vendredi 10 août 2012

Merah-Breivik: les perdants radicaux (3)


            L’homme du ressentiment de Max Scheler peut donc se muer de temps à autre en « perdant radical », tel que Hans Magnus Enzesberger en dresse le portrait. Dans le type de sociétés anomiques dans lesquelles nous vivons, on pourrait même avancer que les seules formes de contestation sociale que l’on peut voir émerger seraient soit des mouvements de révolte relativement inoffensifs tels que les « Indignés »[1] ou Occupy Wall Street, des explosions sporadiques au sein des banlieues des grandes métropoles des pays occidentaux et enfin des actes de violence perpétrés par des individus se réclamant ou non d’une idéologie particulière, comme Anders Breivik ou Mohamed Merah, ou encore James Holmes aux Etats-Unis. Pour ces derniers, quelle que soit la cause invoquée et les justifications qu’ils se donnent, la publicité conférée par l’usage de la violence et la médiatisation de leurs actes est une formidable compensation égotique. « D’un côté, écrit Enzesberger, le perdant ressent au moment de son explosion un pouvoir d’une plénitude unique : son acte lui permet de triompher des autres en les anéantissant »[2]. Dès lors, la pulsion de mort qui anime cet individu se double d’une mégalomanie aux conséquences destructrices. L’impuissance initiale ressentie face à l’existence se mue en un sentiment toute-puissance meurtrière. Cela s’est particulièrement vu dans le cas d’Anders Breivik jouant le rôle d’un croisé au service de la défense de la civilisation occidentale devant le jury et les médias ou d’un Mohamed Merah mettant en scène les assassinats des militaires puis des enfants qu’il a abattus comme s’il s’agissait d’un acte de résistance et de provocation vis-à-vis du pouvoir établi perpétré au nom d’un supposé combat antisioniste. 
Le perdant radical peut en effet prendre prétexte de n’importe quelle cause religieuse ou impératif idéologique pour donner à ses actes une publicité supplémentaire et leur conférer à ses propres yeux une valeur supplémentaire en les inscrivant dans le cadre d’un combat fantasmé qui donnerait à son geste meurtrier une portée révolutionnaire et universelle. « Le contenu proprement dit de l’idéologie n’y joue qu’un rôle accessoire, écrit encore Ezensberger, peu importe qu’il s’agisse de doctrines religieuses ou politiques, de dogmes nationalistes, communistes, racistes : tout sectarisme, aussi borné soit-il, est en mesure de mobiliser l’énergie latente du perdant radical. »[3] Dans le cas d’Anders Breivik, il s’agit de la défense de la civilisation européenne face à l’islamisation et au multiculturalisme, Mohamed Merah quant à lui a prétendu avoir agi au nom d’Al Qaida et en faveur de la cause palestinienne.[4] Dans les deux cas, le fait de parler au nom d’hypothétiques masses opprimées ou de se hisser au rang de défenseur d’une civilisation permet de sublimer son échec personnel. Dans le cadre, à nouveau, d’une société atomisée par l’individualisme ou le grégarisme groupusculaire, après l’échec historique du collectivisme et la faillite morale et intellectuelle du nationalisme, Anders Breivik et Mohamed Merah obéissent cent ans plus tard au paradigme barrésien : la sublimation de l’individu dans le sacrifice holistique, au nom de la communauté. Il s’agit cependant dans les deux cas d’une communauté fantasmée recréée de toutes pièces pour satisfaire une soif, purement personnelle, de reconnaissance. La civilisation européenne d’Anders Breivik n’existe plus dans les faits tandis que l’oumma à laquelle Merah a prétendu se rattacher comme de nombreux activistes fondamentalistes est une pure vue de l’esprit.





