Compte tenu des circonstances, nous republions l'article qui a inauguré l'ouverture de ce blog - article qu'il est, bien sûr, opportun de relier à celui consacré à Merah/Breivik.
« On n’est pas si mal sur cette
île », dit Babar.
Jean de Brunhof. Le voyage de Céleste.
« Anders Breivik n’est pas seulement fou. Il est clairement et
indubitablement fou car aucun être doué de raison n’aurait pu faire ce qu’il a
fait. »[1] L’explication
donnée par Boris Johnson, le maire de Londres dans le Daily Telegraph du 25 juillet 2011 à l'occasion de la
tuerie d'Utoya et de l'attentat d'Oslo était peut-être un peu simpliste mais à
tout prendre elle n’était pas plus idiote que l’interprétation largement
adoptée par une bonne partie de la presse française, à savoir qu’Anders Breivik
représenterait tout simplement l’avant-garde d'un vaste mouvement fondamentaliste
chrétien qui se dessine en Europe et menace la démocratie pluraliste, la
solidarité européenne, la civilisation humaniste et l’amour entre les
peuples : le retour de la bête immonde en tenue de plongeur de combat, un
« lone wolf » pas si solitaire qui pourrait, qui plus est, compter
sur d’occultes et puissants soutiens. « Dans le contexte de progression
des extrême-droites européennes, Anders Breivik ne se sentait pas seul. Les
loups chassent le plus souvent en meute », écrivait, le 26 juillet dernier
dans Slate.fr, l’avisé Fabrice
Pozzoli-Montenay, secrétaire général de l’association des journalistes
européens, collaborateur au magazine franco-allemand Paris-Berlin et
correspondant France pour la lettre d’informations économiques américaine OTR
Global, ancien correspondant de La
Croix, du Parisien, de
la BBC et de Radio-Vatican lors des conflits yougoslaves, comme le précise sa
modeste notice biographique[2]. L’illustre secrétaire général de
l’association des journalistes européens n’a pas été le seul à défendre
l’hypothèse complotiste qui a immédiatement connu un beau succès. Au fil des
articles sur le tueur de masse scandinave, on découvre ainsi ce que le journal La Croix nomme les « obsessions
idéologiques » d’Anders Breivik : Charles Martel, Ogier le Danois,
Timothy McVeigh, organisateur de l’attentat d’Oklahoma City en 1995, le Liban
Chrétien, Vladimir Poutine, Winston Churchill, Conan le Barbare et l’armée
israélienne. A cette petite boutique des horreurs, Rue89, sous la plume d’Antonin
Grégoire, a cru bon d’ajouter Sergeï Netchaïev et même Robert Reddeker,
certainement très reconnaissant de se voir ainsi élevé au statut d’éminence
grise de l’agitprop anti-marxo-musulmane
après avoir échappé de justesse à la fatwah lancée contre lui en 2006. Tout
ceci compose une petite ménagerie pittoresque, à laquelle on ajouterait bien
Fantômas ou Gengis Kahn, mais forme un comité révolutionnaire assez peu
homogène. Le risque d’un coup d’Etat barbaro-fasciste et
christiano-churchillien n’étant cependant pas à négliger, La Croix croit bon de préciser pour rassurer
ses lecteurs sans doute terrifiés à l’idée que des milices surentraînées de
vikings libano-chrétiens arborant des T-Shirts de Vladimir Poutine ne
débarquent dans leur pavillon de banlieue pour les assommer à coup de saumons
frais, que les services de renseignements européens ont déjà à l’œil depuis un
certain temps cette mouvance néo-fondamentaliste chrétienne. On se réjouit du
moins pour les services de renseignements français, éventuellement engagés dans
cette veille sécuritaire, qui vont pouvoir surveiller autre chose que Yann
Barthes ou la compagne de François Hollande mais on se demande un peu quelle
armée secrète de super-geek vont
nous dénicher les super-flics européens : une colonie de croisés
anti-islam, planqués dans des fermes bio parsemées dans toute l’Europe,
attendant le signal du grand massacre et rongeant leur frein en jouant à World of Warcraft et en regardant en boucle Le seigneur des anneaux ?
