Justin Novak. "Disfigurine".
« Les maladifs sont
le plus grand danger de l’homme : et non les méchants, non les bêtes de
proie’’. Les mal-venus, les vaincus, les impotents de nature, - ce sont eux les
plus faibles qui, parmi les hommes, minent surtout la vie, qui empoisonnent et
mettent en question dangereusement
notre confiance en la vie, en l’homme, en nous-mêmes. Comment lui
échapper, à ce regard brouillé qui vous laisse une profonde tristesse. Ce
regard rentré des mal-venus dès l’origine, qui nous révèle le langage qu’un tel
homme se tient à lui-même, - ce regard qui est un soupir. ‘‘Ah ! si je pouvais
être quelqu’un d’autre, n’importe qui ! ainsi soupire ce regard : mais il n’y a
pas d’espoir. Je suis celui que je suis : comment saurais-je me débarrasser de
moi-même ? Et pourtant j’en ai assez de moi !’’…
C’est sur ce terrain du mépris
de soi, terrain marécageux s’il en fut, que pousse cette mauvaise herbe, cette
plante vénéneuse, toute petite, cachée, fourbe et doucereuse. Ici fourmillent
les vers de la haine et du ressentiment ; l’air est imprégné de senteurs
secrètes et inavouables ; ici se nouent sans relâche les fils d’une
conspiration maligne, - la conspiration des souffrants contre les robustes et
les triomphants, ici l’aspect même du vainqueur est abhorré. Et que de mensonges
pour ne pas avouer cette haine en tant que haine ! Quelle dépense de grands
mots et d’attitudes, quel art dans la calomnie ‘‘loyale’’ ! Ces mal-venus :
quel torrent de noble éloquence coule de leurs lèvres ! Quelle soumission
douce, mielleuse, obséquieuse dans leurs yeux vitreux ! Que veulent-ils enfin ?
Représenter tout au moins la justice, l’amour, la sagesse, la supériorité, -
telle est l’ambition de ces ‘‘inférieurs’’, de ces malades ! Et comme une telle
ambition rend habile !
Il faut admirer surtout l’habileté de faux monnayeurs
que l’on met à imiter ici l’empreinte de la vertu, et même le tintement de la
vertu, le son de l’or. Ils ont à présent complètement pris bail à la vertu, ces
faibles, ces incurables, le fait n’est que trop certain : ‘‘Nous sommes les
seuls bons, les seuls justes, s’écrient-ils, nous sommes les seuls homines
bonae vonuntatis’’ . Ils passent au milieu de nous comme de vivants reproches,
comme s’ils voulaient nous servir d’avertissements, - comme si la santé, la
robustesse, la force, la fierté, le sentiment de puissance étaient simplement
des vices qu’il faudrait expier, amèrement expier : car, au fond, ils sont
eux-mêmes prêts à faire expier, ils ont soif de jouer le rôle de bourreaux !
Parmi eux il y a quantité de vindicatifs déguisés en juges, ayant toujours à la
bouche, une bouche aux lèvres pincées, de la bave empoisonnée qu’ils appellent
‘‘justice’’ et qu’ils sont toujours prêts à lancer sur tout ce qui n’a pas
l’air mécontent, sur tout ce qui, d’un cœur léger, suit son chemin. Parmi eux
ne manque pas non plus cette répugnante espèce de gens vaniteux, avortons
menteurs qui veulent représenter les ‘‘belles âmes’’ et lancer sur le marché,
drapée dans la poésie et d’autres fioritures, leur sensualité estropiée,
décorée du nom de ‘‘pureté du cœur’’ ! c’est l’espèce des onanistes moraux de
l’autosatisfaction.
La volonté de ces malades de représenter la supériorité
sous une forme quelconque, leur instinct à découvrir des voies détournées
conduisant à la tyrannie sur les hommes bien portants – où ne la trouve-t-on
pas cette volonté de puissance caractéristique des plus faibles ? En
particulier la femme malade : nul être ne la surpasse en raffinement,
lorsqu’elle veut dominer, presser, tyranniser. Pour arriver à son but la femme
malade n’épargne ni les vivants ni les morts, elle déterre ce qui est le plus
profondément enterré (les Bogos disent : ‘‘la femme est une hyène’’). Qu’on
jette un regard sur ce qui se passe dans le secret de toutes les familles, de
toutes les corporations et communautés : partout la lutte des malades contre
les biens portants, - une lutte secrète, dans la plupart des cas, une lutte au
moyen de petites poudres empoisonnées, de coups d’épingles, de mimiques de
faux-martyrs, parfois aussi à l’aide de ce pharisaïsme morbide des attitudes
tapageuses qui joue volontiers ‘‘la noble indignation’’ [...] Ce sont tous des
hommes du ressentiment, ces disgraciés physiologiques, ces tarés, il y a là un
monde frémissant de vengeance souterraine, insatiable, inépuisable dans ses explosions
contre les heureux, ingénieux dans les travestissements de la vengeance, dans
les prétextes à exercer la vengeance : quand parviendront-ils au triomphe
sublime, définitif, éclatant de cette vengeance ? »
F. Nietzsche, Généalogie
de la morale, III, § 14, Paris, Nathan, 1981, p. 169-171.
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