samedi 30 août 2014

La tragédie des lettres russes


Boris Lifschitz est né le 5 novembre 1895 à Kiev. En 1897 son père, ouvrier, décide d’émigrer à Paris avec sa famille et les Lifschitz acquièrent la nationalité française en 1906. Embauché comme apprenti à l’âge de quatorze ans, mobilisé à dix-neuf ans au cours de la première guerre mondiale où il perdra son frère aîné, il fait l’expérience des conditions d’existence de la classe ouvrière et celle de la vie de simple soldat dans les tranchées, ce qui le conduit à adhérer au Parti socialiste (SFIO) en 1916. Il commence, la même année, à écrire dans le journal des socialistes minoritaires : Le Populaire, où il signe du pseudonyme qu’il gardera toute sa vie : Souvarine, patronyme emprunté à un personnage du roman Germinal d’Emile Zola. En 1917, comme l’ensemble des socialistes, il accueille avec ferveur la Révolution de février en Russie. Souvarine fait néanmoins preuve d’une lucidité particulière dès l’annonce de la prise de pouvoir des bolcheviks, s’inquiétant de savoir si la dictature du prolétariat ne pourrait pas se transformer en « dictature des bolcheviki et de leur chef. » Souvarine conserve cependant son soutien à la Révolution bolchévique pendant toute la période de la guerre civile. En février 1920 il est élu délégué au congrès de la SFIO, où il est de ceux qui défendent l’adhésion du parti à l’Internationale Communiste. En mars 1920, il crée le bimensuel du Comité de la Troisième Internationale : le Bulletin communiste. Il est arrêté le 17 mai 1920 dans le cadre d’une opération étatique visant à accuser les leaders révolutionnaires de « complot » et de « menées anarchistes » et rédige la « motion Souvarine », présentée au congrès de Tours. Libéré, Souvarine est nommé, en décembre 1920, « président d’honneur » du congrès de Tours, avec Fernand Loriot. Les trois quarts des congressistes adoptent la « motion Souvarine » et créent la SFIC : Section Française de l’Internationale Communiste, futur Parti Communiste Français. 


Désigné en juin 1921 comme délégué au 3e congrès de l’Internationale Communiste, il se fait remarquer par son anticonformisme : il visite des anarchistes en prison, ou encore se procure les thèses de l’Opposition Ouvrière, dont la diffusion était interdite. Cet anticonformiste s’affirme dans les années suivantes, et Souvarine développe une vision de plus en plus critique du régime en place en URSS, qui commence, à partir des années 1923-24, à passer sous la coupe de Staline. Le 4 avril 1924, Souvarine lance un tonitruant « Il y a quelque chose de pourri dans le Parti et l’Internationale ! »[1] et critique violemment la nouvelle troïka Staline-Zinoviev qui s’installe après la mort de Lénine, allant même jusqu’à dénoncer, en mai 1924, à Moscou même, devant les plus hauts responsables, les « mensonges et les calomnies » dont il est fait usage à l’occasion de la mise au ban de Trotsky. Dès ce moment, il est considéré lui-même comme un dissident par les instances dirigeantes du Parti et exclu du Komintern, ce qui entraîne également son exclusion du Parti Communiste Français. Souvarine restera donc toute sa vie, et de son propre aveu, un communiste antisoviétique. Sa position se rapproche de celle du roumain Panaït Istrati et du russe Victor Serge, avec lesquels il va participer à la publication de l’ouvrage Vers l’autre flamme, dans lequel Istrati dénonce violemment l’imposture et la dictature staliniennes et où Souvarine se livre au patient travail de démontage documentaire du mensonge soviétique. Istrati paiera très cher ce crime de lèse-majesté et l’écrivain sera mis au banc de l’intelligentsia de gauche française, et même lâché par son découvreur et protecteur Romain Rolland, jusqu’à devoir retourner en Roumanie où il mourra dans la misère. Souvarine lui, restera en France où il mènera inlassablement un travail de documentation sur le régime soviétique qui se poursuivra jusqu’à sa mort, au début de l’ère Brejnev, en 1984.
A l’occasion du trentième anniversaire de la mort de Boris Souvarine, et à la veille du cent-vingtième anniversaire de sa naissance, Pierre-Guillaume de Roux publie donc cette édition critique de douze articles de Boris Souvarine, rassemblés et préfacés par Jean-Louis Panné, assortis de riches annexes comprenant quelques  documents essentiels, tels qu’un appel des écrivains russes en 1927 ou une lettre ouverte de Fedor Raskolnikov à Staline en août 1939, au moment de la signature du pacte germano-soviétique. Ces textes de Souvarine richement introduits par Jean-Louis Panné, spécialiste de l’histoire du syndicalisme et du communisme, contribuent à restituer le contexte de l’expérience totalitaire que le temps efface malheureusement trop vite dans la mémoire collective.


