« Nul ne m’échappe » affirme
le bon docteur Bonhomet, positiviste et matérialiste accompli, dans les Contes
cruels d’Auguste Villiers de l’Isle-Adam. Cela pourrait constituer la
devise du progressisme tant le monde est compris comme une matière homogène,
compacte, dont il faut sans cesse modeler les formes pour donner vie à
l’humanité, celle qui vient, celle qui annonce le règne parfait de l’homme. Et
dans une telle entreprise, nul ne peut se mettre en travers du progrès, à moins
d’être un agent de la contre-histoire, un ennemi de la liberté, bref, un homme
sans relief dont il faudra couper au couteau l’âme retorse.
On pouvait, bien sûr, comprendre cette
dynamique au siècle des Lumières où les progrès de la connaissance et l’essor
des principes démocratiques nous projetaient dans un monde nouveau. Il fallait
vraiment être un oiseau de mauvais augure, comme Joseph de Maistre, pour voir
dans ce mouvement initial l’empreinte du diable. Bien au contraire, les découvertes
scientifiques et l’expansion économique ont fini par consolider les piliers de
la foi dans le progrès pour en faire une religion à part entière. L’on imagine
encore Robespierre, revêtu d’un habit bleu céleste serré d’une écharpe
tricolore, un bouquet de fleurs et d’épis à la main, fendre la foule
révolutionnaire pour célébrer le culte de l’Être Suprême sur la place du
Champ-de-Mars. Enfin, l’homme rentrait dans l’histoire et prenait en main sa
destinée placée sous les auspices de la Raison éclairée et de la fraternité humaine.
Quelques
décennies plus tard, Philippe Muray a très bien raconté comment Auguste Comte,
l’amoureux fantasmatique, s’était métamorphosé en sociologue prophète pour
annoncer le règne de la religion positive. C’est d’ailleurs tout le XIXè
siècle qui est placé sous le signe du socialisme utopique dont on oublie
souvent l’autre face : l’occultisme scientifique. Les deux marchaient
ensemble sous la bannière d’Eliphas Lévi : « Concilier les principes
de la religion avec les progrès de la science pour atteindre la connaissance
universelle ». Les progressistes oublient souvent qu’ils ont été, eux
aussi, les dévôts d’une religion, celle du Progrès, et les apôtres d’une
tradition, celle de l’Humanité (à venir).
C’est donc la foi chevillée au cœur
qu’ils sont passés de la théorie à la pratique, ce qui nécessitait de franchir
les étapes à grande vitesse pour faire du progrès la mesure de toutes choses.
En cela, l’avènement de la figure du travailleur constitue une belle métaphore
pour dire que l’homme est devenu son propre créateur, deus ex machina.
Et du travailleur, dont les mains sont plongées dans la glaise du monde, on
pouvait passer allègrement à la classe des prolétaires qui, située à
l’avant-garde de l’histoire, façonnait le visage du nouveau monde. On entend
encore la voix de Krouchtchev parler de Joseph Staline comme du « phare de
l’humanité progressiste ».
Il
ne faudrait pourtant pas croire que l’idée de progrès ne se déclina que sous le
soleil rouge du communisme. A l’Ouest, c’était aussi la course au progrès même
si l’on mettait volontiers l’essor de la liberté (économique) avant celle de
l’égalité (humaine). Chaque religion ne connaît-elle pas ses hérésies, surtout
les premières années de son sacre ? Sur ce point, on peut penser que les communistes
ressemblent aux gnostiques des premiers siècles chrétiens, finalement rayés de
la carte au nom d’un Evangile dont le credo se réduit désormais au
libre-échange. Comme si le travailleur devait laisser la place à l’entrepreneur,
lui-même bientôt dépassé par le financier. A chaque époque ses prophètes.
En tous les cas, quelle belle réussite
que cette humanité baptisée par elle-même, sous le sceau du progrès !
Malheureusement, le bonheur comporte toujours ses zones d’ombres qui, de
Nagasaki à Dachau, sont en train de recouvrir entièrement l’espérance
progressiste. Non, l’homme ne semble pas suivre une pente linéaire qui le
mènerait vers la fin de l’histoire. Pourtant, rassurez-vous, il existe encore
beaucoup de militants de la cause qui, à défaut de créer un monde radieux,
continuent de tourner les manivelles de la machine à croire : athéisme,
humanisme, rationalisme, positivisme, eugénisme, etc.
Cela pourrait presque faire sourire si
la bête blessée n’en était que plus redoutable. Et, de ses entrailles, est
finalement sortie une nouvelle génération de progressistes, revancharde,
haineuse, cynique. Si l’homme n’a pas accouché d’un monde meilleur, c’est qu’il
faut changer l’homme. « Nul ne m’échappe », le progrès engloutit tout
sur son passage et a désigné son ennemi : l’homme, non pas l’homme
d’Ancien Régime, non pas l’homme moderne, mais l’homme tout court : celui
que l’on désigne ainsi depuis la nuit des temps.
Et,
pour ceux qui veulent bien voir la vérité dont accouche encore le progrès, ils
auront bientôt entre leurs mains – si ce n’est déjà fait – les instruments qui
permettront de changer l’homme, pour son propre bien : manipulations
génétiques, rééducation neurologique, ingénierie sociale, etc. Une nouvelle
religion, tirée de l’ancienne, pointe à l’horizon : le cyberhumanisme,
l’alterhumanisme, le néohumanisme, le turbohumanisme, etc.
Nos progressistes ont bien entendu
conservé le décor idéologique (altruisme, égalitarisme, vivre-ensemblisme,
etc.) pour mieux décréter la suite des événements : l’homme nouveau,
reproductible à l’infini, numérisable à jamais, identique à lui-même. En cours
de route, ils ont cependant fait tomber le masque et l’on sait désormais que
c’est la haine de l’homme qui les anime. Non pas la haine des autres mais une
haine beaucoup plus profonde : la haine de soi.
Beau texte.
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