Petite frappe islamiste et geek givré d’extrême-droite
Il y a un peu plus de dix jours, les Norvégiens ont commémoré le massacre de l’île d’Utoya, perpétré le 22 juillet
2011 par Anders Behring Breivik. En quelque sorte, la manière dont les médias
français ont exploité la tragédie norvégienne, n’hésitant pas comme d’habitude
à faire jouer de manière souvent outrancière les ressort usés de
l’info-spectacle, a contribué à favoriser la création de ce blog en inspirant
la rédaction du premier
(long) billet à y avoir été posté. En partant d’un mauvais jeu de mots,
l’auteur de l’article cherchait à démontrer qu’Anders Breivik, plus qu’un
croisé du fondamentalisme chrétien, pouvait davantage être considéré comme un pur
produit d’une forme de narcissisme désespéré propre à notre époque. De Breivik,
on pouvait écrire comme Debord l’avait fait en son temps à propos de la bien
misérable fraternité des cols blancs et de la classe moyenne de la fin des
Trente Glorieuses :
Ce sont des salariés
pauvres qui se croient propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient
instruits et des morts qui croient voter. De progrès en promotion, ils ont
perdu le peu qu’ils avaient et gagné ce dont personne ne voulait. Ils
collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes
d’exploitation du passé, ils n’en ignorent que la révolte.
Soldat revendiqué du fondamentalisme et bras armé de la lutte
contre la culture du métissage, Breivik s’affirmait surtout comme un parfait
représentant d’une forme d’extrémisme bien plus fondamentalement moderne que
fondamentaliste. L’ensemble des traits conférés à la civilisation européenne et
chrétienne précisés par Anders Breivik dans son pamphlet 2086 dévoile
une mythologie très personnelle qui prend racine dans la frustration sociale,
une incapacité tout à fait caractéristique de notre époque à établir la moindre
échelle de valeur et surtout une
propension à l’égocentrisme obsessionnel et meurtrier. Plus que d’une insaisissable mouvance
fondamentaliste chrétienne, Breivik fait partie de cette plus indescriptible
cohorte de déshérités moraux, d’indigents culturels et d’handicapés de l’ego produits en masse par la modernité
démocratique. Il est pauvre au sens le plus métaphysique du terme, bénéficiant
d’une certaine aisance matérielle et d’un vernis culturel qui lui permettent
juste de confusément comprendre que cette société d’abondance n’a pas plus à
voir avec le confort bourgeois des temps révolus qu’elle ne s’accorde avec des
idéaux de justice et d’harmonie sociale, ressassés à l’envi pour tous les
petits exécutants du système, avides de réconfort moral. « Serviteurs
surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie », écrit
encore Debord.
L’affaire Merah survenue il y a un peu plus de trois mois a
réactivé ce débat de façon tragique et étrangement symétrique, quelques journalistes
ou politiques s’étant montrés assez irresponsables pour tenter d’exploiter à
nouveau une situation qu’ils estimaient pouvoir servir leurs desseins
idéologiques ou politiques, jusqu’à ce que l’on apprenne que le tueur de Toulouse n’était
pas comme on semblait l’affirmer dans un premier temps un nouveau croisé en
lutte pour une Europe blanche et chrétienne mais un individu se réclamant
ouvertement de la mouvance islamiste et même d’Al Qaida.