Breivik, bras armé
d’une fraternité haineuse, refusant l’argument multiculturel, la
mondialisation, l’immigration de masse, et attendant la première occasion pour
frapper la démocratie au cœur arrivait tout de même fort à propos pour rassurer
l’intelligentsia française
un peu affolée par l’annonce inquiétante de l’agence de sondage Harris donnant
Marine Le Pen présente au deuxième tour des élections d’avril 2012. Face à une
débâcle annoncée du sérail politique français, ce nouvel élément d’explication
fourni par la tragédie norvégienne ne pouvait manquer d’être accueilli avec
ferveur et reconnaissance. Il faut dire que, pour la coalition bigarrée de
l’antifascisme qui ne devait depuis des années sa survie politique qu’à la
présence de Jean-Marie Le Pen dans le paysage politique, le départ à la
retraite de Belzebuth avait rendu l’atmosphère politique depuis quelques temps
un peu irrespirable. Le parti du mondialisme éclairé voyait avec inquiétude la
fille Le Pen venir, sans remord et avec une certaine démagogie, camper sur la
pelouse un peu en friche du socialisme français en faisant de l’œil non
seulement aux classes ouvrières mais en plus aux malheureux pékins des classes
moyennes bien conscients de s’être fait avoir une fois de trop en 2002. Même
les fidèles électeurs sarkozystes risquaient, après le petit raout financier de
2008, de trouver eux aussi que l’herbe était peu être un peu plus verte
ailleurs, le discours habilement démondialisant de Marine étant moins
démoralisant pour le contribuable essoré que les antiennes fatigantes des
ouvreurs de frontières aux forceps. L’antifascisme glapissant commençait à ce
moment, on le sentait, à taper quelque peu sur les nerfs d’un nombre
grandissant de français que Sofia Aram trouvait encore très cool de traiter de gros cons. Pour
revenir d’ailleurs rapidement sur la biographie de cette fine analyste
politique, on rappellera juste que cette humoriste s’est faite connaître après
avoir travaillé auprès d’intellectuels tels que le présentateur Arthur ou au
service d’associations philanthropiques comme la société Endemol, puis a atteint les
sommet de la notoriété avec un spectacle désopilant intitulé Du plomb dans la tête, mettant
en scène des témoignages d’enseignants pathétiques, désemparés et ridicules
face à des élèves drôles, vifs et spontanés, dans le cadre d’une cellule
psychologique mise en place après le suicide d’une instit’ en classe de
maternelle. L’humour extrêmement fin et le subtil sens de la dérision dont
Sofia Aram a fait preuve dans ce spectacle et dans celui qui a suivi, Crise de foi, qui traite avec
encore plus de délicatesse des différences culturelles entre les trois grands
monothéisme, a propulsé la jeune amuseuse dans le siège confortable de chroniqueuse
vedette de la matinale de France
Inter, où elle a su capitaliser sur son succès récent en raillant les
« gros cons », les électeurs du Front National et la France qui pue
et qui vote mal. On devine fort bien en découvrant l’édifiant parcours de la
jeune amuseuse que l’honnêteté intellectuelle et le sens du discernement ne
constituent pas vraiment son fonds de commerce, mais tout de même, pour en
arriver à de si vulgaires extrémités, il fallait quand même qu’elles et ses
petits copains aient un peu les mains qui tremblent après les résultats
catastrophiques et le taux d’abstention record des élections régionales de mars
2011. Merde alors, est-ce qu’on allait devoir se retaper la tournée des
plateaux TV entre les deux tours de la prochaine présidentielle, avec Yannick
Noah et François Hollande suant à grosses gouttes et appelant à la mobilisation
citoyenne pour voter Sarkozy ? Trop pas cool quoi. Après cette première
frayeur, le tueur fasciste venu du froid tombait soudainement à point nommé pour
relancer la machine un peu grippée de l’antifascisme de salon.
