Les
bombes au phosphore avaient mis le feu à des quartiers entiers de cette ville,
faisant un grand nombre de victimes. Jusque là, rien d’extraordinaire, même les
Allemands sont mortels. Mais des milliers et des milliers de malheureux,
ruisselant de phosphore ardent, dans l’espoir d’éteindre le feu qui les
dévorait, s’étaient jetés dans les canaux qui traversent Hambourg en tous sens,
dans le port, le fleuve, les étangs, dans les bassins des jardins publics ou
s’étaient faits recouvrir de terre dans les tranchées creusées ça et là sur les
places et dans les rues pour servir d’abri aux passants en cas de bombardement.
Agrippés à la rive et aux barques, plongés dans l’eau jusqu’à la bouche, ou
ensevelis dans la terre jusqu’au cou, ils attendaient que les autorités
trouvassent un remède quelconque contre ce feu perfide. Car le phosphore est
tel qu’il se colle à la peau tel une lèpre gluante, et ne brûle qu’au contact
de l’air. Dès que ces malheureux sortaient un bras de la terre ou de l’eau, le
bras s’enflammait comme une torche. Pour échapper au fléau, ces malheureux
étaient contraints de rester immergés dans l’eau ou ensevelis dans la terre
comme les damnés de Dante. Des équipes d’infirmiers allaient d’un damné à
l’autre, distribuant boisson et nourriture, attachant avec des cordes les plus
faibles au rivage, afin qu’ils ne s’abandonnent pas vaincus par la fatigue, et
se noient ; ils essayaient tantôt un onguent, tantôt un autre, mais en vain,
car tandis qu’ils enduisaient un bras, une jambe ou une épaule, tirés un
instant hors de l’eau ou de la terre, les flammes, semblables à des serpents de
feu se réveillaient aussitôt et rien ne parvenait à arrêter la morsure de cette
lèpre ardente.
Curzio Malaparte. La Peau.
Bonsoir,
RépondreSupprimerJ'apporte rarement mon grain de sel dans les blogs. Mais j’ai beaucoup aimé Curzio Malaparte quand j’étais jeune. Alors, pour cette fois…
J’ai lu La Peau il y a très longtemps, comme Kaput, du même. Tour le monde a lu ces deux livres qu’on trouvait en format poche dans tourniquets des gares. Plus personne n’écrit dans un style aussi éblouissant. Et d’ailleurs plus personne ne sait lire. Je ne me souviens plus du contexte de cet extrait, j’ai lu tellement de bouquins et avec l’âge, la mémoire… Malaparte, correspondant de guerre envoyé sur tous les fronts a beaucoup écrit avec des images saisissantes, moins du reportage journalistique comme on l’entend aujourd’hui, que de scènes théâtrales souvent surréalistes. Après tant d’années des images me reviennent, comme ces chiens dressés par les partisans russes goguenards à faire exploser leur charge explosive sous les chars de la Wehrmacht et les soldats terrifiés qui les voient venir et hurlent : « Hunde ! Hunde ! (Les chiens ! Les chiens !). Ou comme cette description aux accents dantesques de cette population de monstres humains dans le sous-sol de Naples – catacombes infernales, ou encore cet échange savoureux entre le représentant de la France (de Vichy) et j’ai oublié avec qui. L’ambassadeur : « Ah, vous levez la patte, vous aussi ? » L’autre, du tac au tac : « Il vaut mieux lever une patte qu’en lever deux… ». Ou encore cette description de l’ambiance décalée aux accents qu’on dirait aujourd’hui felliniens dans les salons du comte Ciano, gendre de Mussolini.
Le texte ci-dessus décrit probablement le bombardement de Dresde en février 45 par les appareils de la RAF et de l’US-Air Force avec des chapelets de bombes au phosphore faisant entre 50 000 et 150 000 victimes, selon les sources. Une population civile, constituée de vieux, de femmes et d’enfants avec la destruction d’un immense patrimoine architectural et culturel. Une apocalypse dont il est impossible de se représenter l’horreur. Berlin et Hambourg subirent le même sort. Il s’agissait de faire de l’Allemagne nazie un champ de ruines. On a prétendu qu’il s’agissait aussi d’impressionner Staline…
Vu avec le regard d’aujourd’hui, un holocauste inutile, scandaleux et révoltant pour la conscience morale. Le peuple allemand a expié dans la terreur la folie d’une idéologie diabolique. Mais dans le contexte de l’époque (j’avais 8 ans le 6 juin, au jour du Débarquement) après cinq années de misère, de faim, de privation de tout, de Marché noir, dénonciations, arrestations, Gestapo (Gestapo française, il faut le préciser) et tueries entre Résistants et milices, le petit peuple voyait les choses autrement. « Bien fait pour ces sales Boches ! ». Cette phrase, enfant, je l’ai entendu maintes fois. Je ne dis rien de mon enfance saccagée. On peut sans doute se refaire histoire avec des souvenirs, peut-être aussi avec des sentiments, mais pas avec de l’idéologie. Les faits restent les faits. Bonsoir.
NB. Aregundis a répondu dans Causeur à votre Rage de Dent.
Evidemment, il ne s'agit pas ici de refaire l'histoire avec des bons sentiments ou de l'idéologie mais seulement de publier un fragment des textes hallucinants de Curzio Malaparte. Avec Vassili Grossman, c'est l'auteur qui transpose à mon sens avec le plus de force la folie et la violence irréelle de cette période, lui ajoutant en effet une touche surréaliste qui n'appartient qu'à lui, car comme lui reproche gentiment un officier américain dans La Peau, on ne sait jamais quand Malaparte ment ou dit vraiment la vérité. L'ambassadeur auquel s'adresse le représentant de Vichy doit être le malheureux espagnol qui essaie d'échapper au jeu du couteau lors d'une soirée triste et arrosée chez les Finlandais en 1941. L'espagnol essaie d'échapper au jeu en prétendant qu'il a les doigts palmés, au grand étonnement des Finlandais auxquels il tente désespérément de cacher ses appendices de supposé palmipède. C'est drôle et effrayant parce qu'on ne sait jamais si les Finlandais plaisantent ou sont prêt à lui arracher les mains. L'espagnol non plus d'ailleurs. Oui j'ai vu le commentaire d'Aregundis mais rien à ajouter: Joffrin fait marcher son fond de commerce idéologique. Elisabeth Lévy lui répond qu'il n'y a pas de honte à être comparée à Annie Cordy et Philippe Corcuff fustige sur Rue89 le conformisme du politiquement incorrect qui s'oppose au conformisme du politiquement correct. La routine quoi.
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