On
rappellera à
ce titre la très intelligente réaction de Nicolas Chapuis et Tristan
Dessert,
deux publicistes à la déontologie exigeante comme le démontre ici cet
échange édifiant qui a fait le tour de la toile. Voir d’ailleurs la
réponse de Monsieur Z aux deux nigauds sur Contrepoints :
http://www.contrepoints.org/2012/03/23/74228-affaire-merah-quand-nicolas-chapuis-revait-dun-tueur-nazi
Mohamed Merah, que l’on ne peut
guère, au vu de son parcours, qualifier autrement que de petite frappe, a
représenté, dans les premiers temps de sa surexposition médiatique, une sorte
d’énigme pour les médias qui se sont
jetés sur sa piteuse et intrigante biographie. Quel genre d’individu peut
tranquillement sortir en boîte ou aller jouer au foot avec quelques copains
après avoir abattu de sang-froid trois militaires ou logé une balle dans la
tête d’une fillette ? Les journalistes qui ont traité l’affaire ont hésité
dès lors entre la tentation de la banalisation et celle de la
spectacularisation. Dans un reportage diffusé sur France 2 Mohamed Merah est
présenté de façon assez effarante comme un “passionné
de moto et de football”, “calme, gentil et respectueux”,
qui “n’était apparemment jamais le premier à porter les coups”, voire un “bon
travailleur”. Plus tard surgiront quelques informations supplémentaires sur la
riche vie intérieure de Mohamed Merah : sa prétendue conversion à un islam
rigoriste marquée par un mode de vie partagé entre les parties de playstation
et une propension à jouer les tyrans domestiques auprès de sa jeune épousée ou
encore les dix-huit condamnations pour vol et vol avec violence et les deux
séjours en prison effectués en 2007 et 2009.
Le traitement médiatique de
l’affaire a aussi révélé la schizophrénie des médias français : une
information spectacularisée à l’extrême et dans le même temps la
nécessité de
se préserver de toute accusation d’ « amalgame » dans le contexte
ultra-idéologisé entretenu à la fois par l’hystérie anti-raciste et la
montée
des extrêmes a donné lieu à une euphémisation systématique pour tout ce
qui
concernait la biographie de M. Merah. La thèse largement relayée par les
analystes les plus en vue, a donc donné à la fois une importance
démesurée au
déterminant sociologique – M. Merah était un jeune en perdition qui a
fait de
mauvaises rencontres et n’a pas eu sa chance – tout en jouant sur la
séduction
du mystère – M. Merah présentait, selon Gilles Kepel ou Jean-Pierre
Filiu, le
profil « atypique », et assez exceptionnel, d’un jeune djihadiste
autoradicalisé ayant rencontré par hasard, sur le chemin d’un
rocambolesque
voyage initiatique en zone tribale au Pakistan ses « frères d’armes »
d’Al Qaida qui l’ont reconnu et adoubé. Loin de constituer un profil
atypique, Mohamed Merah, tout comme Anders Breivik, appartient à une
armée. Une armée d'anonymes "transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans
un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de
l'industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que
dressent des imbéciles.", nous dit Debord dans In girum imus nocte et consumimur igni. Et eux-mêmes qui ne sont plus que des chiffres et des statistiques sont soigneusement maintenus dans l'imbécillité :
On leur parle toujours comme à
des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut », et ils veulent
bien le croire. Mais surtout on les traite comme des enfants stupides, devant
qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes,
improvisées de la veille, leur faisant admettre n'importe quoi en le leur
disant n'importe comment ; et aussi bien le contraire le lendemain.
Bernanos nous l'a rappelé pourtant dans Les grands cimetières sous la lune: un jour ou l'autre, "la colère des imbéciles envahira le monde."
Le perdant radical
Il est intéressant de
noter que l’affaire Breivik a connu un traitement médiatique caractérisé par
une sorte d’inversion symétrique. L’annonce de l’attentat à la bombe perpétré à
Oslo a immédiatement fait surgir le spectre du terrorisme islamique avant que,
sitôt l’identité du tueur connue, de nombreux commentateurs s’empressent de
pointer du doigt le danger représenté par une obscure organisation
fondamentaliste chrétienne ayant des ramifications dans toute l’Europe. Quelques
voix, parmi lesquelles celle de Jacques de Guillebon,
s’étaient élevées pour dénoncer cette lecture assez caricaturale de
l’événement. Notre propos, tel quel nous le formulions il y a quelques mois,
rejoignait le sien. En hasardant une comparaison bien injuste pour l’auteur de Babar
et peut-être moins pour celui de Plate-forme, il nous semblait en
effet qu’Anders Breivik, en se retranchant sur l’île d’Utoya pour perpétrer son
massacre, avait marqué symboliquement et dans le sang le retranchement du monde
opéré depuis de longues années par cet individu livré à une fantasmagorie où
voisinent Thomas Hobbes, Ogier le Danois, World of Warcraft et Counter Strike.