Entre l’exécution des basses besognes de flingueurs anti-fachos, les cris
d’alarme face à la montée en puissance de l’armée des loups solitaires du
christianisme intégriste et les tartines indigestes mais obligatoires de
boy-scoutisme idéologique, les différents commentateurs du drame norvégien ont hasardé quelques références
intéressantes, en particulier la comparaison tentée par Antonin Grégoire sur Rue89, entre Netchaïev, père
spirituel de tous les terroristes modernes, et Anders Breivik. Le parallèle
n’est cependant pas seulement rendu judicieux par le fait que Serge
Guénadiévitch Netchaïev, né en 1847, a laissé derrière lui un Catéchisme révolutionnaire,
inspirateur de tous les nihilismes et terrorismes révolutionnaires, mais parce
que ce théoricien délirant du coup d’Etat, menteur, calculateur, mythomane, a
également inspiré le Piotr Stepanovitch des Possédés de Dostoïevski, révolutionnaire
raté qui n’existe qu’à travers des machinations qui finiront par le dépasser et
ensanglanter la petite ville de Russie sensée servir de laboratoire au
soulèvement qu’il prépare. Chez Breivik, il y a du Netchaïev et du Piotr
Stepanovitch mais aussi un peu de Stavroguine, auquel on ne peut s’empêcher de
penser quand on voit ce visage apaisé barré d’un sourire tranquille, dont le
regard vaguement amusé et les traits détendus disent simplement la satisfaction
du devoir accompli. Comme Stavroguine à la fin des Possédés, Breivik ne se soucie
plus de rien, au lieu de se pendre comme le héros de Dostoïevski, il se
contente de réclamer un psychiatre japonais et un uniforme pour son procès. Sa
besogne accomplie, il est rentré tranquillement en lui-même, il est retourné
sur son petit îlot de fantasme, celui qu’il a cultivé peut-être depuis
toujours, comme des centaines de milliers de ratés dans son genre, sous le
masque du gendre idéal et doux, graduellement rendu fou de rage et de
frustration à mesure que la société dans laquelle il vit lui a répété qu’il était
unique, qu’il suffisait qu’il soit juste « lui-même » alors qu’il se
rendait bien compte, à force, que « lui-même » ce n’était pas
vraiment différent ou mieux que tous les minables qui l’entouraient. « La
colère des imbéciles envahira le monde », écrivait Bernanos. Dans In Girum imus nocte et consumimur
igni (« nous tournons en
rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu »), Guy Debord trace
quant à lui ce portrait terrifiant de l’imbécile moderne, frère d’arme du fade
et dément Breivik :
Au réalisme et aux accomplissements de
ce fameux système, on peut déjà connaître les capacités personnelles des
exécutants qu’il a formés. Et en effet, ceux-ci se trompent sur tout et ne
peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se
croient propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits et des
morts qui croient voter. De progrès en promotion, ils ont perdu le peu qu’ils
avaient et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et
les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé, ils n’en
ignorent que la révolte.[3]
Ignoré par son père exerçant loin de lui la carrière de
diplomate ; élevé dans la doucereuse quiétude d’une morne banlieue pour
cadres d’Oslo, Anders Breivik, si l’on s’en tient aux éléments biographiques
que tout le monde connaît désormais, développe peu ou prou « des goûts en
phase avec les jeunes gens de son âge »[4], regarde Dexter, la série américaine sur
un psychopathe qui a des principes et qui tue d’autres psychopathes dotés d’un
sens des valeurs moins prononcé que lui, joue à World of Warcraft et Modern
Warfare, aime bien Gladiator, Georges Orwell, Thomas Hobbes et 300, n’a pas de petite amie et
pas d’ami proche, bref, a une vie de merde.
Plus que d’une insaisissable mouvance fondamentaliste chrétienne, Breivik fait
partie de cette plus indescriptible cohorte de déshérités moraux, d’indigents
culturels et d’handicapés de l’ego produits
en masse par la modernité démocratique high
tech. Il est pauvre au sens le plus métaphysique du terme, bénéficiant
d’une certaine aisance matérielle et d’un vernis culturel qui lui permettent
juste de confusément comprendre que cette société d’abondance n’a pas plus à
voir avec le confort bourgeois des temps révolus qu’elle ne s’accorde avec des
idéaux de justice et d’harmonie sociale, ressassés à l’envi pour tous les
petits exécutants du système, avides de réconfort moral. « Serviteurs
surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie », dit
encore Debord.[5] Breivik
