Une analyse de la situation égyptienne par le Professeur du dimanche et El Qanouni. Un article à retrouver sur Apache.
Les
analystes et politiques occidentaux, devant les événements d'Egypte
qui ont vu la destitution de Morsi par l'armée sous la pression
populaire, sont au mieux circonspects, au pire indignés par la
remise en cause de la sacro-sainte démocratie procédurale. Cette
destitution leur apparaît comme illégitime dès lors que le
président avait été démocratiquement élu. Le seul moyen de le
déloger du pouvoir ne pouvait que se faire légalement, par la voie
des urnes, en attendant quelques années la future élection. Se
posent alors plusieurs problèmes qui ne sont pas sans interroger le
fonctionnement de nos propres démocraties.
Les
affrontements n’ont pas seulement lieu dans les rues d’Egypte
mais aussi sur la toile, et en premier lieu sur la célèbre
encyclopédie Wikipedia : doit-on parler de coup d’Etat ou de
Révolution en Egypte ? La terminologie adoptée est
fondamentale dans la mesure où elle sous-tend un aspect normatif. La
dénomination de coup d’Etat, expression qui date du 18 brumaire de
Louis-Napoléon Bonaparte pour mettre fin à la Révolution
française, suppose le coup de force d’une faction, souvent de
l’armée, pour s’emparer du pouvoir. Elle augure souvent l’ère
d’une dictature dans la mesure où le peuple n’est pas à
proprement parler constituant (même si cela peut se faire avec son
assentiment si ce n’est actif tout du moins tacite comme ce fut le
cas avec Napoléon). Inutile de préciser que le terme de coup d’Etat
apparaît comme largement péjoratif et illégitime. Le terme de
révolution suppose quant à lui, tout d’abord, une large assise
populaire. C’est le peuple qui agit, comme fondement en acte de ce
que l’on appelle la démo-cratie, le pouvoir du peuple. En cela la
révolution apparaît comme légitime dans la mesure où le sujet
politique, en l’occurrence le peuple, constitue la source de toute
démocratie. Qu’en est-il en Egypte ? Quelques faits. Les
élections présidentielles des 17-18 juin 2012, Morsi a obtenu
environ 12 millions de voix sur 70 millions en âge de voter (avec
notamment une abstention de 65% des inscrits). Dans ce contexte, le
défi qu’avait à relever Morsi était de ressouder l’unité
nationale et d’être fidèle au mandat que lui avait confié le
peuple. Or précisément Morsi n’a pas respecté ce mandat, se
constituant comme la simple courroie des Frères musulmans dont la
confiscation du pouvoir n’a rien de très démocratique. Très vite
il apparaît comme la marionnette d’une secte au service d’intérêts
à l’encontre de l’intérêt du pays : il commence ainsi par
une « déclaration constitutionnelle » proclamée
le 22 novembre 2012, qui immunise ses décisions contre tout recours
judiciaire, ordinaire ou exceptionnel, accordant ainsi une force
exécutoire de dernier ressort aux décisions de l’exécutif.
D’autre part, il va jusqu’à nommer gouverneur de Louxor le chef
du commando qui entraîna la mort de plus de 60 personnes en 1997.Une
dizaine de jours avant les manifestations, l’ambassadrice
américaine au Caire Ann Paterson a déclaré que le président
Mohamed Morsi différait de son prédécesseur Hosni Moubarak et
qu’il ne fallait pas faire une comparaison entre eux :«Morsi
est un président élu. Moubarak est resté au pouvoir 30 ans et a
été renversé, alors que Morsi n’a pas encore terminé sa
première année», a-t-elle dit, affirmant que les protestations de
la rue ne mèneraient pas à la démocratie stable. Mais le paradoxal
soutien américain aux frères musulmans est une autre histoire. Le
30 juin 2013, 22 millions d’Egyptiens (quelques médias avancent le
chiffre de 33 millions) sortent dans les rues pour exiger sa
démission.
La place Tahrir pendant les dernières manifestations. Source: Ouest-France. 10 juillet 2013
A
cette date correspondait la remise de la pétition du
mouvement Rebellion (Tamarod)qui
a pu récolter 22 millions de signatures, réclamant des élections
présidentielles anticipées. Aucune réaction de Morsi. Afin
d’éviter une confrontation entre pro et anti-Morsi comme cela
avait été le cas le 5 décembre 2012 devant le palais présidentiel
(« événements d’al-’ittihâdiyya »
dans le lexique révolutionnaire égyptien) L’armée lance un
ultimatum de 48 heures au gouvernement pour trouver une solution
d’entente. Morsi ne veut toujours rien entendre. Dans un discours
prononcé le 2 juillet, il prononce le mot 'Charïya' (légitimité).
