On a dénombré, pour l’année 2011, plus d’un milliard de touristes
(940 millions pour l’année 2010), c’est-à-dire des flux seize fois plus
importants que les flux migratoires Sud-Nord (61 millions de personnes en 2005.
Source : Jeune Afrique.com) et cinq fois plus important que le
nombre total de migrants dans le monde en 2011 (190 millions de personnes.
Source : OCDE). Pour donner un chiffre plus parlant encore, le nombre de
touristes a tout simplement été multiplié par 37 de 1950 à 2010. Bien sûr les flux touristiques restent
pendulaires et n’impliquent pas une installation de longue durée voire définitive
dans le pays d’accueil, comme c’est le cas pour les migrations économiques. Les
professionnels du secteur distinguent d’ailleurs quatre catégories de
touristes : le « visiteur », tout d’abord, qui est une personne
qui se rend dans un autre pays, pour un motif autre que professionnel, pour un
séjour dont la durée n’excède pas quatre mois ; le
« vacancier », qui voyage pour son propre agrément et dont le séjour
comprend au moins quatre nuitées ; le « touriste » à proprement
parler qui passe au moins une nuit dans le pays visité pour des motifs variés
et enfin « l’excursionniste », dont le séjour ne comprend pas de nuit
sur place.
Si les touristes
ne s’installent pas dans les pays qu’ils visitent, ils peuvent en modifier
néanmoins très profondément les us et coutumes, voire toute la structure
socio-économique. Tout dépend en réalité, non pas tellement du taux de
fréquentation mais du décalage qui s’instaure entre les touristes et les
habitants des pays visités. Comme le note le géographe Mimoun Hillali : «
L’influence négative du tourisme est assez importante lorsque le complexe de
supériorité véhiculé par le visiteur trouve, malheureusement, un écho fécond
dans l’imaginaire local hanté par un soupçon de sentiment d’infériorité. »[1]
Avec un milliard de visiteurs en 2011, l’activité touristique se transforme en
véritable occupation de territoire. En 2007, 200 millions de touristes se sont
rendus dans les pays en développement[2].
De 1970 à 2003, le nombre de touristes est passé de 5 millions à 110 millions
dans la zone Asie/pacifique, de 3 millions à 28 millions en Afrique[3]
et de 3 millions à 60 millions pour le Moyen-Orient de 1973 à 2010[4].
Avec 442 millions d’arrivées en 2010, les pays émergents et en développement
représentent 47% des arrivées mondiales et 36,9% des recettes (339 milliards de
dollars)[5].
Voilà pour les chiffres.
Les facteurs explicatifs sont connus : le perfectionnement
constant des moyens de transport et l’augmentation du pouvoir d’achat au cours
de la période des Trente glorieuses pour les pays de l’OCDE ont bien sûr
favorisé l’essor phénoménal de l’activité touristique mais il faut ajouter que
la dérégulation du trafic aérien et la libéralisation des tarifs, réalisée
complètement aux Etats-Unis à partir de 1978, a entrainé une concurrence
sauvage et un abaissement des prix favorable aux destinations plus lointaines.
A cela s’est ajoutée la multiplication plus récente des compagnies low-cost,
capables désormais de proposer des tarifs attractifs sur les circuits
internationaux et les longues distances. Même pour une activité aussi
dépendante de la conjoncture politique et économique que le tourisme, les
attentats du 11 septembre et la crise de 2007 n’ont engendré qu’un
ralentissement très relatif. L’activité touristique a pris une telle ampleur qu’elle
influe bien plus directement elle-même sur la géopolitique et l’économie
mondiale.
En termes économiques, le tourisme représente une activité
essentielle au développement économique de nombreux pays émergents[6].
