mardi 28 août 2012

L'homme du ressentiment

      Pour conclure ce cycle sur le ressentiment autour des affaires Breivik et Merah nous proposons une courte introduction à la réflexion de Max Scheler, empruntée au site l'Antisophiste, auquel nous renvoyons pour les références des citations, tirées de Max SchelerL’homme du ressentiment (1912), Paris, Gallimard, 1933 et F. Nietzsche, Généalogie de la morale (1887), Folio Essais, Gallimard. 


Max Scheler

          L’une des sources principales du ressentiment est l’envie, une envie particulièrement aigue et qui s'accompagne d’un vif sentiment d'impuissance : « plus l'envie est impuissante, observe Scheler, plus elle est redoutable », plus est élevée sa charge de ressentiment. Or, quand l’envie est-elle la plus impuissante ? Quand elle se porte sur « des valeurs et des richesses qui ne s’acquièrent pas ». Aussi l'envie la plus riche en ressentiment potentiel est-elle dirigée contre l'être, contre l'existence même d'une personne, l'envie qui ne cesse de murmurer : « Je puis tout te pardonner ; sauf d'être ce que tu es ; sauf que je ne suis pas ce que tu es ; sauf que je ne suis pas toi ». Cette envie porte sur l'existence même de « l'autre » ; existence qui, comme telle, nous étouffe, et nous est un « reproche » intolérable.  Impuissant et frustré, l’envieux va dans un premier temps réagir en dépréciant ce qu’il envie.

            Scheler écrit : « Quand nous sommes frustrés dans notre recherche de l'amour ou de l'estime d'une personne, nous sommes portés à lui découvrir de nouveaux défauts ; ou encore nous nous « rassurons », nous nous « consolons » nous-mêmes, en nous disant que l'objet désiré « n'en valait pas la peine », n'avait pas la valeur que nous pensions. Au début, on se borne à proclamer que tel objet, telle richesse, telle personne, tel événement, bref telle chose désirée, est dépourvue de la valeur qui l'avait fait désirer si fort ; la personne dont nous avions recherché l'amitié n'était pas aussi « droite », aussi « généreuse », aussi « intelligente » que nous le pensions ; les raisins ne sont pas si doux, peut-être même sont-ils « trop verts ». Comme dans la fable de Jean de La Fontaine :

 Certain renard gascon, d'autres disent normand,

Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille

Des raisins mûrs apparemment,

Et couverts d'une peau vermeille.

Le galand en eut fait volontiers un repas;

Mais comme il n'y pouvait atteindre:

Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.

Fit-il pas mieux que de se plaindre ?


           Jusqu’ici, le renard ne nie pas que le raisin soit une chose enviable ; il dit juste que les raisins sont « trop verts ». Ce type de stratégie dépréciative cherche à « résoudre le conflit entre la force du désir et la force du sentiment d'impuissance et, partant, la souffrance dont il est cause ». On fait de nécessité vertu. De même, l'homme du ressentiment, « attiré, et comme envoûté par la joie de vivre, la gloire, la puissance, le bonheur, la richesse, la force » qu’il voit autour de lui, « tourmenté du désir de les posséder, désir qu'il sait inefficace », s’efforce-t-il de « se détourner de ce qui le tourmente ».

         En vain ! Le bonheur, la puissance, la beauté, l'esprit, la richesse, toutes les valeurs positives de la vie, poursuivent sans cesse l'homme du ressentiment comme pour le défier. Il a beau leur montrer le poing, souhaiter de les voir disparaître pour apaiser le tourment de son conflit intérieur, il n'en demeure pas moins qu'elles existent, qu'elles se font jour !
Par suite, l’homme de ressentiment en vient à dénigrer tout ce qu’il n’est pas, tout ce qu’il n’a pas. Le faible tend à dévaluer la puissance, le pauvre la richesse, le laid le beau... Le ressentiment fausse « notre vision de l'univers », mais c’est en faussant « le sens des valeurs lui-même » qu’il donne toute sa mesure -- ce que Nietzsche nomme « falsification du barème des valeurs ».

         Désormais, on ne déprécie plus les choses qui portent des valeurs positives, comme dans la diffamation ou la calomnie, qui ne procèdent pas du ressentiment ; on a déprécié les valeurs elles-mêmes, on les perçoit désormais tout autrement, et le jugement lui-même en est modifié. C’est le deuxième temps du ressentiment : le renard en vient à penser qu’il n’est pas bon de manger du raisin. Désormais, les valeurs mêmes sont méconnues qu'un sens normal des valeurs reconnaît, préfère et recherche. De là que l'homme du ressentiment ne parvient plus à justifier, à comprendre, à réaliser son être et sa vie, en fonction des valeurs positives - puissance, santé, beauté, liberté, pur exercice de l'être et de la vie -, […] insensiblement, son sens des valeurs met tout en œuvre pour en venir à décréter que « tout cela n'est rien », et trouve que seuls sont nécessaires au salut de l'homme les aspects tout contraires de la réalité : pauvreté, souffrance, peines et mort.

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