Nous reproduisons le compte rendu de Frédéric Saenen
consacré à l’ouvrage de David Bisson, René
Guénon. Une politique de l’esprit paru aux éditions Pierre-Guillaume de Roux en 2013. C’est
l’occasion pour nous de saluer la haute figure de Guénon et d’inviter nos
lecteurs à aller faire un tour sur le site de l’excellente revue belge Jibrile. En complément
de cette recension, on y trouvera un dossier consacré à René Guénon incluant,
entre autres, un article et un entretien avec David Bisson (pour accéder au
dossier complet, cliquer ici).
Appliquer une lecture politique à l’œuvre d’un
penseur qui se voulut avant tout spiritualiste : l’entreprise peut
paraître hasardeuse, et à terme réductionniste. Il n’empêche que, dans le cas
de René Guénon (1886-1951), elle permet de réévaluer l’apport considérable de
ce «traditionniste», qui se tint éloigné du Monde et en-deçà de l’Histoire pour
mieux atteindre à la Connaissance ultime. L’ouvrage que publie David Bisson aux
Éditions Pierre-Guillaume de Roux constitue une étude passionnante, qui ne
néglige aucun aspect de son objet : ni son développement suivant un chemin
qui manifeste une tortueuse quête de l’unité ; ni les multiples lectures,
interprétations, réorientations et dévoiements posthumes auxquels il donna lieu
et qui, en en émiettant l’héritage, lui permirent de se continuer sous divers
avatars.
Si un médaillon portait à son avers un portrait de la modernité triomphante, son revers représenterait quant à lui le visage émacié, aux paupières tombantes et surmonté d’une coiffe orientale, de René Guénon. Bisson le montre bien, dès son éclairante préface : la pensée guénonienne ne pouvait être sécrétée que dans un contexte de remise en question radicale de la Tradition, en un siècle où elle se trouvait réduite à l’état de vestige, dans un monde qui semblait s’en être purgé.
Si un médaillon portait à son avers un portrait de la modernité triomphante, son revers représenterait quant à lui le visage émacié, aux paupières tombantes et surmonté d’une coiffe orientale, de René Guénon. Bisson le montre bien, dès son éclairante préface : la pensée guénonienne ne pouvait être sécrétée que dans un contexte de remise en question radicale de la Tradition, en un siècle où elle se trouvait réduite à l’état de vestige, dans un monde qui semblait s’en être purgé.
La majuscule dont Guénon assortit le terme de
Tradition ne trahit en rien une volonté de grandiloquence : elle se veut
plutôt l’indice d’une revendication primordiale. Car, à travers son exploration
des courants métaphysiques, des textes sacrés et des religions particulières,
sa critique de la crise à laquelle serait en proie le monde moderne, ses études
des symboles universels (la croix par exemple), Guénon n’a jamais cherché qu’à
accéder à la composante fondatrice de la spiritualité, soit «LA tradition
par excellence, celle qui à la fois englobe et dépasse toutes les
autres ».
Sa vision se caractérise donc avant tout par son monisme, une lecture qui ne peut se situer qu’en faux par rapport à une vision pluraliste du monde. Mais, pour le moderne, le choc ne s’arrête pas là. Fréquenter le vaste corpus des écrits guénoniens, c’est aussi croiser des expressions qui déroutent, comme «Grande Triade» ou «Roi du Monde». L’univers convoqué ici, tout symbolique et abstrait, organisé autour d’un axe central qu’il s’agit de réapprendre à identifier, participe d’une dimension cachée, accessible seulement après initiation, observance de rites, soumission à une transcendance irrévélée. Quel dépaysement de soi-même doit donc s’infliger le lecteur contemporain, tout pétri de ses certitudes quantifiables et rationnelles, pour aventurer ne fût-ce qu’un cil dans ces textes à la langue limpide – mais au sens progressivement dévoilé !
La seule discipline qui intègre la perspective de Guénon est, d’après Bisson, celle de l’ésotérisme. Là encore, il s’agit de balayer quelques idées préconçues. Rien à voir avec le satanisme, les pacotilles New Age ou les esprits frappeurs : l’ésotérisme est une tendance remontant à une distinction, opérée au Ier siècle de notre ère, dans le corpus aristotélicien, entre d’une part textes lisibles par tous (exotériques) et d’autre part enseignements réservés à quelques-uns (ésotériques). Bisson se fait philologue pour expliquer que le terme connaîtra un nouveau souffle au milieu du XIXe siècle, sous la plume d’historiens ou de théoriciens du socialisme comme Pierre Leroux, puis qu’il entrera en concurrence avec «occultisme», désignant pour sa part «l’idée d’une doctrine secrète capable d’unifier les données de la religion et les progrès de la science». C’est grâce à Guénon notamment que l’ambigüité sémantique entre les deux vocables sera levée avec l’idée que, dans toute doctrine religieuse, la « lettre » est exotérique et l’« esprit », ésotérique.
«La dimension intérieure et cachée d’une tradition, d’un texte ou d’un groupe» devient dès lors l’objet majeur des recherches de Guénon, dont les postulats farouchement individualistes induisent une autre position choquante aux esprits d’aujourd’hui, à savoir un élitisme avoué. La Gnose n’est définitivement pas affaire de masse ; elle peut certes se vivre dans le dialogue avec de rares «pairs» qui partagent cette soif de connaissance parfaite, mais doit surtout s’éprouver dans l’intimité de l’âme. À cette posture correspond bien le mode de vie adopté par Guénon dans la dernière partie de son existence, durant son retrait cairote : dénuement, simplicité et refus des mondanités, ce qui n’empêcha nullement l’entretien d’une correspondance suivie et riche avec des interlocuteurs de toutes les cultures. Ni une certaine forme d’«engagement», étrangère aux combats socio-politiques concrets de son temps. La praxis de Guénon consiste plutôt en une réflexion sur le terrain métapolitique, afin de réorienter (dans les deux sens du terme) l’Occident.
C’est l’un des mérites de Bisson que d’avoir, sinon
réconcilié, du moins relié la part purement métaphysique de Guénon avec ses
implications politiques. Interrogeant autant les Lumières que la Religion, la
quête traditionnelle amène l’individu à une révélation intérieure. La ligne
d’horizon de Guénon se révèle dès lors pleinement : la réhabilitation
d’une transcendance élevante et qualitative (verticale) dans un monde obsédé
par l’immanence nivelante et quantitative (horizontale). Force est de
reconnaître que la démarche de Guénon ne peut guère déboucher que sur la
formation de laboratoires d’idées, de fratries spirituelles ou de cercles à
l’influence restreinte, qui forment autant d’«îlots de traditionnalité»
ou, selon encore la belle expression de Michel de Certeau, «les réseaux de
l’indiscipline». Si l’on tient à situer à tout prix la réception de Guénon
sur un éventail idéologique, l’on constate qu’il inspira davantage la droite
que la gauche, vu ses positions identifiées – parfois à tort – comme purement
«réactionnaires». Bisson montre avec finesse que, si en effet on en retrouve
des postulats chez Julius Evola, Carl Schmitt, Raymond Abellio, Louis Pauwels,
la Nouvelle Droite ou encore l’eurasiste Douguine, le guénonisme originel
demeure irréductible aux lectures partisanes et aux accaparements idéologiques.
Il n’est pas un corpus défini, encore moins un ensemble de dogmes ou une pensée
destinée à se rigidifier en école ; il consiste avant tout en une
recherche, dynamique (malgré son caractère contemplatif) et solitaire (bien
qu’ouverte à une dimension communautaire limitée), de l’Unité.
Guénon, modèle du Traditionniste accompli, ne se
tint en dehors de la société que pour mieux l’irriguer souterrainement de ses
réflexions critiques et lui indiquer la voie d’un à-rebours salutaire. Ses
défauts sont légion, ses approximations en matière de références livresques
parfois difficilement pardonnables, et il s’avère souvent pécheur par ambition,
lorsqu’il verse dans les généralités hâtives. Nous lui restons cependant
redevables d’une lecture antimoderne de notre monde qui a conservé beaucoup de
son impertinente pertinence et de son intègre justesse.
Ce n'est pas si compliqué à comprendre l'ésotérisme, il s'agit seulement d'achever l'entreprise de déconstruction qui reste mortifère tant qu'on ne l'a pas appliquée à l'individu lui-même. Une fois l'individu déconstruit, c'est à dire une fois que l'individu constate son néant, la volonté de détruire cesse. Elle est remplacée par la volonté de préserver l'autre et le monde, pour qu'il y ait quelque chose plutôt que rien et pour que d'autres puissent constater leur néant, c'est à dire trouver la paix et la joie.
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