Le même processus
apparaît aujourd’hui à l’œuvre avec Mohammed Merah et le parallèle peut
s’établir entre deux individus qui semblent représenter deux facettes du nihilisme
contemporain. Un court essai paru il y a quelques années en Allemagne donne à
ce sujet quelques clés de lecture intéressantes. Il s’agit de l’ouvrage Le
Perdant radical, essai sur les hommes de la terreur, de
Hans Magnus Enzensberger, publié chez Gallimard en 2006, dans lequel l’auteur
remarque notamment :
La seule chose
qui est sûre, c’est que de la manière dont s’est organisée l’humanité – « capitalisme »,
« concurrence », « empire », « mondialisation » -
le nombre de perdants ne se contente pas d’augmenter chaque jour ; comme
dans toute masse considérable, un fractionnement ne tarde pas à se
produire ; au cours d’un processus chaotique et obscur, les cohortes de
déclassés, de vaincus, de victimes se séparent. Le raté peut se résigner à son
sort, la victime peut demander compensation, le vaincu peut toujours se
préparer au prochain round. Le perdant radical, en revanche, prend un chemin
distinct, il devient invisible, cultive ses obsessions, accumule ses énergies
et attend son heure.
Le paradigme de la société
mondialisée désignant implacablement les perdants et les gagnants peut sembler
à la longue quelque peu caricatural à force d’être ressassé. Il n’est pas pour
autant complétement faux et aura du moins inspiré la littérature contemporaine
avant les tueurs de masse. Houellebecq, que nous citions à propos de Breivik,
pourrait encore être ici appelé à la barre pour nous fournir une description glaçante
de ce « perdant radical », à travers un passage bien connu d’Extension
du domaine de la lutte :
Dans un système
économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à
trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun
réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique
parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ;
d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel
parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ;
d'autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme
économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les
âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme
sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges
de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique,
Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel,
à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d'autres
perdent sur les deux.
Anders
Breivik et Mohammed Merah pourraient composer chacun les deux visages du vaincu
du libéralisme : vaincu du libéralisme sexuel pour Breivik qui en revanche
vit dans une relative aisance, un peu comme Raphaël Tisserand, et vaincu sur le
plan économique pour Mohamed Merah, dont les aspirations matérielles sont
contredites par un parcours médiocre et un éventail d’opportunités extrêmement
limité. L’explication de Houellebecq ne suffit pas pour autant à définir ce qui
distingue le « perdant radical », prêt à passer à l’action du simple
vaincu résigné, qui est plutôt le modèle des héros de Houellebecq. Dans Extension
du domaine de la lutte, l’écrivain dresse d’ailleurs dans une scène glaçante
le portrait de ce vaincu intégral en la personne de Raphaël Tisserand,
concepteur-programmeur grassement rémunéré et laissé pour compte du marché du
sexe.
Le discours tenu par celui que Houellebecq nomme seulement le
« héros » de l’histoire est une très claire incitation au meurtre ou
au viol. Cependant, Tisserand n’ira pas jusque-là et reculera au dernier moment
face à la perspective de l’assassinat pour retourner à la solitude et à la
masturbation.
Le perdant
radical évoqué par Enzesberger dans son essai est d’une autre nature que le
vaincu houellbecquien. « Le perdant radical, en revanche, écrit
l’essayiste allemand, prend un chemin distinct, il devient invisible, cultive
ses obsessions, accumule ses énergies et attend son heure. »
L’heure arrive, un jour, où le perdant radical entreprend de faire payer la
note à tous ceux, autour de lui, qu’il peut juger responsables non seulement de
son échec mais de la faillite du monde puisqu’il associe de façon
obsessionnelle sa propre déroute à l’idée d’une décadence générale de la
société autour de lui.