Cependant, les deux meurtriers reflètent aussi la faillite d’un modèle de civilisation. La personnalité de Mohamed Merah illustre parfaitement le propos de H.M. Enzsberger en ce qui concerne les supposés « traditionalistes » islamistes : « Quelle que soit la ferveur avec laquelle les islamistes se posent en gardiens de la tradition, ils sont en réalité de purs produits du monde globalisé qu’ils combattent. »[5] Un monde globalisé dans lequel la civilisation musulmane, du moins dans sa plus grande partie, fait figure de perdant radical à l’échelle des nations, selon les dires de H. M. Enzesberger :


[…] comment a pu se produire le déclin de cette civilisation, dont est issue la grande religion qu’est l’Islam ? On sait qu’elle a atteint son zénith au temps des califes. A ce moment-là, elle était bien supérieure à l’Europe d’un point de vue militaire, économique ou culturel. Cette époque, qui remonte à huit cent ans, joue encore collectivement aujourd’hui un rôle fondamental dans la mémoire collective du monde arabe. Souvent elle est transfigurée en idylle et élevée au rang d’utopie tournée vers le passé.[6]


Ce déclin de la civilisation arabo-musulmane peut s’expliquer de différentes manières. Enzesberger retient pour sa part la résistance farouche des juristes arabes vis-à-vis de l’introduction de l’imprimerie à partir du XVe siècle qui explique que la première imprimerie en mesure de produire des livres en langue arabe n’a pu être fondée que trois cent ans après Gutenberg, entraînant l’énorme retard technique et scientifique d’une civilisation qui s’était pourtant montré pionnière dans de très nombreux domaines de la pensée et des sciences jusqu’au XIVe siècle. On pourra ajouter également l’impossibilité de tout débat théologique et la sanctuarisation absolue des textes sacrés en terre d’Islam qui a empêché toute rencontre entre philosophie et religion, hormis au sein de certains courants de l’Islam qui sont aujourd’hui malheureusement peu entendus, ou encore l’établissement d’un autoritarisme et d’une centralisation politique au sein des califats qui a contribué peu à peu à figer la société musulmane
Au tournant décisif des XVe-XVIe siècles, les sociétés arabes se seraient ainsi trouvées en marge d’une période de transformations décisives sur les plans économiques, techniques, culturels et sociaux alors même que l’Europe, qui avait jusque-là été relativement à la traîne, utilisait à son profit certaines innovations et découvertes pour accomplir des progrès décisifs. Les navigateurs arabes ont par exemple été les premiers à ouvrir avec succès, dès le VIIIe siècle, une route commerciale vers l’orient avec le détroit de Malacca (par où transite de nos jours le quart du trafic maritime mondial)…où se trouve aujourd’hui Singapour (premier port mondial avec Rotterdam). De même, le gouvernail d'étambot, utilisé, à la fois dans la mer Baltique et en Méditerranée dès le XIIe siècle a été adapté avec succès sur les caravelles portugaises pour la navigation en haute mer qui a permis à l'Europe occidentale d'assurer pour plusieurs siècle sa suprématie maritime.
Il est évident, précise Enzesberger dans son ouvrage, que ces constatations ne préjugent en rien des capacités des individus vivant aujourd’hui dans les Etats de l’aire géographique du Maghreb et du Moyen-Orient. Elles ont simplement pour but d’examiner en quoi ce déclin historique de la civilisation arabo-musulmane a pu jouer un rôle, d’une part dans le retard qui caractérise encore aujourd’hui les pays de cette zone[7], d’autre part dans la création d’un inconscient collectif qui pèse aujourd’hui encore sur les ressortissants de ces pays, y compris ceux qui ont pu émigrer[8]. A cela s’ajoute bien évidemment le poids de la colonisation européenne qui a contribué plus encore à entraver le développement économique et à accentuer l’instabilité économique de ces régions et à rendre plus vif ce sentiment aigu d’un irrémédiable déclin historique. Evidemment, souligne Enzesberger, « tous les musulmans ne sont pas des Arabes, tous les Arabes ne sont pas des perdants, tous les perdants ne sont pas radicaux. »[9]

Le cas de Mohamed Merah est cependant exemplaire et en même temps intéressant, en regard de la sociologie des terroristes ayant revendiqué leurs crimes au nom de l’islamisme. Mohamed Merah a cherché sciemment à atteindre deux symboles : d’une part l’Etat français, et plus encore ceux qui, à ses yeux, d’origine maghrébine ou arabe, pouvaient avoir commis le crime de s’être mis à son service et d’autre part des victimes de confession juive, adultes et enfants, afin de porter un coup à l’ennemi « sioniste ». Merah, ce faisant, et par les discours qui ont justifié ses actes, a reflété également de quelle manière cette posture peut être partagée et revendiquée par un certain nombre de factions qui, au nom d’un islam fondamentaliste fantasmé, déploient en réalité tous les artifices rhétoriques du perdant radical : violence meurtrière, victimisation, recherche de boucs émissaires, déni de responsabilité, provocation pseudo-guerrière et auto-valorisation à travers une cause-prétexte.




