L’homme du ressentiment de Max Scheler peut donc se muer de temps
à autre en « perdant radical », tel que Hans Magnus Enzesberger en
dresse le portrait. Dans le type de sociétés anomiques dans lesquelles nous
vivons, on pourrait même avancer que les seules formes de contestation sociale
que l’on peut voir émerger seraient soit des mouvements de révolte relativement
inoffensifs tels que les « Indignés »[1] ou Occupy
Wall Street, des explosions sporadiques au sein des banlieues des grandes
métropoles des pays occidentaux et enfin des actes de violence perpétrés par
des individus se réclamant ou non d’une idéologie particulière, comme Anders
Breivik ou Mohamed Merah, ou encore James Holmes aux Etats-Unis. Pour ces
derniers, quelle que soit la cause invoquée et les justifications qu’ils se
donnent, la publicité conférée par l’usage de la violence et la médiatisation
de leurs actes est une formidable compensation égotique. « D’un côté,
écrit Enzesberger, le perdant ressent au moment de son explosion un pouvoir
d’une plénitude unique : son acte lui permet de triompher des autres en les
anéantissant »[2]. Dès lors, la
pulsion de mort qui anime cet individu se double d’une mégalomanie aux
conséquences destructrices. L’impuissance initiale ressentie face à l’existence
se mue en un sentiment toute-puissance meurtrière. Cela s’est particulièrement
vu dans le cas d’Anders Breivik jouant le rôle d’un croisé au service de la
défense de la civilisation occidentale devant le jury et les médias ou d’un
Mohamed Merah mettant en scène les assassinats des militaires puis des enfants
qu’il a abattus comme s’il s’agissait d’un acte de résistance et de provocation
vis-à-vis du pouvoir établi perpétré au nom d’un supposé combat antisioniste.
Le perdant radical peut en effet prendre prétexte de n’importe
quelle cause religieuse ou impératif idéologique pour donner à ses actes une
publicité supplémentaire et leur conférer à ses propres yeux une valeur
supplémentaire en les inscrivant dans le cadre d’un combat fantasmé qui
donnerait à son geste meurtrier une portée révolutionnaire et universelle.
« Le contenu proprement dit de l’idéologie n’y joue qu’un rôle accessoire,
écrit encore Ezensberger, peu importe qu’il s’agisse de doctrines religieuses
ou politiques, de dogmes nationalistes, communistes, racistes : tout
sectarisme, aussi borné soit-il, est en mesure de mobiliser l’énergie latente
du perdant radical. »[3] Dans le cas d’Anders Breivik, il
s’agit de la défense de la civilisation européenne face à l’islamisation et au
multiculturalisme, Mohamed Merah quant à lui a prétendu avoir agi au nom d’Al
Qaida et en faveur de la
cause palestinienne.[4] Dans les deux cas, le fait de parler
au nom d’hypothétiques masses opprimées ou de se hisser au rang de défenseur
d’une civilisation permet de sublimer son échec personnel. Dans le cadre, à
nouveau, d’une société atomisée par l’individualisme ou le grégarisme
groupusculaire, après l’échec historique du collectivisme et la faillite morale
et intellectuelle du nationalisme, Anders Breivik et Mohamed Merah obéissent
cent ans plus tard au paradigme barrésien : la sublimation de l’individu
dans le sacrifice holistique, au nom de la communauté. Il s’agit cependant dans
les deux cas d’une communauté fantasmée recréée de toutes pièces pour
satisfaire une soif, purement personnelle, de reconnaissance. La civilisation
européenne d’Anders Breivik n’existe plus dans les faits tandis que l’oumma à laquelle Merah a prétendu se rattacher
comme de nombreux activistes fondamentalistes est une pure vue de l’esprit.
