« Notre
vie est un pont,
Un pont jeté entre deux morts.
D’un néant l’autre, allons.
Qui passe le pont se fait tort. »
Depuis le XIXè siècle, les
écrivains n’ont cessé d’explorer l’inconscient d’une Europe au bord de l’abîme.
Certes, l’inquiétude n’est pas neuve, mais prend une tournure de plus en plus
tragique depuis le diagnostic posé par Ernst Nolte dans La guerre civile
européenne. Les poètes avaient déjà ressenti dans leurs chairs profondes
les poussées d’une âme à l’agonie, les sursauts d’une vie exténuée. Le
sentiment que quelque chose se termine, aussi bien dans la solitude de l’être
que dans l’imaginaire de la société, dominait et domine toujours le vieux
continent. Comme si le triomphe de la raison emportait, par ricochets successifs,
les restes d’une âme par trop mélancolique.
Déréliction proprement
européenne ? Quelle n’a pas été notre surprise de trouver un poète du Xè
siècle, né dans une bourgade du sud d’Alep, se faire l’écho lointain de ce
désespoir existentiel, et ce, au nom de la raison récurée jusqu’au vide.
Ma’Arrî, tel est le nom de l’un des plus grands poètes arabes dont les rimes
grondent encore dans le sous-sol musulman – son œuvre étant interdite dans de
nombreux pays.
La vie de Ma’Arrî, éternelle nuit noire
Né à la fin du Xè siècle
dans un empire Abasside en proie à des guerres impitoyables, le jeune Ma’Arrî
devient aveugle à l’âge de 4 ans (varicelle) et entre dans la nuit universelle,
« ce désert ténébreux, dénué de repère, où se perdent les
éclaireurs ». Issu d’une famille de juges, il se consacre aux études et
fait preuve, très tôt, d’une habileté poétique à tordre le monde sous le poids
des mots.
« Tiens
les yeux rabaissés, comme aveugle à ce monde.
Et
tiens-toi silencieux, la bouche cousue d’ombre. »
Après le décès de son père, Ma’Arrî
part étudier à Alep et revient dans son bourg natal pour y mener une vie
modeste de poète. Cassé, d’allure frêle, le visage marqué par la petite vérole,
le poète aveugle rencontre un succès de plus en plus retentissant qui le mène
jusqu’aux portes de Bagdad, parmi les cercles intellectuels influents de
l’Empire. Las, Ma’Arrî ne découvre que caquetages, malveillances et turpitudes,
ce qui le convainc du caractère damné de la vie sur terre.
« Que
Dieu nous secoure, nul n’est épargné
Par le mal : araignée du soir, désespoir."
A l’âge de 36 ans, il reprend la route
de son village natal, malheureusement trop tard, puisque sa mère s’éteint juste
avant son arrivée. Deux années passent avant que le poète aveugle ne s’impose
une seconde incarcération, celle de son logis, dont il ne ressortira quasiment
plus jusqu’à la fin de sa vie.
« Regarde
bien mon corps :
C’est un lambeau de chair
A coudre sur la terre. »
Entretemps, Ma’Arrî s’est
effectivement imposé une autre ascèse, celle de n’ingérer pratiquement aucune
nourriture. Il est devenu végétalien, en compassion pour le monde et en
obéissance à Dieu. Point de théorie chez lui ou, tout du moins, une multitude
de propos qui se contredisent et se cristallisent dans un mot d’ordre :
l’impératif de l’ascèse.
« Je me trouve enfermé au sein de trois prisons.
–
Que nul ne songe à déterrer ma vie abjecte.
Frappé de cécité, reclus
dans ma maison,
J’ai l’âme incarcérée au fond d’un corps infect. »
On pourrait croire, à lire Ma’Arrî, qu’il
s’inscrit dans la veine des grands nihilistes européens, une sorte de
Stavroguine des sables. Il n’en est rien. Comme si derrière le tranchant des
mots et la lame des criminels, coulait un peu de ciel bleu, par dépit, ou ordre
du monde. C’est là, dans ses trois nuits, que Ma’Arrî se rit de lui-même et
finit même par croire en Dieu, comme un pari, avec Pascal. Décidément, ce poète
arabe tient sans relâche la bride du temps, et chevauche le cheval
fou du diable.
« Tenez,
j’ai pour vous un conseil inouï :
Faire
l’idiot ne vous met plus à l’abri. »
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