mercredi 8 août 2012

Les jolies colonies de vacances


          On a dénombré, pour l’année 2011, plus d’un milliard de touristes (940 millions pour l’année 2010), c’est-à-dire des flux seize fois plus importants que les flux migratoires Sud-Nord (61 millions de personnes en 2005. Source : Jeune Afrique.com) et cinq fois plus important que le nombre total de migrants dans le monde en 2011 (190 millions de personnes. Source : OCDE). Pour donner un chiffre plus parlant encore, le nombre de touristes a tout simplement été multiplié par 37 de 1950 à 2010.   Bien sûr les flux touristiques restent pendulaires et n’impliquent pas une installation de longue durée voire définitive dans le pays d’accueil, comme c’est le cas pour les migrations économiques. Les professionnels du secteur distinguent d’ailleurs quatre catégories de touristes : le « visiteur », tout d’abord, qui est une personne qui se rend dans un autre pays, pour un motif autre que professionnel, pour un séjour dont la durée n’excède pas quatre mois ; le « vacancier », qui voyage pour son propre agrément et dont le séjour comprend au moins quatre nuitées ; le « touriste » à proprement parler qui passe au moins une nuit dans le pays visité pour des motifs variés et enfin « l’excursionniste », dont le séjour ne comprend pas de nuit sur place.



            Si les touristes ne s’installent pas dans les pays qu’ils visitent, ils peuvent en modifier néanmoins très profondément les us et coutumes, voire toute la structure socio-économique. Tout dépend en réalité, non pas tellement du taux de fréquentation mais du décalage qui s’instaure entre les touristes et les habitants des pays visités. Comme le note  le géographe Mimoun Hillali : « L’influence négative du tourisme est assez importante lorsque le complexe de supériorité véhiculé par le visiteur trouve, malheureusement, un écho fécond dans l’imaginaire local hanté par un soupçon de sentiment d’infériorité. »[1] Avec un milliard de visiteurs en 2011, l’activité touristique se transforme en véritable occupation de territoire. En 2007, 200 millions de touristes se sont rendus dans les pays en développement[2]. De 1970 à 2003, le nombre de touristes est passé de 5 millions à 110 millions dans la zone Asie/pacifique, de 3 millions à 28 millions en Afrique[3] et de 3 millions à 60 millions pour le Moyen-Orient de 1973 à 2010[4]. Avec 442 millions d’arrivées en 2010, les pays émergents et en développement représentent 47% des arrivées mondiales et 36,9% des recettes (339 milliards de dollars)[5]. Voilà pour les chiffres.
Les facteurs explicatifs sont connus : le perfectionnement constant des moyens de transport et l’augmentation du pouvoir d’achat au cours de la période des Trente glorieuses pour les pays de l’OCDE ont bien sûr favorisé l’essor phénoménal de l’activité touristique mais il faut ajouter que la dérégulation du trafic aérien et la libéralisation des tarifs, réalisée complètement aux Etats-Unis à partir de 1978, a entrainé une concurrence sauvage et un abaissement des prix favorable aux destinations plus lointaines. A cela s’est ajoutée la multiplication plus récente des compagnies low-cost, capables désormais de proposer des tarifs attractifs sur les circuits internationaux et les longues distances. Même pour une activité aussi dépendante de la conjoncture politique et économique que le tourisme, les attentats du 11 septembre et la crise de 2007 n’ont engendré qu’un ralentissement très relatif. L’activité touristique a pris une telle ampleur qu’elle influe bien plus directement elle-même sur la géopolitique et l’économie mondiale.