n’est pas le fer de lance d’une lame de fond d’extrême-droite qui menacerait
nos sociétés démocratiques, il est le pur produit du nihilisme contemporain qui
semble être l’ultime horizon de nos sociétés démocratiques. Comme d’habitude,
il s’est trouvé, après les attentats d’Oslo et d’Utoya quelques imbéciles
garde-chiourmes de la bonne conscience moderne pour clamer haut et fort :
« il n’est pas des nôtres », tout en se murmurant
craintivement : « je ne suis pas comme lui ». Et pourtant,
Breivik est bien des nôtres. Au milieu d’une société qu’il hait tout en y
appartenant farouchement, ce produit parfait de l’idéologie consumériste, ce
progressiste enthousiaste, frustré qu’on ne le prenne pas au sérieux, cet
ignorant mystifié convaincu de son rôle de grand inquisiteur a décidé qu’il
allait en découdre, non pas en premier lieu avec les
« arabo-marxistes » qu’il dénoncent tout au long des 1500 pages de
son pamphlet millénariste, mais avec ses doubles honnis, avec ses concitoyens
aveugles et bornés qui, contrairement à lui, semblent s’épanouir dans la
situation avilissante que leur imposent les représentants politiques qui leur
parlent, écrit encore Debord, « comme à des enfants obéissants à qui il
suffit de dire “Il faut” […] comme à des enfants stupides devant qui
bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes,
improvisées de la veille, leur faisant admettre n’importe quoi en le leur
disant n’importe comment, et aussi bien le contraire le lendemain. »[6]
Le premier
réflexe, après la tuerie d’Utoya et l’attentat à la bombe d’Oslo, a été de
désigner tout d’abord Al Qaida ou une quelconque mouvance islamiste, de penser
qu’un nouveau kamikaze venait de faire rentrer la tranquille Norvège dans le
club des pays victimes du terrorisme de masse tandis qu’un de ses acolytes
avait pendant ce temps expédié assez d’infidèles en enfer pour égaler le nombre
de victimes des attentats qui pimentent quotidiennement l’existence des
habitants de Bagdad City. L’erreur n’était pas si grande. La croisade lancée au
nom du Coran contre l’occident est le fait d’individus possédant un niveau
d’éducation remarquablement élevé qui préfèrent se faire sauter le caisson en
transformant en viande hachée quelques connards d’occidentaux plutôt que
d’envisager les débouchés offerts au jeune musulman aujourd’hui, encore un peu
plus déprimants que l’horizon existentiel du jeune européen, pour ceux qui
n’auront pas la chance de devenir analystes financiers à la City. L’exemple
d’un Ben Laden, qui a eu le loisir d’aller se taper des dizaines de putes de
luxe à Marbella avant de se découvrir une âme de rédempteur et de prophète du
nouveau djihad, peut
convaincre, de la même manière que celui de Charles Martel, que le terrorisme
peut-être un moyen pertinent de maximiser son capital ambition et de devenir
acteur de sa propre réussite comme on dit par chez nous.
Je ne
me suis pas accordé le temps de parcourir la somme d’Anders Breivik, il y a
suffisamment d’ouvrages que j’ai honte de ne pas avoir lus pour ne pas
engloutir mon temps dans la lecture d’un pavé de 1500 pages dont les traits
essentiels sont parfaitement résumés par l’instructive vidéo que le tueur au
visage avenant de concessionnaire Saab et au regard de husky a laissé sur
Internet. Au lieu de lire 2083,
j’ai préféré me rabattre sur La
possibilité d’une île, de Michel Houellebecq, une autre histoire de raté,
qui ne fait sauter ni n’abat personne mais qui se contente de gagner sa vie,
plutôt bien, en tant que comique estampillé provocateur, en tapant de
préférence dans les cadavres et en écrasant les faibles pour se faire
facilement du fric, un peu comme Sofia Aram que j’ai citée plus haut. Daniel1,
le narrateur principal de La
possibilité d’une île, n’est
pas vraiment intéressé par la perspective de s’enrichir bien qu’il soit
particulièrement sensible aux avantages matériels conférés par le luxe. Il
n’est en réalité fasciné que par la possibilité qui lui est offerte de s’avilir
et d’avilir avec lui cette société qu’il déteste mais qui le méprise et
interprète ses saillies les plus grotesques et les plus vulgaires comme le summum de la provocation et de
l’impertinence. Plus il va loin dans l’abjection et dans la bêtise, plus ses
contemporains le trouvent drôle et plus il gagne de l’argent. Le héros de
Houllebecq a parfaitement saisi la logique d’un système dans lequel il suffit
finalement de s’en remettre aux bonnes mannes de la provocation
institutionnalisées pour s’en sortir le mieux possible avec un peu de chance.