La société
est-elle la première responsable de cette dérive qui produit des Anders
Breivik, des Mohamed Merah ou des James Holmes, l’auteur de la récente tuerie
d’Aurora ? Tout comme il semble un peu facile d’évoquer l’argument du
fondamentalisme pour justifier les actes de Breivik ou évoquer le profil
soi-disant atypique de Merah, peut-être est-il également un peu réducteur
d’incriminer un libéralisme qui endosserait seul la responsabilité d’avoir
produit des détraqués de ce type. Du moins faut-il savoir ce que l’on entend
par libéralisme car l’accusation impliquerait en elle-même une dangereuse
remise en cause du principe énoncé par Benjamin Constant selon lequel : « La souveraineté n'existe que d'une manière
limitée et relative. Au point où commence l'indépendance de l'existence
individuelle, s'arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société
franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable de tyrannie que le despote
qui n'a pour titre que le glaive exterminateur. »
Le principe énoncé par Benjamin Constant
trouve en lui-même sa propre limite comme le théoricien suisse ne manque de le
faire remarquer lui-même :
Comment borner le
pouvoir autrement que par le pouvoir ? Sans doute, la limitation abstraite
de la souveraineté ne suffit pas. Il faut chercher des bases d’institutions
politiques qui combinent tellement les intérêts des divers dépositaires de la
puissance, que leur avantage le plus manifeste, le plus durable et le plus
assuré, soit de rester chacun dans les bornes de leurs attributions
respectives.
La
limitation nécessaire de ce pouvoir s’applique tout autant à la souveraineté du
peuple, entendons par là des représentants de la nation, qu’à celle des
individus qui ne peuvent eux-mêmes outrepasser les limites imposées par
l’intérêt général. Pour imposer cette limitation nécessaire, il est donc tout
aussi nécessaire de disposer d’institutions qui permettront et démontreront
l’intérêt pour chacun de rester dans les bornes de ses attributions
respectives, c’est-à-dire assurer le maintien du compromis qui est, nous dit
également Raymond Aron, à la base du fonctionnement démocratique. Or, si la
Terreur révolutionnaire avait représenté pour Constant l’exemple historique
d’un excès néfaste de la souveraineté du peuple aux dépends de l’individu, la
tendance des sociétés démocratiques actuelles est plutôt inverse en ce qu’elle
consacre la toute-puissance de l’individu dont le seul horizon n’est plus que
la satisfaction de désirs qui sont sans bornes et la propension constante à
faire valoir, en son nom ou celui d’un groupe, de nouveaux droits. Au moment où
Benjamin Constant énonçait ses Principes politiques, Alexis de
Tocqueville, visionnaire, envisageait déjà à quel type de despotisme pouvait
aboutir cet excès :
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le
despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule
innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes
pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme.
Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les
autres. […]
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
C’est donc
cette dérive des sociétés libérales qui a donné naissance au perdant radical.
L’importance toujours grandissante accordée aux droits individuels a suscité
une passion de l’égalité impossible à satisfaire et une déception à la mesure
de cette passion qui s’est changée en ressentiment.
Mais peut-être faut-il, pour
comprendre le perdant radical, élargir un peu notre perspective. Si le progrès
n’a pas fait disparaître la misère humaine, il l’a profondément modifiée. Au
cours des deux cent dernières années, les sociétés qui ont eu le plus de succès
se sont arrogé de nouveaux droits, de nouvelles attentes, de nouvelles
exigences ; elles ont écarté l’idée d’un destin inéluctable ; elles
ont mis à l’ordre du jour des concepts tels que la dignité humaine ou les
droits de l’homme ; elles ont démocratisé le combat de chacun pour être
reconnu et, ce faisant, elles ont donné naissance à des espoirs d’égalité
auxquels elles ne peuvent répondre ; et, parallèlement, elles ont fait en
sorte que l’inégalité saute aux yeux de tous les habitants de la planète,
vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, lorsqu’ils
regardent n’importe quelle chaîne de télévision. C’est pourquoi le potentiel de
déception des hommes a augmenté à chaque étape du progrès.