Cependant, les deux meurtriers reflètent aussi la
faillite d’un modèle de civilisation. La personnalité de Mohamed Merah illustre
parfaitement le propos de H.M. Enzsberger en ce qui concerne les supposés
« traditionalistes » islamistes : « Quelle que soit la
ferveur avec laquelle les islamistes se posent en gardiens de la tradition, ils
sont en réalité de purs produits du monde globalisé qu’ils combattent. »[5] Un
monde globalisé dans lequel la civilisation musulmane, du moins dans sa plus
grande partie, fait figure de perdant radical à l’échelle des nations, selon
les dires de H. M. Enzesberger :
[…] comment a pu se
produire le déclin de cette civilisation, dont est issue la grande religion
qu’est l’Islam ? On sait qu’elle a atteint son zénith au temps des
califes. A ce moment-là, elle était bien supérieure à l’Europe d’un point de
vue militaire, économique ou culturel. Cette époque, qui remonte à huit cent
ans, joue encore collectivement aujourd’hui un rôle fondamental dans la mémoire
collective du monde arabe. Souvent elle est transfigurée en idylle et élevée au
rang d’utopie tournée vers le passé.[6]
Ce
déclin de la civilisation arabo-musulmane peut s’expliquer de différentes
manières. Enzesberger retient pour sa part la résistance farouche des juristes
arabes vis-à-vis de l’introduction de l’imprimerie à partir du XVe siècle qui
explique que la première imprimerie en mesure de produire des livres en langue
arabe n’a pu être fondée que trois cent ans après Gutenberg, entraînant
l’énorme retard technique et scientifique d’une civilisation qui s’était
pourtant montré pionnière dans de très nombreux domaines de la pensée et des
sciences jusqu’au XIVe siècle. On pourra ajouter également l’impossibilité de
tout débat théologique et la sanctuarisation absolue des textes sacrés en terre
d’Islam qui a empêché toute rencontre entre philosophie et religion, hormis au
sein de certains courants de l’Islam qui sont aujourd’hui malheureusement peu
entendus, ou encore l’établissement d’un autoritarisme et d’une centralisation
politique au sein des califats qui a contribué peu à peu à figer la société
musulmane
Au
tournant décisif des XVe-XVIe siècles, les sociétés arabes se seraient ainsi
trouvées en marge d’une période de transformations décisives sur les plans
économiques, techniques, culturels et sociaux alors même que l’Europe, qui
avait jusque-là été relativement à la traîne, utilisait à son profit certaines
innovations et découvertes pour accomplir des progrès décisifs. Les navigateurs
arabes ont par exemple été les premiers à ouvrir avec succès, dès le VIIIe
siècle, une route commerciale vers l’orient avec le détroit de Malacca (par où
transite de nos jours le quart du trafic maritime mondial)…où se trouve
aujourd’hui Singapour (premier port mondial avec Rotterdam). De même, le gouvernail
d'étambot, utilisé, à la fois dans la mer Baltique et en Méditerranée dès le
XIIe siècle a été adapté avec succès sur les caravelles portugaises pour la
navigation en haute mer qui a permis à l'Europe occidentale d'assurer pour
plusieurs siècle sa suprématie maritime.
Le
cas de Mohamed Merah est cependant exemplaire et en même temps intéressant, en
regard de la sociologie des terroristes ayant revendiqué leurs crimes au nom de
l’islamisme. Mohamed Merah a cherché sciemment à atteindre deux symboles :
d’une part l’Etat français, et plus encore ceux qui, à ses yeux, d’origine
maghrébine ou arabe, pouvaient avoir commis le crime de s’être mis à son
service et d’autre part des victimes de confession juive, adultes et enfants,
afin de porter un coup à l’ennemi « sioniste ». Merah, ce faisant, et
par les discours qui ont justifié ses actes, a reflété également de quelle
manière cette posture peut être partagée et revendiquée par un certain nombre
de factions qui, au nom d’un islam fondamentaliste fantasmé, déploient en
réalité tous les artifices rhétoriques du perdant radical : violence
meurtrière, victimisation, recherche de boucs émissaires, déni de
responsabilité, provocation pseudo-guerrière et auto-valorisation à travers une
cause-prétexte.
La
seule chose en quoi Mohamed Merah ne correspond pas tout à fait au profil que
dresse Enzesberger du perdant radical au service de l’islamisme est son faible
niveau d’études qui le différencie d’un Mohamed Atta[10] par exemple, diplômé en architecture,
ou de Mohamed Sidique Khan, Shehzad Tanweer ou Hasib Hussain[11] mais le rapproche du profil de
Germaine Lindsey[12].
Un des points insuffisament mis en valeur par Enzesberger dans sa thèse et sur
lequel je souhaiterais conclure ici est que s’il identifie dans une partie du
discours supporté par les groupes terroristes islamistes, voire les nations ou
les opinions arabes, les éléments caractéristiques du « perdant
radical », on peut fort bien les retrouver aujourd’hui même dans les
sociétés européennes, voire occidentales, livrées au déclin historique qu’ont
connu avant elles certaines régions du monde musulman, et susceptibles de
produire en leur sein le même type d’individus extrémistes et aisément
manipulables.
L’Europe
aujourd’hui semble confrontée à un véritable écroulement de son influence dans
le monde (déclin économique, scientifique, culturel, diplomatique et
démographique) et, plus grave encore peut-être, à une incapacité complète
à comprendre le monde autour d’elle et les mouvements historiques qui
l’entraînent malgré elle. Le « vieux continent » se retrouve dès
lors, face aux nations émergentes (d’ailleurs pour certaines en partie
musulmanes) dynamiques, mis de plus en plus sur la touche, de la même manière
que certaines parties du Maghreb ou du Moyen-Orient[13].