La seule chose en quoi Mohamed Merah ne correspond pas tout à fait au profil que dresse Enzesberger du perdant radical au service de l’islamisme est son faible niveau d’études qui le différencie d’un Mohamed Atta[10] par exemple, diplômé en architecture, ou de Mohamed Sidique Khan, Shehzad Tanweer ou Hasib Hussain[11] mais le rapproche du profil de Germaine Lindsey[12]. Un des points insuffisament mis en valeur par Enzesberger dans sa thèse et sur lequel je souhaiterais conclure ici est que s’il identifie dans une partie du discours supporté par les groupes terroristes islamistes, voire les nations ou les opinions arabes, les éléments caractéristiques du « perdant radical », on peut fort bien les retrouver aujourd’hui même dans les sociétés européennes, voire occidentales, livrées au déclin historique qu’ont connu avant elles certaines régions du monde musulman, et susceptibles de produire en leur sein le même type d’individus extrémistes et aisément manipulables.

L’Europe aujourd’hui semble confrontée à un véritable écroulement de son influence dans le monde (déclin économique, scientifique, culturel, diplomatique et démographique) et, plus grave encore peut-être, à une incapacité complète à comprendre le monde autour d’elle et les mouvements historiques qui l’entraînent malgré elle. Le « vieux continent » se retrouve dès lors, face aux nations émergentes (d’ailleurs pour certaines en partie musulmanes) dynamiques, mis de plus en plus sur la touche, de la même manière que certaines parties du Maghreb ou du Moyen-Orient[13]. Une partie du ressentiment des immigrés de la troisième génération comme Mohamed Merah peut provenir également d’un double bind difficile à assumer : originaire d’un pays, l’Algérie, qui apparaît toujours aujourd’hui comme incapable de faire valoir ses atouts sur le plan mondial, il est né sur le sol de la France, un pays qui semble se ranger de plus en plus nettement dans la catégories des perdants. On comprend à partir de là la double fascination contradictoire qui peut y répondre : à savoir la tentation islamiste au nom de l’antisionisme qui permet de désigner un ennemi et un responsable extérieur et la fascination toujours présente pour toute forme de sous-culture US, toujours promesse d’un rêve doré, néanmoins un peu en perte de vitesse.
Anders Breivik quant à lui a reproduit, à travers le discours qu’il a patiemment élaboré pour justifier sa tuerie, le complexe d’infériorité de plus en plus affirmé qui touche de façon grandissante une partie des classes moyennes européennes, voire des catégories aisées auxquelles Breivik appartient, mais qui semblent tout aussi désemparées sur le plan social (Breivik est un « abandonné » au père absent et irresponsable tout comme Merah), que culturel (Breivik possède certes un niveau culturel plus élevé que celui de Merah mais une capacité similaire à ingérer et régurgiter sans distinction toute forme d’influence). A travers son geste et le discours qui l’a accompagné, Breivik a voulu se faire le représentant héroïque d’une civilisation européenne menacée. Il n’est que l’illustration tragique et pathétique du doute qui s’est emparé d’une société qui se sent basculer hors de l’histoire.