Cette
déception, observe Enzesberger, dégénère dans certains cas en rage meurtrière.
« Ce qui occupe l’esprit du perdant de manière obsessionnelle, c’est la
comparaison avec les autres, qui a tout instant se révèle à son
désavantage. »
Un autre exemple de ce profil psychologique nous a été donné, bien avant Michel
Houellebecq, par la littérature. Il s’agit de l’habitant du souterrain dans les
Carnets du sous-sol de Fédor Dostoïevski. Dans ce court roman, l’homme
du souterrain est animé d’un ressentiment sans limite, d’une rage sans bornes
qui s’exerce à la fois contre lui-même et les autres. Le triomphe de ses
semblables accentue à ses yeux sa propre médiocrité et alimente la rancœur qui
l’anime. La comparaison avec les autres est une constante confirmation de son
statut de raté et une justification de sa rage. Ainsi va-t-il s’abaisser pour
obtenir d’être invité à une réception dont il méprise pourtant ceux qui l’organisent.
L’humiliation qu’il en retire alimente encore son ressentiment, constamment
amplifié par le spectacle du monde autour de lui : « Plus je prenais
conscience du bien, de tout ce "beau" et ce "sublime", plus
je m’engluais dans mon marais, et plus j’étais capable de m’y noyer complètement.
»
La haine de soi
L’homme du ressentiment de Max Scheler peut donc se muer de temps à autre en « perdant radical », tel que Hans Magnus Enzesberger en dresse le portrait. Dans le type de sociétés anomiques dans lesquelles nous vivons, on pourrait même avancer que les seules formes de contestation sociale que l’on peut voir émerger seraient soit des mouvements de révolte relativement inoffensifs tels que les « Indignés » ou Occupy Wall Street, des explosions sporadiques au sein des banlieues des grandes métropoles des pays occidentaux et enfin des actes de violence perpétrés par des individus se réclamant ou non d’une idéologie particulière, comme Anders Breivik ou Mohamed Merah, ou encore James Holmes aux Etats-Unis. Pour ces derniers, quelle que soit la cause invoquée et les justifications qu’ils se donnent, la publicité conférée par l’usage de la violence et la médiatisation de leurs actes est une formidable compensation égotique. « D’un côté, écrit Enzesberger, le perdant ressent au moment de son explosion un pouvoir d’une plénitude unique : son acte lui permet de triompher des autres en les anéantissant ». Dès lors, la pulsion de mort qui anime cet individu se double d’une mégalomanie aux conséquences destructrices. L’impuissance initiale ressentie face à l’existence se mue en un sentiment toute-puissance meurtrière. Cela s’est particulièrement vu dans le cas d’Anders Breivik jouant le rôle d’un croisé au service de la défense de la civilisation occidentale devant le jury et les médias ou d’un Mohamed Merah mettant en scène les assassinats des militaires puis des enfants qu’il a abattus comme s’il s’agissait d’un acte de résistance et de provocation vis-à-vis du pouvoir établi perpétré au nom d’un supposé combat antisioniste.
Le perdant radical peut en effet prendre prétexte de n’importe
quelle cause religieuse ou impératif idéologique pour donner à ses actes une
publicité supplémentaire et leur conférer à ses propres yeux une valeur
supplémentaire en les inscrivant dans le cadre d’un combat fantasmé qui
donnerait à son geste meurtrier une portée révolutionnaire et universelle.