Les trois quart des touristes visitant ces pays sont originaires des pays développés,
en particulier d’Amérique du nord et d’Europe. Si l’on souligne que les
touristes originaires de ces deux régions du monde profitent de 2 à 6 semaines
de congés annuels, travaillent 40h/semaine en moyenne (contre 50h en Corée par
exemple) et disposent d’un PIB par habitant supérieur à 40000$, on comprendra
aisément la hausse vertigineuse de la fréquentation des destinations plus « exotiques »
et plus lointaines que représentent les pays en développement. Le géographe
Jean-Michel Hoerner distingue six ordres de distance, du quartier où l’on
réside jusqu’aux destinations distantes de plusieurs dizaines de milliers de
kilomètres, et rappelle qu’il y a cinquante ans, les trois quarts de la
population ne franchissaient pas le quatrième ordre, c’est-à-dire quelques
dizaines de kilomètres. Aujourd’hui, plus de la moitié de la population a accès
au sixième ordre de distance (les destinations les plus lointaines) et le taux
de départ en France avoisine les 80%. Avant, le voyage, c’était l’aventure.
Maintenant, on appelle ça du tourisme. La croissance démesurée des moyens
techniques a permis de franchir d’un trait en quelques décades tous ces ordres
de distances et permet de projeter un cadre à plus de dix-mille kilomètres
de son pavillon de banlieue.
Le problème est que ces flux énormes de touristes envahissent
quelquefois des territoires en crise profonde. Même si, à plus d’un titre, le
tourisme occidental représente une manne financière, les populations locales
sont aussi confrontées au différentiel économique énorme qui sépare le niveau
de vie de la classe moyenne d’un pays développé et le leur. Or, le monde est
envahi par les classes moyennes qui concentrent 60% de la capitalisation
boursière et pas moins de 26% de l’épargne mondiale. En ces temps de crise
financière, on insiste volontiers sur le gouffre qui sépare les très riches
du reste de la population mais pour les ressortissants des pays en
développement qui accueillent des masses de plus en plus importantes de
touristes, il est finalement bien pire de se trouver confronté au touriste
occidental moyen qu’à quelque richissime dilettante dont l’insolente opulence éblouit ou choque tout autant au nord qu’au
sud. « Rien n’est plus injuste, écrit Jean-Michel Hoerner, que de se
confronter avec la même classe sociale que la sienne et de comprendre que ce
sont souvent des apparences qui créent le maître et le serviteur »[7]
L’attitude adoptée par ces visiteurs ne contribue bien souvent pas à améliorer
les relations avec les populations locales :
Les touristes sont, en quelque
sorte, des colons d’un nouveau style, dans la mesure où, non seulement
l’industrie touristique internationale investit massivement dans les pays du
Sud, aux côtés d’ailleurs des professionnels nationaux, mais où le Nord exporte
également ses clientèles. Dans ces conditions, le Sud, comme on l’a dit,
devient une sorte d’éden pour les touristes du Nord qui considèrent que leurs
dépenses exigent le meilleur service possible, voire que les populations
visitées sont à leur dévotion, et qu’elles leur seraient même redevables car
ils sont des consommateurs qui ont payé.[8]
Le développement récent du « tourisme durable » ou « équitable »,
quel que soit le nom qu’on lui donne, a pour objectif et pour effet de donner
au touriste visitant un PVD l’illusion de découvrir le mode de vie, souvent
complètement réinventé pour l’occasion, des autochtones, voire de contribuer à
sa préservation en « voyageant intelligemment ». Si ces modes
nouveaux de fonctionnement touristique apportent aux yeux de ceux qui les
pratiquent une plus-value morale certaine à leur voyage, il n’en reste pas moins que des
régions entières se voient réduites à de vastes terrains de jeux, de
découvertes, de loisirs et de plaisirs qu’ils soient présentés ou pas comme
équitables. Le tourisme, durable ou pas, dans un contexte géopolitique marqué
par un rejet de ce qui est interprété comme la domination culturelle et économique
du nord, a remplacé la guerre au pays de la tyrannie douce. « Le voisin
hostile apparaît comme touriste, et le touriste devient une figure du mal. A
partir de là, il faut repenser tous les concepts européens du passage entre
l’état naturel et l’état civilisé, (c’est-à-dire) le remplacement de la guerre. »[9]
C’est à propos des Américains, traumatisés par les événements du
11 septembre que Peter Sloterdijk écrivait ces quelques lignes, mais elles
peuvent s’appliquer à ces destinations de plus en plus en vogue que sont
devenues, pour le tourisme de masse, depuis une quinzaine d’années maintenant,
les pays émergents et en développement. A côté des conflits internes et des
troubles civils qui ont en partie remplacé les affrontements classiques et à
plus grande échelle, le tourisme représente un nouvel exemple de guerre contre
laquelle la riposte s’est développée sous la forme des attentats, comme celui
de Louxor en 1997, celui de Bali en 2002 ou les plus récents attentats de
Marrakech en 2011. Tout comme les troupes étrangères en Afghanistan ou en Irak,
les armées de touristes qui vont visiter les Etats en développement peuvent
être prises pour cibles par des populations qui les considèrent comme des
forces d’occupation d’un nouveau genre ou l’avant-garde décontractée d’une nouvelle
forme de colonialisme[10].