«La reconnaissance artistique, qui permettait à la fois l’accès aux derniers
financements publics et une couverture correcte dans les médias de référence,
allait en priorité, dans le cinéma comme dans les autres domaines culturels, à
des productions faisant l’apologie du mal, ou du moins remettant gravement en
cause les valeurs morales qualifiées de "traditionnelles" par
convention de langage. »[7] Profondément
intégré à ce monde qu’il hait, Daniel1 est un observateur parfaitement détaché,
cynique et lucide de son fonctionnement et de la déroute d’un « système
spectaculaire, contraint de produire un consensus écœurant », qui
s’est « depuis longtemps effondré sous le poids de sa propre
insignifiance. »[8] Il
s’est taillé la voie du succès au sein de ce système et a parfaitement intégré
ce principe que lui assène une de ses relations amoureuses, rédactrice d’un
journal pour adolescente : « ce que nous essayons de créer c’est une
humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ni à
l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête de plus en plus désespérée
du fun et du sexe ; une génération de kids définitifs»
Fidèle à ces principes, Daniel1 devient le spectateur impavide et impitoyable
de son propre naufrage. Ecœuré par sa propre réussite, esclave de ses appétits
sexuels, incapable de distinguer l’amour de la jouissance, Daniel1 est un
personnage tragiquement charnel, obnubilé par la déliquescence physique, par la
dégradation de ses performances sexuelles, par son intégration, et sa possible
désintégration, au sein du marché du cul. Chaque atome de Daniel1 approuve en
la haïssant l’odieuse mascarade mise en place par cette société dans laquelle
le vice et la bêtise sont érigées en valeur cardinale. La tristesse profonde
qui se dégage de ses considérations désabusées n’est due qu’à la nostalgie
d’avoir abandonné la condition d’homme pour pouvoir jouir sans entrave et
d’être au bout du compte contraint d’envisager en tant qu’homme la fin de sa
jouissance et sa propre finitude.
Dans le livre de Houellebecq, l’humanité n’est plus capable que d’une
compassion de commande qu’elle nomme « humanitarisme », elle ne
connaît plus le rire qu’à travers le sarcasme et confond l’amour avec la
sentimentalité minable qui camoufle ses désirs les plus pathétiques. Il n’y a
pas plus d’issue pour cette humanité-là que pour le personnage de Daniel1 qui
est au fond un pauvre beauf. Un beauf un peu éclairé certes, mais au bout du
compte un pauvre type qui aime les grosses bagnoles, qui s’extasie sur une
pétasse en string rose et en mini-short moulant, qui réalise les fantasmes les
plus lamentables, comme de se faire tailler une pipe par un top-model en sirotant un cocktail de prix
sous le regard complice d’un serveur de bar branché.
Le roman s’engage
dans une sorte de science-fiction crépusculaire, quand les possibilités
offertes par le clonage, technique développée par les Elohims, avatars des raëliens
que Daniel1 rencontre au milieu de son existence et qui organisent des
colloques sur l’île de Lanzarote, permettent aux successeurs de Daniel1 de
poursuivre son épopée existentielle à travers les siècles, jusqu’à Daniel25
qui, des milliers d’années plus tard, vit dans un monde où la vieillesse, la
décrépitude, le désir, le rire, le désespoir et l’humanité ont été vaincus et
annihilés.
Le système dans
lequel nous vivons, fantasmons, mourrons, qui n’est pas plus démocratique et
libéral en réalité qu’Anders Breivik n’est fondamentaliste chrétien, ce que
Debord appellerait tout simplement et froidement « le système de
production », a généré et génère encore chaque jour des milliers de
clones, de Daniel1, 2, 3, 4, 13, 23, 25 ou d’Anders 1, 2, 3…50 qui perpétuent
de façon symétrique et parallèle leurs existences similaires. Chacun d’entre
eux bâtit en grandissant d’agréables fantaisies dans lesquelles il s’imagine
riche à crever, désiré par des femmes désirables, puissant, important et
surtout différent des autres. Bien peu parmi ces
fantômes, dont chacun se rêve exceptionnel, réussissent à connaître le destin
d’un Daniel1 et à se hisser suffisamment haut pour jouir à la fois de la bêtise
de ses contemporains et des libéralités qu’elle prodigue à ceux qui savent la
flatter. Cependant, vieillissant et avachi, Daniel1 réalise avec horreur que
son existence de play-boy provocateur, concrétisation vulgaire du rêve de
puissance de milliers de pathétiques lampistes, sera de toute façon pulvérisée
par la vieillesse et la mort. Comme l’assassin qui vient de commettre son crime
et l’homme qui vient de faire l’amour, Daniel1 a passé son existence à se
demander : “Que faire du corps ?”. Au moment où il réalise, tout
comme sa jeune poupée sensuelle qui le largue sans un regret, qu’il n’y a plus
rien à faire de son corps, Daniel1 réintègre brutalement la cohorte des
médiocres. Il n’y a rien au bout du chemin qu’il a parcouru, seuls subsistent
quelques vers écrits de sa main avant de basculer dans le néant :
Il existe au milieu du temps/La possibilité d'une île »[9]
Des milliers d’années plus tard, il ne reste plus au dernier
héritier de Daniel1, Daniel25, qu’à quitter sa propriété surprotégée pour
s’engager dans une quête dénuée de sens, au milieu des derniers rebuts de
l’ancienne humanité, qui le mènera à l’ultime conclusion, qu’il n’y a, au
milieu du temps, plus d’île et plus de possibilité pour une humanité qui a
parachevé sa propre élimination.