« Le contenu proprement dit de l’idéologie n’y joue qu’un rôle accessoire,
écrit encore Ezensberger, peu importe qu’il s’agisse de doctrines religieuses
ou politiques, de dogmes nationalistes, communistes, racistes : tout
sectarisme, aussi borné soit-il, est en mesure de mobiliser l’énergie latente
du perdant radical. » Dans le cas d’Anders Breivik, il
s’agit de la défense de la civilisation européenne face à l’islamisation et au
multiculturalisme, Mohamed Merah quant à lui a prétendu avoir agi au nom d’Al
Qaida et en faveur de la
cause palestinienne. Dans les deux cas, le fait de parler
au nom d’hypothétiques masses opprimées ou de se hisser au rang de défenseur
d’une civilisation permet de sublimer son échec personnel. Dans le cadre, à
nouveau, d’une société atomisée par l’individualisme ou le grégarisme
groupusculaire, après l’échec historique du collectivisme et la faillite morale
et intellectuelle du nationalisme, Anders Breivik et Mohamed Merah obéissent
cent ans plus tard au paradigme barrésien : la sublimation de l’individu
dans le sacrifice holistique, au nom de la communauté. Il s’agit cependant dans
les deux cas d’une communauté fantasmée recréée de toutes pièces pour
satisfaire une soif, purement personnelle, de reconnaissance. La civilisation
européenne d’Anders Breivik n’existe plus dans les faits tandis que l’oumma à laquelle Merah a prétendu se rattacher
comme de nombreux activistes fondamentalistes est une pure vue de l’esprit.
Cependant, les deux meurtriers reflètent aussi la
faillite d’un modèle de civilisation. La personnalité de Mohamed Merah illustre
parfaitement le propos de H.M. Enzsberger en ce qui concerne les supposés
« traditionalistes » islamistes : « Quelle que soit la
ferveur avec laquelle les islamistes se posent en gardiens de la tradition, ils
sont en réalité de purs produits du monde globalisé qu’ils combattent. » Un
monde globalisé dans lequel la civilisation musulmane, du moins dans sa plus
grande partie, fait figure de perdant radical à l’échelle des nations, selon
les dires de H. M. Enzesberger :
[…] comment a pu se
produire le déclin de cette civilisation, dont est issue la grande religion
qu’est l’Islam ? On sait qu’elle a atteint son zénith au temps des
califes. A ce moment-là, elle était bien supérieure à l’Europe d’un point de
vue militaire, économique ou culturel. Cette époque, qui remonte à huit cent
ans, joue encore collectivement aujourd’hui un rôle fondamental dans la mémoire
collective du monde arabe. Souvent elle est transfigurée en idylle et élevée au
rang d’utopie tournée vers le passé.
Ce
déclin de la civilisation arabo-musulmane peut s’expliquer de différentes
manières. Enzesberger retient pour sa part la résistance farouche des juristes
arabes vis-à-vis de l’introduction de l’imprimerie à partir du XVe siècle qui
explique que la première imprimerie en mesure de produire des livres en langue
arabe n’a pu être fondée que trois cent ans après Gutenberg, entraînant
l’énorme retard technique et scientifique d’une civilisation qui s’était
pourtant montré pionnière dans de très nombreux domaines de la pensée et des
sciences jusqu’au XIVe siècle. On pourra ajouter également l’impossibilité de
tout débat théologique et la sanctuarisation absolue des textes sacrés en terre
d’Islam qui a empêché toute rencontre entre philosophie et religion, hormis au
sein de certains courants de l’Islam qui sont aujourd’hui malheureusement peu
entendus, ou encore l’établissement d’un autoritarisme et d’une centralisation
politique au sein des califats qui a contribué peu à peu à figer la société
musulmane
Au
tournant décisif des XVe-XVIe siècles, les sociétés arabes se seraient ainsi
trouvées en marge d’une période de transformations décisives sur les plans
économiques, techniques, culturels et sociaux alors même que l’Europe, qui
avait jusque-là été relativement à la traîne, utilisait à son profit certaines
innovations et découvertes pour accomplir des progrès décisifs. Les navigateurs
arabes ont par exemple été les premiers à ouvrir avec succès, dès le VIIIe
siècle, une route commerciale vers l’orient avec le détroit de Malacca (par où
transite de nos jours le quart du trafic maritime mondial)…où se trouve
aujourd’hui Singapour (premier port mondial avec Rotterdam). De même, le gouvernail
d'étambot, utilisé, à la fois dans la mer Baltique et en Méditerranée dès le
XIIe siècle a été adapté avec succès sur les caravelles portugaises pour la
navigation en haute mer qui a permis à l'Europe occidentale d'assurer pour
plusieurs siècle sa suprématie maritime.