Les millions de touristes qui vont visiter chaque année l’Asie, partent
attraper des coups de soleil au Moyen-Orient ou vont faire des safaris en
Afrique se sont peut-être d’ailleurs acclimatés à cette menace constante à
laquelle leur intrusion expose leur personne et ils n’ont pas conscience d’être
les agents d’une confrontation, non plus seulement touristique mais
géopolitique, des cultures :
Quand
bien même ils seraient pris de compassion pour des populations très pauvres,
jamais ils n’envisagent autre chose que de les regarder vivre, voire d’imaginer
comment ils vivaient jadis dans leur histoire souvent mouvementée. La
mondialisation du tourisme a bien sûr des conséquences économiques et sociales,
on les a montrées, mais elle exprime avant tout la juxtaposition de deux mondes
qui s’ignorent. […] Les touristes, enfermés dans des certitudes qu’ils
élaborent, bien au chaud dans leur 6e ordre de distance, ont
pratiquement le même rythme de vie que le monde des affaires, que les Bourses
de valeur qui contrôlent le capital de la planète, que les industries qui se
délocalisent. Ils participent à la même géopolitique et, par exemple,
échafaudent des voyages avec une carte du monde qui mentionne les conflits
armés ou les tensions sociales. […] Tout commence dans leur petit lotissement
du 6e ordre car, sans cette base solide, ouatée, ils n’imagineraient
jamais parcourir le monde. Ils sont les pions d’une géopolitique qui les
dépasse…[11]
Note: les images utilisées pour illustrer cet article proviennent du site de l'illustratrice et graphiste Amélie Fontaine.
http://www.ameliefontaine.fr/
Article également publié sur Hipstagazine
Article également publié sur Hipstagazine
[1]
Mimoun Hillali. Le tourisme international vu du sud. Presses de
l’Université du Québec. 2003
[2]
Jean-Michel Hoerner. Géopolitique du tourisme. Armand Colin. [Collection
Perspectives géopolitiques dirigée par Yves Lacoste]. 2008
[3]
Idem
[4]Alain
Mesplier – Pierre Bloc-Duraffour. Le tourisme dans le monde. Bréal. 8e
édition
[5]
Idem. Il faut préciser ici que dans le vocabulaire touristique, le terme
« arrivée » désigne une personne arrivée sur un site dans le but d’effectuer
un séjour qui comportera ou non une nuitée sur place ou qui se trouve
simplement en transit, ce qui la différencie encore du « touriste » à
proprement parler.
[6]
L’ensemble de l’industrie touristique représente plus de 10% des revenus
mondiaux et un emploi sur douze. Ainsi que 4000 milliards de dollars de
recettes globales.
[7]
Jean-Michel Hoerner. Géopolitique du tourisme. p. 12
[8]
Ibid. p. 9
[9]
Peter Sloterdijk, in Alain Finkielkraut et Peter Sloterdijk. Les battements
du monde. Paris. Pauvert/Fayard. 2003
[10]
Jean-Michel Hoerner emploie à ce sujet le terme de « colonisme », en
référence aux colonies de vacances plus qu’au passé colonial.
[11]
Jean-Michel Hoerner. Géopolitique du tourisme. p. 21
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