La possibilité d’une île existe pourtant sous une autre forme, c’est celle que
Romain, l’artiste vaguement dépressif que Daniel1 rencontre à l’occasion d’un
premier séminaire chez les Elohim, a patiemment élaborée dans la cave du
pavillon de banlieue que lui ont légué ses parents. Au rez-de-chaussée du petit
pavillon, dressé au milieu de chantiers et de terrains vagues, qui préfigurent
le décor qu’Esther, future correspondante de Daniel25, peut observer de sa
fenêtre dans un New-York à l’abandon, il y a le mausolée que le jeune artiste a
laissé en l’état depuis la mort de ses parents : un petit salon qui sent
la poussière et le renfermé, peuplé de fantômes dérisoires, quelques vieux
fauteuils recouverts de tissu verdâtre, une antique commode, une vieille lampe
mise en pied sur une mauvaise imitation de sarment de vigne, des photos aux
couleurs passées dans des cadres criards, le tout enveloppé par une tapisserie
à motif, qui invite à la contemplation et au suicide. Au sous-sol, le jeune
homme s’est construit son propre mausolée : tout un univers de poupées
animées, de saynètes en miniatures qui s’illuminent et prennent vie quand le
narrateur s’en approche, de petites histoires mécaniques qui racontent un
mariage en Corée bardé de couleurs, une scène bucolique dans une petite ferme,
des motifs naïfs, charmants reconstitués avec minutie par ce jeune homme
mystérieux qui avoue ne plus réussir à sortir de son pavillon, de son univers
de joies simples en miniature, de son île…Peut-être le sort de Romain est-il
finalement plus enviable, lui qui a reconstruit patiemment et minutieusement,
dans la cave du petit pavillon de banlieue de ses parents, cette île dans
laquelle il se réfugie, s’enferme, s’enfonce, jusqu’à renoncer définitivement à
une existence de toute façon misérable, à un monde qui n’a plus rien à faire de
lui. Dans le Quart-Livre,
Rabelais imagine le voyage des Compagnons de la Quinte à Medamothi « l’île
des peintres », l’île de « Nul-Lieu », peuplée d’une faune
d’animaux tous capables de changer d’aspect et de forme, de caméléons, de
poulpes, accueillant une foire où il est possible de tout trouver, de tout acheter,
voire même « ce que la parole n’exprime pas. »[10]
Il est difficile de savoir quelle fantasmagorie Anders Breivik s’est fabriquée
sur son île de « Nul-lieu » mais de ce refuge dans lequel il habitait
en rêve avec Ogier le Danois, Charles Martel et peut-être même le roi Arthur,
il n’a eu qu’un pas à faire pour passer dans l’île d’Utoya, et s’imaginer en
Netchaïev ou en croisé scandinave impitoyable, pour faire passer de vie à
trépas toute une génération de futurs François Hollande et de Ségolène Royal
norvégiens, en s’en prenant de façon sanguinaire à ceux qui, au sein de cette
jeunesse moderne, souriante et tolérante, acceptaient avec enthousiasme ce
monde dans lequel lui ne semblait pas pouvoir trouver sa place. Au moment où la
police norvégienne est venue l’arrêter, il a simplement laissé tomber son arme
et s’est rendu sans opposer la moindre résistance, concluant
simplement son équipée sauvage par un laconique : « J’ai fini ».
A ce moment, a-t-il été rejoint dans son délire, sur l’île d’Utoya, par ses
héros de toujours qui lui ont tapé dans le dos et l’ont félicité pour son
acte ? Pendant qu’on lui passait les menottes, peut-être s’est-il assis en
rêve, avec Ogier le Danois, Timothy McVeigh, Winston Churchill et Charles
Martel, sur quelques grosses pierres pour fumer tranquillement la pipe et
contempler d’un air satisfait sa propre existence et le carnage qui la
parachevait en hochant gravement la tête et en disant d’un air satisfait et
serein : « On n’est pas si mal sur cette île… »
[1]
http://www.presseurop.eu/fr/content/article/794831-anders-breivik-itineraire-d-un-pauvre-type
[2] Et j’en passe…
[4] La Croix. 23
juillet 2011.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
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