Il
est évident, précise Enzesberger dans son ouvrage, que ces constatations ne
préjugent en rien des capacités des individus vivant aujourd’hui dans les Etats
de l’aire géographique du Maghreb et du Moyen-Orient. Elles ont simplement pour
but d’examiner en quoi ce déclin historique de la civilisation arabo-musulmane
a pu jouer un rôle, d’une part dans le retard qui caractérise encore
aujourd’hui les pays de cette zone, d’autre part
dans la création d’un inconscient collectif qui pèse aujourd’hui encore sur les
ressortissants de ces pays, y compris ceux qui ont pu émigrer. A cela
s’ajoute bien évidemment le poids de la colonisation européenne qui a contribué
plus encore à entraver le développement économique et à accentuer l’instabilité
économique de ces régions et à rendre plus vif ce sentiment aigu d’un
irrémédiable déclin historique. Evidemment, souligne Enzesberger, « tous
les musulmans ne sont pas des Arabes, tous les Arabes ne sont pas des perdants,
tous les perdants ne sont pas radicaux. »
Le
cas de Mohamed Merah est cependant exemplaire et en même temps intéressant, en
regard de la sociologie des terroristes ayant revendiqué leurs crimes au nom de
l’islamisme. Mohamed Merah a cherché sciemment à atteindre deux symboles :
d’une part l’Etat français, et plus encore ceux qui, à ses yeux, d’origine
maghrébine ou arabe, pouvaient avoir commis le crime de s’être mis à son
service et d’autre part des victimes de confession juive, adultes et enfants,
afin de porter un coup à l’ennemi « sioniste ». Merah, ce faisant, et
par les discours qui ont justifié ses actes, a reflété également de quelle
manière cette posture peut être partagée et revendiquée par un certain nombre
de factions qui, au nom d’un islam fondamentaliste fantasmé, déploient en
réalité tous les artifices rhétoriques du perdant radical : violence
meurtrière, victimisation, recherche de boucs émissaires, déni de
responsabilité, provocation pseudo-guerrière et auto-valorisation à travers une
cause-prétexte.
La
seule chose en quoi Mohamed Merah ne correspond pas tout à fait au profil que
dresse Enzesberger du perdant radical au service de l’islamisme est son faible
niveau d’études qui le différencie d’un Mohamed Atta par exemple, diplômé en architecture,
ou de Mohamed Sidique Khan, Shehzad Tanweer ou Hasib Hussain mais le rapproche du profil de
Germaine Lindsey.
Un des points insuffisament mis en valeur par Enzesberger dans sa thèse et sur
lequel je souhaiterais conclure ici est que s’il identifie dans une partie du
discours supporté par les groupes terroristes islamistes, voire les nations ou
les opinions arabes, les éléments caractéristiques du « perdant
radical », on peut fort bien les retrouver aujourd’hui même dans les
sociétés européennes, voire occidentales, livrées au déclin historique qu’ont
connu avant elles certaines régions du monde musulman, et susceptibles de
produire en leur sein le même type d’individus extrémistes et aisément
manipulables.