Le lendemain, le général Abdel Fattah al-Sissi, chef d’Etat-major
des armées ministre de la défense lui annonce qu’il a gagné une
retraite anticipée.
Se
pose ici bien évidemment la question de l'intervention de l’armée:
constitue t-elle un coup d’Etat ? Techniquement, cela paraît
plausible. Politiquement, cela ne tient pas la route, tout d’abord
parce que l’armée se veut avant tout le relais du peuple :
très vite elle a annoncé qu’elle ne désirait en rien gouverner.
Son intention est avant tout d’éviter une guerre civile et de
remettre le pouvoir au peuple en assurant à ses représentants la
tenue de nouvelles élections et la mise ne place d’une nouvelle
constitution. Peut-on avoir confiance en de telles déclarations ?
L’avenir nous le dira. Le danger principal demeure évidemment que
l’armée ne puisse empêcher une guerre civile dont l’emballement
renforcerait ses pouvoirs et ajournerait aux calendes grecques le
rétablissement de la démocratie. Mais la question demeure celle de
la légitimité et de la légalité, hormis toute possibilité du
tragique qui demeure, comme aime à le rappeler Castoriadis, le
propre du régime démocratique (autrement dit la liberté ne
s’éprouve et ne s’exerce pas sans risque) : « la
démocratie ne comporte pas d’assurance absolue contre sa propre
démesure »[1].
Le peuple peut-il agir hors de la légalité, autrement dit de la
démocratie procédurale, pour faire valoir ses droits et sa
volonté ? Considérons tout d’abord le principe proprement
démocratique : le peuple étant le sujet de la démocratie, la
source de sa légitimité, il va de soi qu’il a politiquement le
droit d’aller à l’encontre du principe de légalité, que
celle-ci cautionne un régime dit « démocratique »,
« théocratique », « communiste » ou autre.
« De même qu’éditer un règlement d’organisation n’épuise
pas le pouvoir d’organisation de celui qui a haute main sur
l’organisation et le pouvoir d’organisation, de même édicter
une constitution ne peut en aucun cas épuiser, absorber ou consommer
le pouvoir constituant. Le pouvoir constituant n’est pas abrogé ou
évacué parce qu’il est exercé une fois. (…) Cette volonté
continue à exister à côté de la constitution et au-dessus d’elle
»[2].
Aussi, s’il est vrai qu’ « une décision à la
majorité du parlement anglais ne suffirait pas à transformer
l’Angleterre en Etat soviétique[3] »,
il est en revanche tout à fait possible que cette transformation ait
lieu si telle est la volonté du peuple britannique. En d’autres
termes, la légitimité démocratique est toujours du côté du
peuple, qui dans le cas égyptien a voulu destituer Morsi. Les
inquiétudes de beaucoup d’occidentaux ne sont pas d’ordre
démocratique mais d’ordre libéral : il est nécessaire que
des règles et des valeurs soient respectées. Si l’on cède à la
volonté du peuple (les libéraux sont souvent anti-démocrates),
c’est l’ouverture de la boîte de Pandore : qu’arriverait-il
si le gouvernement était menacé chaque fois qu’il trahissait ses
mandats ? Et si les sondages exécrables se traduisaient par une
manifestation en acte du peuple ? La notable léthargie des
peuples d’Occident ne présage rien de tel, qu’ils se rassurent.
Mais on comprend que le réveil du monstre populaire égyptien leur
fasse peur. Plus intéressant, donc, n’est pas tant la question
procédurale que les valeurs et principes qui mobilisent le peuple
égyptien. Est-ce que le peuple s’est prononcé en faveur d’une
théocratie islamiste ? De l’extermination d’un peuple
voisin ? Rien de tout cela. C’est au nom des valeurs
démocratiques réclamées dès le début de la Révolution du 25
janvier 2011, Eish…
Horreya… Adala Egtemaeya « Pain…Liberté…
Justice sociale », au nom des droit fondamentaux « Karama
ensaneya » Dignité
humaine, au
nom d’une certaine décence commune que le peuple s’est relevé
le 30 juin 2013 contre un régime qui, au nom de la légalité,
vidait la démocratie de toute sa substance pour ne laisser qu’une
coquille de procédures obsolètes.
La
démocratie n’est pas qu’un régime juridique et procédural.
C’est avant toute chose un régime politique, un principe et des
valeurs dont aucune norme ne peut épuiser la volonté du peuple,
pour le meilleur ou pour le pire. Quelles que soient les
dénominations employées pour qualifier ce mouvement, celui-ci
demeure avant tout un rappel à l’ordre des valeurs fondatrices de
la révolution du peuple égyptien.
[3] Ibid.,
p.26.
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