Hegel l’avait prophétisé à l’orée du XIXe siècle, l’avènement de la modernité fut aussi celui de l’ère des masses au sein de laquelle la puissance de l’Etat allait pouvoir se déployer, jusqu’à engendrer ce que Jean-Marie Domenach qualifia dans l'un de ses ouvrages d’ « idéologies carnivores »[2], les utopies totalitaires à base scientiste dont le nazisme ou le stalinisme furent des manifestations cauchemardesques. « L’Histoire n’est rien d’autre que l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des Etats et la vertu des individus », écrit encore Hegel dans La Raison dans l’histoire. Beaucoup furent sacrifiés sur l’autel du stalinisme et du totalitarisme soviétique mais la réorganisation de la société soviétique et la réécriture du réel ne pouvaient se passer également d’une réécriture de l’Histoire, de toute la littérature et d’une sérieuse mise au pas des « intellectuels », terme dont la Russie partage avec la France la paternité. L’œuvre de réorganisation que se sont fixés les soviets « est inséparable de l'écrasement militaire, implacable, des esclavagistes d'hier (les capitalistes) et de la meute de leurs laquais, ces messieurs les intellectuels bourgeois », écrit Lénine en 1917. Les purges iront en s’intensifiant avec la mise en place par Staline de son pouvoir personnel et iront de pair avec la collectivisation massive, l’Holomodor et l’extermination des koulaks. Boulgakov avait choisi de représenter par le biais du surnaturel, dans Le Maître et Marguerite, la réalité des purges au sein de l’intelligentsia, imaginant des malheureux enlevés chaque nuit par de mystérieux « vampires ». Souvarine, lui, tient scrupuleusement les comptes, recueille les témoignages et retranscrit avec un souci d’exactitude impitoyable les contradictions, les mensonges, les crimes et les absurdes justifications du régime officiel. On apprend ainsi que le nom Khrouchtchev est dérivé de « khrouchtch », qui signifie « hanneton » et qui est désigné en 1952 comme « nuisible à l’agriculture »…mais qui a tout simplement cessé d’être nuisible dans l’édition de 1961, alors que Khrouchtchev est Premier secrétaire du Parti. Dostoïevski devient, sous la tyrannie stalinienne, un auteur à écarter car « il insiste trop sur la duplicité de la nature humaine, il exprime une fâcheuse méfiance envers la raison, il a eu le tort de dépeindre l’individu ‘impuissant dans le chaos des forces obscures’ »[3], selon la critique de Maxime Gorki. Après la mort du grand Staline, Dostoïevski se voit miraculeusement ressuscité par la censure et la critique officielle.

De Jeunes Pionniers pleurant la mort de Staline. Photographie tirée de Ogonyok. 15 mars 1953

Mais la grande tâche de Souvarine, et le principal mérite de l’ouvrage de Jean-Louis Panné qui la met en valeur, c’est d’établir avec précision les crimes du régime envers ceux qu’il fait disparaître, assassine, déporte, pour les « réhabiliter » avec cynisme quelques années plus tard, à la faveur de la déstalinisation par exemple. Souvarine témoigne en mémoire de Boris Pilniak, fusillé en 1938, d’Isaac Babel, dont la mort, le 27 janvier 1940, ne fut révélée à sa famille qu’en 1953 ou encore d’Ossip Mandelstam dont la femme, Nadedja, apprend en 1939 la mort survenue trois mois plus tôt par le biais d’un colis revenu à l’expéditeur avec la simple et glaciale mention « destinataire décédé. » Souvarine est celui qui vient aux nouvelles de ceux que le régime veut faire oublier, qui tient la liste des volatilisés, se réjouit de la réapparition de ceux qui ont miraculeusement échappé à la machine à broyer les âmes et les corps. Il est aussi celui qui dénonce les impostures, celle d’Ehrenbourg par exemple qui « a dû renoncer presque aux belles-lettres pour satisfaire aux exigences de la « commande sociale », et est « devenu en quelque sorte le porte-parole principal de l’agit-prop à travers le monde, un globe-trotter au service du stalinisme et de son dérivé actuel : à lui le tourisme de luxe, les escales aux aéroports, les grands hôtels de « classe internationale », les relations avec la bourgeoisie faisandée, les réceptions et les festivals, bref, la bonne vie. »[4] Souvarine présente Ehrenbourg comme un menteur et un opportuniste sans talent qui n’hésite pas, tour à tour, à flatter et à dénoncer, pour asseoir sa position d’écrivain officiel. Souvarine ne fut pas le seul à détester Ehrenbourg. André Breton, qui montrait lui-même quelques tendances dictatoriales en littérature, fut si écœuré par le personnage qu’il conclut sa dernière rencontre avec Ehrenbourg en France par une gifle retentissante.
Comme le rappelle justement Jean-Louis Panné, si les crimes du nazisme ont été amplement documentés et constamment rappelés, il semble encore difficile de mettre en lumière avec autant d’évidence ceux du stalinisme et à plus forte raison ceux du régime soviétique dans son ensemble. Les auteurs du Livre Noir du communisme, dont l’ouvrage avait, il y a quelques années, provoqués une levée de boucliers et une jolie polémique ne diront pas le contraire. Mais on ajoutera ici au propos de Jean-Louis Panné dans sa postface qu’un danger plus grand que l’ire des bien-pensants guette aujourd’hui les historiens de l’horreur totalitaire, c’est l’indifférence et un esprit de confusion nihiliste qui n’épargne plus en 2014 ni la mémoire du stalinisme, ni celle du nazisme.