Une partie du ressentiment des immigrés de la troisième génération comme
Mohamed Merah peut provenir également d’un double
bind difficile à assumer : originaire d’un pays, l’Algérie, qui
apparaît toujours aujourd’hui comme incapable de faire valoir ses atouts sur le
plan mondial, il est né sur le sol de la France, un pays qui semble se ranger
de plus en plus nettement dans la catégories des perdants. On comprend à partir
de là la double fascination contradictoire qui peut y répondre : à savoir
la tentation islamiste au nom de l’antisionisme qui permet de désigner un
ennemi et un responsable extérieur et la fascination toujours présente pour
toute forme de sous-culture US, toujours promesse d’un rêve doré, néanmoins un
peu en perte de vitesse.
La tuerie de Nanterre, c'était il y a un peu plus de dix ans
Au sein de ce « village planétaire » qui est
devenu une sorte de village olympique où sont désignés, à toutes les échelles,
dans tous les domaines et de façon de plus en plus brutale, les gagnants et les
perdants, les mots de Richard Durn risquent de résonner encore de funèbre
manière quand d’autres croisés comme Breivik, d’autres aspirants djihadistes
comme Merah ou d’autres exécuteurs comme James Holmes retourneront contre le
monde qui les a faits une violence toujours plus radicale.
[1] Les
« Indignés », ou comment mêler révolte et loisirs créatifs sous le
patronage intellectuel d’un ancien membre du CNR et militant de la cause
palestinienne de 95 ans. La contestation sociale des classes moyennes ou des
filles et fils de classes moyennes ne dépassant pas le stade du régressif ou du
festif, les dirigeants des « puissances financières » peuvent dormir
sur leurs deux oreilles, ce ne sont ni Occupy Wall Street, ni les
« Indignés » qui feront le Grand Soir…
[2] Hans Magnus Enzesberger. Le
perdant radical. Gallimard. 2006. p. 20
[3] Ibid. p. 24
[4]
L’instrumentalisation de la cause palestinienne par des groupes et groupuscules
de toutes tendances laisse songeur. De l’extrême-gauche à l’extrême-droite en
passant par l’islamisme, la « lutte contre le sionisme » et un plat
qui se réchauffe indéfiniment et s’accommode à toutes les sauces. De Carlos à
Ben Laden en passant par Alain Soral, le Palestinien remporte toujours un aussi
franc-succès au hit parade de l’oppression. Les coptes d’Egypte, les chrétiens
soudanais ou les Karen de Birmanie ne semblent pas susciter aussi massivement
la compassion. Il est vrai que tout le monde n’a pas non plus la chance d’avoir
l’Etat d’Israël comme oppresseur.
[6] Ibid. p. 35
[7]
Retard qui caractérise également pour l’auteur allemand les pays vivant d’une
rente énergétique ou pétrolière mais qui ne mettent que rarement cette manne
financière au service d’un développement réel, que cela soit dans le domaine
scientifique ou sur le plan social. Pour analyser ce retard, Enzesberger se
fonde notamment sur les conclusions alarmantes de l’Arab Human Development
Report, document établi entre 2002 et 2004 à la demande des Nations-Unies
pour évaluer la position des 22 Etats de la ligue arabe en regard des critères
pris en compte par le Human Development Index (Indice de Développement
Humain en français), aussi variés que l’alphabétisation, l’espérance de vie,
l’éducation, la solidité et la stabilité des institutions politiques, le
développement technique et médical, le nombre de brevet déposés dans le domaine
des sciences, la production culturelle…etc…etc
[8]
…émigration qui a représenté d’ailleurs un terrible manque à gagner pour tous
ces Etats puisque l’Arab Human Development Report établit que 23% de
tous les ingénieurs, la moitié des médecins et 15% des scientifiques arabes
auraient émigré depuis 1976.
[9] H.M. Enzesberger. p. 47
[10] Un des auteurs des
attentats du 11 septembre.
[11] Auteurs des attentats de
Londres en 2005, étudiants à Leeds University ou faisant état pour les plus
jeunes d’une scolarité sans heurts.
[12] Quatrième auteur des
attentats de Londres, d’origine jamaïcaine, petit dealer converti à l’Islam.
Nous sommes plus proches ici du profil d’un Merah.
[13] Il
conviendrait d’ailleurs de réfléchir réellement aux supposées retombées
progressistes des révolutions arabes de 2011…
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