Dans le contexte actuel, on peut donc distinguer plusieurs formes de menaces violentes, hormis celles des conflits traditionnels : celle des groupes organisés, parmi lesquels l’islamisme reste le plus menaçant et celle des individus pratiquant une forme de suicide anomique, selon les caractéristiques énoncées par Durkheim, mais qui prend cette fois la forme d’une explosion de violence à la fois tournée contre soi-même et contre le monde. Il faut ici prêter attention aux mots employés par Richard Durn, l’auteur de la tuerie de Nanterre, dans la lettre-testament qu’il a laissée à l’attention d’une amie, ou du monde ?, après son acte : « […] puisque j’étais devenu un mort-vivant par ma seule volonté, je décidais d’en finir en tuant une mini-élite locale qui était le symbole et qui étaient les leaders et décideurs dans une ville que j’ai toujours exécrée […]. Je vais devenir un serial-killer, un forcené qui tue. Pourquoi ? Parce que le frustré que je suis ne veut pas mourir seul, alors que j’ai eu une vie de merde, je veux me sentir une fois puissant et libre. »


La tuerie de Nanterre, c'était il y a un peu plus de dix ans




Au sein de ce « village planétaire » qui est devenu une sorte de village olympique où sont désignés, à toutes les échelles, dans tous les domaines et de façon de plus en plus brutale, les gagnants et les perdants, les mots de Richard Durn risquent de résonner encore de funèbre manière quand d’autres croisés comme Breivik, d’autres aspirants djihadistes comme Merah ou d’autres exécuteurs comme James Holmes retourneront contre le monde qui les a faits une violence toujours plus radicale.


[1] Les « Indignés », ou comment mêler révolte et loisirs créatifs sous le patronage intellectuel d’un ancien membre du CNR et militant de la cause palestinienne de 95 ans. La contestation sociale des classes moyennes ou des filles et fils de classes moyennes ne dépassant pas le stade du régressif ou du festif, les dirigeants des « puissances financières » peuvent dormir sur leurs deux oreilles, ce ne sont ni Occupy Wall Street, ni les « Indignés » qui feront le Grand Soir…
[2] Hans Magnus Enzesberger. Le perdant radical. Gallimard. 2006. p. 20
[3] Ibid. p. 24
[4] L’instrumentalisation de la cause palestinienne par des groupes et groupuscules de toutes tendances laisse songeur. De l’extrême-gauche à l’extrême-droite en passant par l’islamisme, la « lutte contre le sionisme » et un plat qui se réchauffe indéfiniment et s’accommode à toutes les sauces. De Carlos à Ben Laden en passant par Alain Soral, le Palestinien remporte toujours un aussi franc-succès au hit parade de l’oppression. Les coptes d’Egypte, les chrétiens soudanais ou les Karen de Birmanie ne semblent pas susciter aussi massivement la compassion. Il est vrai que tout le monde n’a pas non plus la chance d’avoir l’Etat d’Israël comme oppresseur.
[5] H.M. Enzesberger. Le perdant radical. p. 31
[6] Ibid. p. 35
[7] Retard qui caractérise également pour l’auteur allemand les pays vivant d’une rente énergétique ou pétrolière mais qui ne mettent que rarement cette manne financière au service d’un développement réel, que cela soit dans le domaine scientifique ou sur le plan social. Pour analyser ce retard, Enzesberger se fonde notamment sur les conclusions alarmantes de l’Arab Human Development Report, document établi entre 2002 et 2004 à la demande des Nations-Unies pour évaluer la position des 22 Etats de la ligue arabe en regard des critères pris en compte par le Human Development Index (Indice de Développement Humain en français), aussi variés que l’alphabétisation, l’espérance de vie, l’éducation, la solidité et la stabilité des institutions politiques, le développement technique et médical, le nombre de brevet déposés dans le domaine des sciences, la production culturelle…etc…etc
[8] …émigration qui a représenté d’ailleurs un terrible manque à gagner pour tous ces Etats puisque l’Arab Human Development Report établit que 23% de tous les ingénieurs, la moitié des médecins et 15% des scientifiques arabes auraient émigré depuis 1976.
[9] H.M. Enzesberger. p. 47
[10] Un des auteurs des attentats du 11 septembre.
[11] Auteurs des attentats de Londres en 2005, étudiants à Leeds University ou faisant état pour les plus jeunes d’une scolarité sans heurts.
[12] Quatrième auteur des attentats de Londres, d’origine jamaïcaine, petit dealer converti à l’Islam. Nous sommes plus proches ici du profil d’un Merah.
[13] Il conviendrait d’ailleurs de réfléchir réellement aux supposées retombées progressistes des révolutions arabes de 2011…

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