« Sur le fil de l’angoisse, on aiguise son âme »
Le
poète aveugle du Xè est un
bien étrange personnage pour son époque, tant du point de vue du rapport à Dieu
que de celui de l’appréhension du monde. Il faudrait remonter très loin dans le
temps, plus proche de nos latitudes, pour trouver dans les œuvres de Pascal et
de Kierkegaard un écho lointain du désespoir existentiel éprouvé par Ma’Arrî.
La pensée de Ma’Arri, raison des abîmes
De fait, le poète aux 100 000 vers (en
grande partie perdus) se débat avec lui-même autour d’une ligne indépassable,
comme un abîme : le territoire borné de la raison. C’est pourquoi l’on n’a
jamais pu le mettre dans une case, même s’il a fait l’objet de toutes les
condamnations possibles : « rationaliste »,
« hérétique », « druze », « soufi »,
« brahmane », etc. Rien de tout cela ne saurait identifier ce maître
du paradoxe qui avait trouvé dans la raison le moyen d’atteindre la divinité.
« Eprouver son propre néant, et désirer l’infini », telle pourrait
être sa devise, celle qui oblige l’être à se retrancher de tout pour mieux
approcher l’insondable – sans jamais pouvoir le conquérir.
« Le vin, disent-ils, emporte loin
Des poitrines les soucis anciens.
S’il n’emportait avec la raison,
Je serais devenu à raison
Frère des buveurs et du raisin. »
La lucidité implacable de Ma’Arrî
s’applique en priorité à déjouer le plus grand des pièges que l’homme s’est
fabriqué : parler au nom de Dieu, et s’en faire l’interprète privilégié.
Aussi ne cessera-t-il de dénoncer tout à la fois la caste des professionnels de
la foi, la duplicité des accents messianiques, l’enfermement des rituels
religieux et même la vanité des mystiques soufis et autres anachorètes de
l’esprit. On comprend sans mal que ses poèmes sentent encore aujourd’hui le
soufre, et ne se récitent que du bout des lèvres.
« Ils ont vicié la religion, ces traîtres,
Jusqu’à en faire, au mieux, un épervier
Obéissant au poing du fauconnier,
Un chien courant dévoué à son maître. »
Quel est donc le chemin divin suivi par
Ma’Arrî ? C’est celui d’un jeu, ou d’un pari aurait ajouté Pascal, qui
exalte toutes les contradictions de l’être jusqu’à se perdre dans les
circonvolutions de la raison. Et là, dans ce bouge sombre et sans nom, il
convient de s’en remettre à l’au-delà de la raison, cette vérité qui se cache
et se manifeste sous les mots alambiqués de Dieu. Il faut en quelque sorte
suivre la raison dans son chemin de désolation – la seule et unique vérité
(relative) de l’être en vie – pour épouser l’effort et la vertu.
Une éthique du
pauvre qui consiste à s’en remettre, une fois qu’il n’y a plus rien, à la
miséricorde divine. Ce que fera Ma’Arrî au travers de son ascèse, comprise
comme un impératif sans objet que l’inconnaissable. Un jeu absurde, puisque
sans vainqueur, mais un jeu qui soulage de l’existence venimeuse, et ouvre une
brèche dans la raison même, une brèche qui laisse passer un filet de lumière
fragile dans l’obscurité totale – sachant qu’il est impossible à l’homme de
franchir cette brèche.
« La mort s’est faufilée dans le noir,
Comme les gens s’étaient assoupis.
Elle s’est redressée sans surseoir
Tandis que nous étions tous assis.
Et c’est là, mon Dieu, c’est bien cela,
Le pas le plus difficile à faire :
C’est comme si le corps se forçât
A gravir l’air en entrant sous terre.
Mort, ma vie flotte en nuées qui pleurent,
Et mes mots tonnent en ton honneur. »
Jusqu'au bout de son ascèse, le poète décharné ne s'est jamais laissé aller à l'extase mystique, aux belles divagations de l'âme emportée. Non ! Il a continué à disséquer le réel pour mieux témoigner de ce qu'est la foi d'un homme de raison. Un abîme sans nom.
« Et chaque arbuste d’os, hérissant sa ramure,
Va récolter sa part de sang, sa sève impure. »[1]
Ma'Arrî décapité par ses descendants...
[1] Les extraits de poèmes qui
illustrent cet article sont issus du précieux ouvrage, Ma’Arrî. Les
Impératifs, poèmes de l’ascèse, traduits de l’arabe, présentés et commentés
par Hoa Hoï Vuong et Patrick Mégarnabé, Paris, Sinbad, 2009, 254 p.
Bel article. Merci.
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