par un mode de vie partagé entre les parties de playstation
et une propension à jouer les tyrans domestiques auprès de sa jeune épousée ou
encore les dix-huit condamnations pour vol et vol avec violence et les deux
séjours en prison effectués en 2007 et 2009.
Le traitement médiatique de
l’affaire a aussi révélé la schizophrénie des médias français : une
information spectacularisée à l’extrême et dans le même temps la nécessité de
se préserver de toute accusation d’ « amalgame » dans le contexte
ultra-idéologisé entretenu à la fois par l’hystérie anti-raciste et la montée
des extrêmes a donné lieu à une euphémisation systématique pour tout ce qui
concernait la biographie de M. Merah. La thèse largement relayée par les
analystes les plus en vue, a donc donné à la fois une importance démesurée au
déterminant sociologique – M. Merah était un jeune en perdition qui a fait de
mauvaises rencontres et n’a pas eu sa chance – tout en jouant sur la séduction
du mystère – M. Merah présentait, selon Gilles Kepel ou Jean-Pierre Filiu, le
profil « atypique », et assez exceptionnel, d’un jeune djihadiste
autoradicalisé ayant rencontré par hasard, sur le chemin d’un rocambolesque
voyage initiatique en zone tribale au Pakistan ses « frères d’armes »
d’Al Qaida qui l’ont reconnu et adoubé. Loin de constituer un profil atypique, Mohamed Merah, tout comme Anders Breivik, appartient à une armée. Une armée d'anonymes "transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans
un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de
l'industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que
dressent des imbéciles.", nous dit Debord dans In girum imus nocte et consumimur igni. Et eux-mêmes qui ne sont plus que des chiffres et des statistiques sont soigneusement maintenus dans l'imbécillité :
On leur parle toujours comme à
des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut », et ils veulent
bien le croire. Mais surtout on les traite comme des enfants stupides, devant
qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes,
improvisées de la veille, leur faisant admettre n'importe quoi en le leur
disant n'importe comment ; et aussi bien le contraire le lendemain.
Bernanos nous l'a rappelé pourtant dans Les grands cimetières sous la lune: un jour ou l'autre, "la colère des imbéciles envahira le monde."
(A suivre)
[1]
La description a été amplement recyclée. On peut la retrouver par exemple dans
cet article du Figaro du 21 mars 2012. http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2012/03/21/01016-20120321ARTFIG00518-mohamed-merah-un-jeune-carrossier-calme-et-gentil.php
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