En termes économiques, le tourisme représente une activité essentielle au développement économique de nombreux pays émergents[6]. Les trois quart des touristes visitant ces pays sont originaires des pays développés, en particulier d’Amérique du nord et d’Europe. Si l’on souligne que les touristes originaires de ces deux régions du monde profitent de 2 à 6 semaines de congés annuels, travaillent 40h/semaine en moyenne (contre 50h en Corée par exemple) et disposent d’un PIB par habitant supérieur à 40000$, on comprendra aisément la hausse vertigineuse de la fréquentation des destinations plus « exotiques » et plus lointaines que représentent les pays en développement. Le géographe Jean-Michel Hoerner distingue six ordres de distance, du quartier où l’on réside jusqu’aux destinations distantes de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, et rappelle qu’il y a cinquante ans, les trois quarts de la population ne franchissaient pas le quatrième ordre, c’est-à-dire quelques dizaines de kilomètres. Aujourd’hui, plus de la moitié de la population a accès au sixième ordre de distance (les destinations les plus lointaines) et le taux de départ en France avoisine les 80%. Avant, le voyage, c’était l’aventure. Maintenant, on appelle ça du tourisme. La croissance démesurée des moyens techniques a permis de franchir d’un trait en quelques décades tous ces ordres de distances et permet de projeter un cadre à plus de dix-mille kilomètres de son pavillon de banlieue.



          Le problème est que ces flux énormes de touristes envahissent quelquefois des territoires en crise profonde. Même si, à plus d’un titre, le tourisme occidental représente une manne financière, les populations locales sont aussi confrontées au différentiel économique énorme qui sépare le niveau de vie de la classe moyenne d’un pays développé et le leur. Or, le monde est envahi par les classes moyennes qui concentrent 60% de la capitalisation boursière et pas moins de 26% de l’épargne mondiale. En ces temps de crise financière, on insiste volontiers sur le gouffre qui sépare les très riches du reste de la population mais pour les ressortissants des pays en développement qui accueillent des masses de plus en plus importantes de touristes, il est finalement bien pire de se trouver confronté au touriste occidental moyen qu’à quelque richissime dilettante dont l’insolente opulence  éblouit ou choque tout autant au nord qu’au sud. « Rien n’est plus injuste, écrit Jean-Michel Hoerner, que de se confronter avec la même classe sociale que la sienne et de comprendre que ce sont souvent des apparences qui créent le maître et le serviteur »[7] L’attitude adoptée par ces visiteurs ne contribue bien souvent pas à améliorer les relations avec les populations locales :

Les touristes sont, en quelque sorte, des colons d’un nouveau style, dans la mesure où, non seulement l’industrie touristique internationale investit massivement dans les pays du Sud, aux côtés d’ailleurs des professionnels nationaux, mais où le Nord exporte également ses clientèles. Dans ces conditions, le Sud, comme on l’a dit, devient une sorte d’éden pour les touristes du Nord qui considèrent que leurs dépenses exigent le meilleur service possible, voire que les populations visitées sont à leur dévotion, et qu’elles leur seraient même redevables car ils sont des consommateurs qui ont payé.[8]
Le développement récent du « tourisme durable » ou « équitable », quel que soit le nom qu’on lui donne, a pour objectif et pour effet de donner au touriste visitant un PVD l’illusion de découvrir le mode de vie, souvent complètement réinventé pour l’occasion, des autochtones, voire de contribuer à sa préservation en « voyageant intelligemment ». Si ces modes nouveaux de fonctionnement touristique apportent aux yeux de ceux qui les pratiquent une plus-value morale certaine à leur voyage, il n’en reste pas moins que des régions entières se voient réduites à de vastes terrains de jeux, de découvertes, de loisirs et de plaisirs qu’ils soient présentés ou pas comme équitables. Le tourisme, durable ou pas, dans un contexte géopolitique marqué par un rejet de ce qui est interprété comme la domination culturelle et économique du nord, a remplacé la guerre au pays de la tyrannie douce. « Le voisin hostile apparaît comme touriste, et le touriste devient une figure du mal. A partir de là, il faut repenser tous les concepts européens du passage entre l’état naturel et l’état civilisé, (c’est-à-dire) le remplacement de la guerre. »[9]
C’est à propos des Américains, traumatisés par les événements du 11 septembre que Peter Sloterdijk écrivait ces quelques lignes, mais elles peuvent s’appliquer à ces destinations de plus en plus en vogue que sont devenues, pour le tourisme de masse, depuis une quinzaine d’années maintenant, les pays émergents et en développement. A côté des conflits internes et des troubles civils qui ont en partie remplacé les affrontements classiques et à plus grande échelle, le tourisme représente un nouvel exemple de guerre contre laquelle la riposte s’est développée sous la forme des attentats, comme celui de Louxor en 1997, celui de Bali en 2002 ou les plus récents attentats de Marrakech en 2011. Tout comme les troupes étrangères en Afghanistan ou en Irak, les armées de touristes qui vont visiter les Etats en développement peuvent être prises pour cibles par des populations qui les considèrent comme des forces d’occupation d’un nouveau genre ou l’avant-garde décontractée d’une nouvelle forme de colonialisme[10]. Les millions de touristes qui vont visiter chaque année l’Asie, partent attraper des coups de soleil au Moyen-Orient ou vont faire des safaris en Afrique se sont peut-être d’ailleurs acclimatés à cette menace constante à laquelle leur intrusion expose leur personne et ils n’ont pas conscience d’être les agents d’une confrontation, non plus seulement touristique mais géopolitique, des cultures :