L’Europe
aujourd’hui semble confrontée à un véritable écroulement de son influence dans
le monde (déclin économique, scientifique, culturel, diplomatique et
démographique) et, plus grave encore peut-être, à une incapacité complète
à comprendre le monde autour d’elle et les mouvements historiques qui
l’entraînent malgré elle. Le « vieux continent » se retrouve dès
lors, face aux nations émergentes (d’ailleurs pour certaines en partie
musulmanes) dynamiques, mis de plus en plus sur la touche, de la même manière
que certaines parties du Maghreb ou du Moyen-Orient.
Une partie du ressentiment des immigrés de la troisième génération comme
Mohamed Merah peut provenir également d’un double
bind difficile à assumer : originaire d’un pays, l’Algérie, qui
apparaît toujours aujourd’hui comme incapable de faire valoir ses atouts sur le
plan mondial, il est né sur le sol de la France, un pays qui semble se ranger
de plus en plus nettement dans la catégories des perdants. On comprend à partir
de là la double fascination contradictoire qui peut y répondre : à savoir
la tentation islamiste au nom de l’antisionisme qui permet de désigner un
ennemi et un responsable extérieur et la fascination toujours présente pour
toute forme de sous-culture US, toujours promesse d’un rêve doré, néanmoins un
peu en perte de vitesse.
Anders
Breivik quant à lui a reproduit, à travers le discours qu’il a patiemment
élaboré pour justifier sa tuerie, le complexe d’infériorité de plus en plus
affirmé qui touche de façon grandissante une partie des classes moyennes
européennes, voire des catégories aisées auxquelles Breivik appartient, mais
qui semblent tout aussi désemparées sur le plan social (Breivik est un
« abandonné » au père absent et irresponsable tout comme Merah), que
culturel (Breivik possède certes un niveau culturel plus élevé que celui de
Merah mais une capacité similaire à ingérer et régurgiter sans distinction
toute forme d’influence). A travers son geste et le discours qui l’a
accompagné, Breivik a voulu se faire le représentant héroïque d’une
civilisation européenne menacée. Il n’est que l’illustration tragique et
pathétique du doute qui s’est emparé d’une société qui se sent basculer hors de
l’histoire.
Dans
le contexte actuel, on peut donc distinguer plusieurs formes de menaces
violentes, hormis celles des conflits traditionnels : celle des groupes
organisés, parmi lesquels l’islamisme reste le plus menaçant et celle des
individus pratiquant une forme de suicide anomique, selon les caractéristiques
énoncées par Durkheim, mais qui prend cette fois la forme d’une explosion de
violence à la fois tournée contre soi-même et contre le monde. Il faut ici
prêter attention aux mots employés par Richard Durn, l’auteur de la tuerie de
Nanterre, dans la lettre-testament qu’il a laissée à l’attention d’une amie, ou
du monde ?, après son acte : « […] puisque j’étais devenu un
mort-vivant par ma seule volonté, je décidais d’en finir en tuant une
mini-élite locale qui était le symbole et qui étaient les leaders et décideurs
dans une ville que j’ai toujours exécrée […]. Je vais devenir un serial-killer,
un forcené qui tue. Pourquoi ? Parce que le frustré que je suis ne veut
pas mourir seul, alors que j’ai eu une vie de merde, je veux me sentir une fois
puissant et libre. »
La tuerie de Nanterre, c'était il y a un peu plus de dix ans
Au sein de ce « village planétaire » qui est
devenu une sorte de village olympique où sont désignés, à toutes les échelles,
dans tous les domaines et de façon de plus en plus brutale, les gagnants et les
perdants, les mots de Richard Durn risquent de résonner encore de funèbre
manière quand d’autres croisés comme Breivik, d’autres aspirants djihadistes
comme Merah ou d’autres exécuteurs comme James Holmes retourneront contre le
monde qui les a faits une violence toujours plus radicale.
PS : Pour disposer des références complètes (citations, notes de bas de page, liens électroniques), nous renvoyons aux versions 1, 2 et 3 de l'article, publiées séparément.
PS : Pour disposer des références complètes (citations, notes de bas de page, liens électroniques), nous renvoyons aux versions 1, 2 et 3 de l'article, publiées séparément.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire