Cet entretien entre Pierre Manent et Alexandre Kazam a été publié
le 21 août 2012 sur la National Review Online. Nous en proposons aujourd’hui une
traduction en français.
Pierre Manent est un des penseurs les plus importants d’une
génération d’universitaires français qui ont aidé à faire revivre une tradition libérale laissée pour compte dans la pensée française. Directeur d’Etudes
à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris, Manent est l’auteur
de plusieurs ouvrages essentiels sur Tocqueville, l’histoire intellectuelle du
libéralisme et l’avenir de la démocratie européenne.
Il est également un intellectuel en vue : cofondateur du
journal Commentaire dans les années 1980, il s’est récemment imposé
comme le défenseur de l’idée de l’Etat-nation opposé à un « monde au-delà
de la politique. »
Le dernier ouvrage de Pierre Manent, Le Regard Politique,
est une introduction globale à sa vie et à son œuvre. Il a grandi dans une
famille communiste, s’est converti au catholicisme à l’université et s’est
découvert un intérêt pour la philosophie politique en tant qu’élève de Raymond
Aron, qui l’a orienté vers l’œuvre de Léo Strauss.
Alexander Kazam a conduit pour la National Review Online cet
entretien dans lequel Pierre Manent livre son approche des Etudes politiques, ses
vues sur la situation politique européenne et sur la question du progrès
historique.
ALEXANDER KAZAM : Dans Le Regard Politique vous dites
que vous avez toujours été plus intéressé par la « société qui existe »
que par la « société qui pourrait être » et que, pour cette raison
peut-être, vous n’avez jamais été un homme de gauche. Est-ce que cela fait de
vous un conservateur ?
PIERRE MANENT : Eh bien, je n’en suis pas certain. Le fait
est que je me passionne tellement pour la politique telle qu’elle se fait que
ce que Machiavel aurait nommé les « principautés imaginaires » ne m’intéresse
pas. Ce qui se produit dans la société nous amène à nous poser tant de
questions qu’une vie entière est juste suffisante pour tenter d’y répondre.
Je ne pense pas que ce point de vue est nécessairement
conservateur ou progressiste. Dans le contexte actuel, c’est plus une position
de droite, si vous voulez, mais je ne commence pas par me demander, quand j’entame
une réflexion, si je vais être conservateur ou adopter une position
progressiste. Pour résumer – vous avez assisté à mon séminaire, vous devinez ce
que je vais dire – est-ce qu’Aristote était conservateur, ou non ? C’est
difficile à dire. Je ne suis pas Aristote, c’est certain, mais la façon dont il
considère les choses se rapproche pour moi du juste point de vue. La
question du bien est au cœur de la vie réelle. Et c’est ce que je voudrais
contribuer à recouvrer.
KAZAM : Mais Aristote ne s’intéressait-il pas à la question
du « meilleur », comme du « meilleur régime » ? Cela
ne requiert-il pas une certaine imagination ?
MANENT : Certainement – la question du meilleur, la question
du bien. Mais quant à savoir si je souhaiterais tracer les plans du meilleur
régime, c’est autre chose. Une fois encore, cela est peut-être dû à l’influence
de mon maître [Raymond] Aron. J’essaie d’être attentif à l’aspect pratique des
choses. En tant que citoyens – et bien sûr c’est encore plus vrai en ce qui
concerne les hommes d’Etats – nous sommes constamment engagés dans une action
ou une autre. Et nous sommes engagés dans l’action dans le cadre d’une
situation qui correspond à certaines finalités. Tenter de comprendre cette
situation est dans un certain sens déjà suffisant pour moi.
Si nous prenons pour exemple la situation européenne, nous sommes
tiraillés entre Europe et Etats-nations. Nous ne savons pas comment construire
une unité à l’aide de ces différentes parties. Et bien sûr, vous pourriez me
dire, bien, essayons de concevoir le meilleur régime pour l’Europe, avec un
corps politique européen et les Nations-membres tous réunis au sein d’une belle
organisation. Je ne suis pas tenté de suivre cette voie. J’essaie de décrire la
situation concrète dans laquelle nous sommes : nous sommes entre les
vieilles nations et le nouveau corps politique, qu’il est impossible de
produire en un sens. Essayer de rendre cette situation compréhensible et de
suggérer de quelle manière nous pourrions nous y confronter et le mieux que je
puisse faire. Fabriquer le meilleur régime européen à partir de rien ne m’intéresse
pas.
KAZAM : Dans votre travail sur l’histoire intellectuelle,
vous retracez l’évolution de l’ordre politique, de la famille à la cité jusqu’à
l’Etat-nation. Pourquoi est-ce que l’Union européenne ne constituerait pas une nouvelle étape raisonnable de cette évolution ?
MANENT : Eh bien en effet, cela semble raisonnable. Parce que nos
nations sont là depuis longtemps et qu’elles ont l’air fatiguées. Elles se sont
épuisées et discréditées au cours du XXe siècle à travers la Première et la
Seconde Guerre Mondiale et tout ce qui les a accompagnées. Et en effet, si nous
considérons cela, il est raisonnable de dire : « Laissons derrière
nous les nations et construisons quelque chose de neuf. » Le fait est que
nous n’avons pas réellement construit quelque chose de neuf, parce que nous n’avons
rien trouvé de neuf. Nous avons juste commencé à bâtir un échafaudage. Mais la
vie a continué au sein des vieilles nations.
Nous n’avons jamais produit le geste fondateur, que les Pères
fondateurs de l’Amérique ont produit en 1787. Il n’y a pas eu de fondation.
Nous avons placé tout notre espoir dans le processus – in process – et nous
avons supposé qu’à un certain point, sans savoir ni quand, ni comment, la
fondation allait survenir. Ceci dit, le processus peut se transformer en
quelque chose d’autre et connaître un changement qualitatif. Mais le processus
restera toujours un processus. Et il n’y a aucune fondation à l’issue d’un processus
car il n’y a pas de fin au processus.
KAZAM : Et l’euro ?
MANENT : L’euro a été le seul approfondissement de l’intégration,
le seul effort pour produire quelque chose en commun. Et maintenant, bien sûr,
l’euro est en danger car nous avons une monnaie commune mais pas de corps
politique partagé. Et bien sûr, certains y voient une raison de réclamer la formation d’un
véritable corps politique, la situation devrait nous y forcer. Mais vous ne
pouvez pas produire un corps politique sans le vouloir réellement. Vous ne
pouvez l’utiliser comme un instrument pour servir un autre dessein. Nous ne
fonderons jamais une Europe unifiée pour sauver l’euro. Car une fondation ne
peut être instrumentalisée. Vous devez réellement la souhaiter.
La fondation de ce nouveau corps politique – pourquoi ne le voudrions nous pas ? - suppose que nous déciderons que cela inclura tous les pays de la zone euro. Mais
pourquoi voudriez-vous fonder un corps politique incluant tous ces pays en
laissant de côté, par exemple, la Grande-Bretagne ? Cela n’a aucun sens,
ni politique, ni moral ! Il est seulement fortuit que certains pays
appartiennent à la zone euro et d’autres non. Cela ne peut constituer un choix
politique.
Ainsi, nous ne le ferons pas. Et j’ai bien peur que si nous ne le
faisons pas, la zone euro se défasse. Et cela sera terrible, mais pour les
raisons que j’ai exposées, je ne pense pas que nous puissions nous transformer
nous-mêmes en fondateurs sans le vouloir réellement.
KAZAM : Ainsi l’analogie que font certains avec la fondation
des Etats-Unis… ?
MANENT : La différence est énorme. Si vous ne possédez pas l’unité
au début, vous ne l’aurez pas plus à la fin – excepté pour les pays qui
imposent leur volonté. Et ce que l’on nomme la Nouvelle Europe et la nouvelle
tendance vers plus d’Europe fédérale ne correspond en fait qu’à l’ascendance
que l’Allemagne exerce. C’est tout. Il existe un tel déséquilibre entre l’Allemagne
et la plupart des autres pays que désormais les Allemands sont les plus forts
et exercent leur influence. Il n’y a rien à y redire. Mais cela n’a rien à voir
avec une fondation commune.
KAZAM : Dans Le Regard Politique, vous avancez que comprendre
l’Amérique est crucial pour étudier la politique. Croyez-vous en une forme d’ « exceptionnalisme
américain » ?
MANENT : Oui, certainement. Il est difficile de ne pas le
faire, puisque c’est la seule expérience politique qui ait réussi. Il y a un
très beau passage de Joseph de Maistre, le contre-révolutionnaire, l’ennemi de
la Révolution Française, où il écrit que les êtres humains ne sont pas capables
de construire les choses, car quand ils essaient de créer quelque chose, ils ne
le comprennent pas. Vous ne pouvez réellement produire quelque chose de nouveau
et d’intéressant. Cela est juste donné par le mouvement de l’histoire, par
Dieu, ou quoique ce soit d’autre. Mais s’il y a un exemple qui contredit de
Maistre, c’est celui des Etats Unis d’Amérique.
Il s’agit de la seule fondation politique réussie, comme les Fédéralistes
diraient, « par dessein et par choix. »
Je ne pense pas qu’il s’agisse ici de se montrer d’accord avec la
politique américaine, mais si vous n’êtes pas capable de considérer les
Etats-Unis comme le grand accomplissement civique qu’ils représentent, vous
manquez quelque chose de très important dans le paysage politique, et votre
vision de la politique en général s’en trouve biaisée. Et vraiment, je ne veux
pas apparaître comme un flagorneur des Etats-Unis, mais mon expérience m’a
montré que les gens qui possédaient en général un jugement sûr en matière de
politique faisaient preuve d’une manière ou d’une autre d’une compréhension
empathique de l’Amérique.
KAZAM : Dans votre réflexion sur le Moyen-Age, vous attribuez
le désordre de la période médiévale à une question politique et théologique qui
n’a pas trouvé sa réponse : « A qui dois-je obéir ? » A
quelle question diriez-vous que l’occident est confronté aujourd’hui ?
MANENT : Pour les Européens, je pense que c’est en même temps :
« A qui dois-je obéir ? » et « A quelle association
appartenons-nous ? » Il est clair qu’aux Etats-Unis, les Américains
savent à quel corps politique ils appartiennent et à qui ils obéissent. Mais en
Europe, nous n’en savons rien. Nous appartenons à de vieilles nations, à l’intérieur
des limites desquelles nous nous gouvernons nous-mêmes, mais nous faisons aussi
partie d’une Europe en construction dont la légitimité est désormais plus
grande que celle des nations. Cependant nous ne gouvernons toujours pas en
Europe mais au sein de nos propres pays.
Ainsi, le corps politique auquel nous appartenons à moins de
légitimité que le prétendu gouvernement européen. Et même l’Europe est en
elle-même insuffisante puisque l’argument que l’on oppose en faveur de l’Europe
face aux nations est que l’Europe est plus universelle, plus générale. Ainsi,
il s’agit d’une construction à mi-chemin entre la nation et le monde. A la fin,
ce qui est réellement légitime n’est pas l’Europe mais l’humanité. Et l’Europe
semble ainsi légitimée par le fait même qu’elle se situe à mi-chemin entre la
nation et l’humanité. Mais bien évidemment vous ne pouvez rien baser là-dessus,
puisqu’il s’agit plus d’un entre-deux spirituel.
KAZAM : Les Limbes ?
MANENT : Oui. La question est : où est la légitimité ?
Selon moi, la plus notable caractéristique des Européens est leur profonde
perplexité. Ils ne savent pas à quoi ils appartiennent, ils ne savent pas à qui
obéir.
Bien sûr ils peuvent le prétendre. Ils peuvent dire, « désormais
nous pouvons oublier les nations et être l’Europe. » Où ils peuvent dire, « non,
l’Europe est mauvaise et nous devons revenir aux limites des nations. »
Ils peuvent vociférer et prétendre ce qu’ils veulent. Mais au plus profond d’eux-mêmes,
j’en suis sûr, ils ne sont sûrs de rien. Et je dirais que la caractéristique la
plus essentielle de la situation actuelle est sa complexité.
KAZAM : Votre ami Allan Bloom, dont le Closing of the
American Mind a été publié il y a vingt-cinq ans, a très fameusement
soutenu la thèse d’une éducation basée sur les « grands ouvrages »
comme la seule manière d’aborder ces questions. Défendez-vous le même point de
vue ?
MANENT : Vous avez besoin de ces grands textes parce qu’ils
représentent l’effort le plus profond pour comprendre la condition humaine,
mais vous devez être dans les bonnes dispositions pour pouvoir apprendre de ces
textes. Et cela dépendra en partie, non pas seulement de ce que vous apprenez
de ces textes, mais du fait d’être attentif à ce qui se passe dans le monde.
Ainsi, je serai d’accord avec Machiavel pour dire que vous devez lire les
ouvrages anciens tout en cultivant l’expérience du contemporain. Et vous devez
trouver le juste équilibre entre ces deux préoccupations.
Propos recueillis par Alexandre Kazam de la National Review Online. Traduit de l'anglais par un idiot.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire