A propos de la crise
ukrainienne, Bernard Henri-Lévy, a, à nouveau, revêtu la toge de la dignité
outragée, proclamant, plein de superbe, sur France Culture « Il faut
arrêter la mascarade, s’il nous reste un peu d’honneur, il faut partir ! »
Partir d’où ? Des JO de Sotchi où les athlètes français recueillent, selon
le flamboyant philosophe, des médailles pleines de sang. Un peu plus tôt dans
la matinée, l’ancienne vice-présidente de la Commission des affaires étrangères
de l'Assemblée nationale, Elisabeth Gigou, semblait plus mesurée dans ses
propos, appelant de manière très vagues à d’illusoires sanctions ‘personnelles’
à l’égard de Viktor Ianoukovytch, rappelant, avec une pointe d’embarras que
l’Europe a déjà condamné moralement et verbalement la répression qui s’organise
à Kiev. On comprend son embarras, d’autant que l’Europe a une part de
responsabilité dans cette crise ukrainienne.
Un manifestant à Kiev, en Ukraine Photo : AFP/VOLODYMYR SHUVAYEV
Les relations de l’UE avec l’Ukraine sont déterminées
aujourd’hui par la Politique Européenne de Voisinage, un instrument diplomatique
conçu en 2004, à la suite de la révolution orange, qui laissait espérer aux
dirigeants européens un rapprochement rapide avec Kiev. Même si la Politique
Européenne de Voisinage intègre les relations avec l’Algérie, le Maroc,
l’Egypte, Israël, la Jordanie, le Liban, la Libye, l’Autorité Palestinienne, la
Syrie, la Tunisie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, la Géorgie et la
Moldavie, l’Ukraine reste l’enfant chérie de cette politique européenne qui
fait les yeux doux à l’ancienne patrie de Nicolas Gogol depuis que celle-ci a
montré des velléités de s’émanciper de la ferme tutelle du grand frère russe.
Le 13 janvier 2005, le parlement européen avait même voté, presque à
l’unanimité (467 voix contre 19), une motion exprimant officiellement le désir
de l’UE de renforcer les liens avec cette Ukraine où semblait devoir triompher
à terme la démocratie libérale. Les principes énoncés par la PEV stipulent
assez clairement que « la PEV ne se limite pas à la mise en place
d'accords de coopération ou de commerce, mais elle permet également une
association politique, une intensification de l'intégration économique, une
amélioration de la mobilité et un renforcement des contacts entre les
peuples. »[1]
Les négociations sont allés bon train entre les dirigeants européens et le
tandem formé par le président Viktor Iouchtchenko et le premier ministre Yulia
Tymoshenko, égérie de la révolution orange, même si les pays d’Europe de l’est
déjà membres de l’UE depuis 2004, traînaient ostensiblement les pieds, inquiets
à l’idée de voir les frontières de la Russie se rapprocher ainsi dangereusement
de celles de l’UE, et des leurs. Le rapprochement était vu d’un très bon œil en
revanche par les Etats-Unis, qui ont entamé un rapprochement avec l’Ukraine dès
1994, rapprochement perçu par la Russie « comme une intrusion dirigée
contre les intérêts vitaux de la Russie, laquelle n’a jamais abandonné l’idée
de recréer un espace commun », comme le rappelle Z. Brzezinski dans Le Grand
échiquier (2000, p. 140)[2].
Les intellectuels français tels que BHL applaudirent alors l’accord que tous
considéraient comme étant en voie d’achèvement. Le président Viktor Ioutchenko
proclamait même à ce moment que les pourparlers aboutiraient « dans six
mois tout au plus. » Les choses sont allées jusqu’à la création d’un
nouvel instrument de rapprochement diplomatique, l’agenda d’association
UE-Ukraine[3],
mais les négociations se sont heurtées réellement au veto russe, formulé de
façon militaire avec la Géorgie en 2008, puis économique avec la crise gazière
de 2009. Le conflit entre la Géorgie et la Russie aurait d’ailleurs pu avoir
des relations plus fâcheuses. Comme le rappelle Pierre Verluisse, « les
élargissements récents de l’Union européenne (2004 [1] et 2007) à d’anciennes
républiques ou d’anciens pays satellites de l’Union soviétique ont suivi une
chronologie précise : dans un premier temps devenir membre de l’OTAN, dans un
second temps adhérer à l’UE. Le délai entre les deux évènements peut varier de
quelques semaines à quelques années, mais l’ordre est généralement l’OTAN
d’abord, l’UE ensuite. »[4]
Ces rapprochements se sont fait sous l’œil bienveillant de Washington qui,
suivant toujours la ligne Brzezinski, cherchaient à contrer toute les
tentatives de « restauration impériale russe » tandis que Moscou
jouait à nouveau des coudes pour retrouver son autorité sur les anciennes
marches de l’empire. Il est heureux que l’opposition de la France et de
l’Allemagne aient en partie empêché l’adhésion de la Géorgie à l’OTAN. Cela
aurait placé l’UE et les Etats-Unis dans une situation plus qu’embarrassante après
la leçon du conflit russo-géorgiens d’août 2008.
Cette crise aurait cependant dû constituer un
avertissement pour les Européens en ce qui concernait l’Ukraine, de même que la
crise gazière de janvier 2009, qui vit la Russie couper le robinet alimentant
l’Ukraine et une partie de l’Europe en gaz. Alain Besançon et Bernard
Marchandier ont beau soutenir avec raison, que l’occupation mongole du XIIIe
siècle a permis à l’Ukraine de nouer des liens historiques avec l’Europe[5],
il était tout de même difficile de continuer à jouer avec le feu dans les
pattes de l’ours russe, bien décidé à reconquérir son influence sur ce qu’il
considère comme son glacis protecteur, en promettant monts et merveilles,
adhésion, prospérité et pudding (européen) à une Ukraine tiraillé entre les
pro-russes et les pro-européens. Aurait-il était plus avisé d’envisager la
relation entre l’Ukraine et l’Europe dans le cadre d’un partenariat stratégique
avec la Russie ? C’est l’idée que défendait Elisabeth Guigou sur France
Culture…Un peu tard sans doute. Catherine Ashton, baronne des affaires
étrangères européennes défend toujours, quant à elle, l’idée que le contrat
d’association UE-Ukraine est toujours valide, tandis que les Etats-Unis
affichent une fois de plus avec beaucoup de délicatesse leur irritation
vis-à-vis des errements diplomatiques des malheureux européens…Qui se sont
placés eux-mêmes dans une situation impossible.
En effet, au contraire de Bernard Henri Lévy qui dénonce
avec force la brutalité russe, on pourrait presque se demander pourquoi Poutine
semble jouer sur du velours et attendre assez placidement que les événements
tournent en sa faveur, ce qui ne semble pas acquis au vu des récents
développements de la crise ukrainienne. C’est qu’il y a également l’argument
économique. L’Ukraine se trouve actuellement sous perfusion russe. Cette année,
Vladimir Poutine a promis douze milliards (à un taux de 5%) à une économie
ukrainienne en pleine Berezina, tout en conditionnant toutefois cette aide au
maintien d’un gouvernement pro-russe. Mais même si Ianoukovitch devait quitter
le pouvoir, ce qui est largement envisageable, et devait céder le pouvoir à une
opposition pro-occidentale, qui n’est pas plus épargnée par la corruption et la
tendance au népotisme que l’actuel président, l’UE devrait injecter, d’après le
magazine économique Quartz, pas moins de vingt-quatre milliards d’euros
pour soutenir une économie plombée par une dette de presque cent quarante
milliards. Si les négociations pour l’adhésion de l’Ukraine ont autant traîné
depuis la Révolution orange, ce n’est peut-être pas uniquement en raison des
pressions russes. En décembre 2009, José Manuel Barroso constatait d’ailleurs
avec un certain humour : « nos amis ukrainiens doivent faire plus
s’ils veulent que nous les aidions plus. »[6]
La grande erreur de l’Europe, et sa part de
responsabilité, est donc d’avoir à la fois cherché à presser les choses sur le
plan diplomatique tout en sachant que le processus d’adhésion n’était pas fondé
sur des bases réalistes, tant sur le plan stratégique qu’économique, et d’avoir
voulu produire un effet d’annonce, qui s’est révélé tout à fait néfaste pour le
peuple ukrainien. Une gestion qui est peut-être moins due aux pressions
américaines qu’à une politique européenne déterminée par une vision du monde
tout à fait irréaliste. Comme le proclame le site officiel de la Politique
Européenne de Voisinage : «La PEV offre à l'UE les moyens de renforcer les
relations bilatérales avec ces pays. Cette politique s'appuie sur un engagement
mutuel en faveur de valeurs communes telles que la démocratie, les droits de
l'homme, l'État de droit, la bonne gouvernance, les principes de l'économie de
marché et le développement durable. » L’enfer est pavé de bonnes
intentions…
Article également publié sur Causeur.fr
[4]
Directeur de recherche à l’IRIS. Directeur du Diploweb.com. Distinguished
Professor de Géopolitique à l’ESC Grenoble. Directeur de séminaire à l’Ecole de
guerre. http://www.diploweb.com/OTAN-UE-Georgie-quel-calcul.html
[5]
http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/01/21/l-ukraine-est-europeenne_4351464_3232.html
[6]
http://www.kyivpost.com/content/ukraine/barroso-ukrainian-friends-of-europe-should-do-more-55208.html
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