Quand bien même ils seraient pris de compassion pour des populations très pauvres, jamais ils n’envisagent autre chose que de les regarder vivre, voire d’imaginer comment ils vivaient jadis dans leur histoire souvent mouvementée. La mondialisation du tourisme a bien sûr des conséquences économiques et sociales, on les a montrées, mais elle exprime avant tout la juxtaposition de deux mondes qui s’ignorent. […] Les touristes, enfermés dans des certitudes qu’ils élaborent, bien au chaud dans leur 6e ordre de distance, ont pratiquement le même rythme de vie que le monde des affaires, que les Bourses de valeur qui contrôlent le capital de la planète, que les industries qui se délocalisent. Ils participent à la même géopolitique et, par exemple, échafaudent des voyages avec une carte du monde qui mentionne les conflits armés ou les tensions sociales. […] Tout commence dans leur petit lotissement du 6e ordre car, sans cette base solide, ouatée, ils n’imagineraient jamais parcourir le monde. Ils sont les pions d’une géopolitique qui les dépasse…[11]



Note: les images utilisées pour illustrer cet article proviennent du site de l'illustratrice et graphiste Amélie Fontaine.  http://www.ameliefontaine.fr/


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[1] Mimoun Hillali. Le tourisme international vu du sud. Presses de l’Université du Québec. 2003
[2] Jean-Michel Hoerner. Géopolitique du tourisme. Armand Colin. [Collection Perspectives géopolitiques dirigée par Yves Lacoste]. 2008
[3] Idem
[4]Alain Mesplier – Pierre Bloc-Duraffour. Le tourisme dans le monde. Bréal. 8e édition
[5] Idem. Il faut préciser ici que dans le vocabulaire touristique, le terme « arrivée » désigne une personne arrivée sur un site dans le but d’effectuer un séjour qui comportera ou non une nuitée sur place ou qui se trouve simplement en transit, ce qui la différencie encore du « touriste » à proprement parler.
[6] L’ensemble de l’industrie touristique représente plus de 10% des revenus mondiaux et un emploi sur douze. Ainsi que 4000 milliards de dollars de recettes globales.
[7] Jean-Michel Hoerner. Géopolitique du tourisme. p. 12
[8] Ibid. p. 9
[9] Peter Sloterdijk, in Alain Finkielkraut et Peter Sloterdijk. Les battements du monde. Paris. Pauvert/Fayard. 2003
[10] Jean-Michel Hoerner emploie à ce sujet le terme de « colonisme », en référence aux colonies de vacances plus qu’au passé colonial.
[11] Jean-Michel Hoerner. Géopolitique du tourisme. p. 21

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