Boris Souvarine. La tragédie des lettres russes. Textes présentés, annotés et préfacés par Jean-Louis Panné. Editions Pierre-Guillaume de Roux. Mars 2014. 190 p. 24 €


Article également publié sur Causeur


[1] Cité par Jean-Louis Panné, Boris Souvarine, Laffont, 1993, pp. 137 et 142
[2] Jean-Marie Domenach. Le retour du tragique. Seuil. Points Essais. 1973
[3] Boris Souvarine, cité par J.L. Panné. La tragédie des lettres russes. p. 75
[4] Souvarine cité par J.L. Panné. p. 164

jeudi 28 août 2014

Les nouvelles missions de Najat Vallaud-Belkacem

            Najat Vallaud-Belkacem a du pain sur la planche : entre la réforme des rythmes scolaires, le chantier de l’égalité (qui promet d’être sans fin depuis le temps qu’il est lancé) et le niveau qui baisse, ce n’est pas une mince tâche qui attend la nouvelle ministre de l’Education Nationale, entrée en fonction à moins d’une semaine de la rentrée. D’autant que Najat Vallaud-Belkacem a des ennemis nombreux et influents. A peine nommée, la voilà déjà cible de l’obscurantisme, de la réaction, des sexistes, des racistes, de la Manif Pour Tous, de l’UMP, du Front National, de Luc Châtel, de Christine Boutin, de Nadine Morano, des anti-genres, des misogynes, des néo-vichystes, des populistes chrétiens, des islamophobes, des homophobes, des voilophobes, des najatophobes, des belkaphobes et des pires intégristes  qui soient sur terre. On s’étonne que l’Iran n’ait pas déjà lancé une fatwa et que Kim Jong-Un reste encore calme.


            Avec tous ces périls qui menacent notre nouvelle Jeanne d’Arc progressiste, on en oublierait presque, à force d’entendre parler de bûcher et d’obscurantisme, qu’avant d’entamer une gratifiante carrière de martyr il lui reste d’abord à débuter celle de ministre de l’Education Nationale. Najat Vallaud-Belkacem est désormais le ministre de tutelle d’un million cent soixante-six mille cent trois agents et fonctionnaires employés par l’Education Nationale (en 2013. Source INSEE) : ça fait tout de même beaucoup plus de gens qu’à Civitas. Mais pire encore, Najat Vallaud Belkacem aura affaire à un ennemi plus implacable que tous les réaco-vichysso-facho-populistes assemblés : les parents d’élèves ! Et eux, ils ne rigolent vraiment pas.


Comme Najat Vallaud Belkacem est une ministre moderne, elle possède un compte Twitter et une page Facebook évidemment mais surtout un site personnel portant désormais la griffe de l’Education nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, sur lequel les gens peuvent aussi l’interpeller directement, même quand ils ne sont pas ses amis ou qu’ils sont profs ou parents d’élèves. Que peuvent-ils donc adresser comme messages à une ministre de l’éducation, deux jours après sa nomination, sur son site officiel ? La réponse est assez surprenante et en dit plus long sur internet que sur Najat Vallaud-Belkacem.
Il y d’abord la catégorie des sympas : « je suis ravi et vous félicite de votre accession à ce poste qui révèlera encore mieux votre professionnalisme et votre engagement pour la France », « vous êtes un exemple de réussite et vous incarnez les valeurs d’égalité pour lesquelles l’école se bat au quotidien », « je suis admiratif de votre énergie et de votre parcours que je viens de survoler également sur wikipedia », « Pour moi, jusqu’à maintenant, vous avez fait du bon boulot et je vous souhaite de continuer dans ce ministère très difficile ». A certains moments, le ton est plus franchement cordial : « félicitations Najat », « bon courage à toi, Najat », laissons tomber le protocole et toutes ces conventions sociales pesantes, on est dans le vivre-ensemble et la modernité après tout ! Quelques-uns des messages adressés à notre nouvelle ministre de l’éducation portent même la mention « envoyé de mon i-phone », c’est tellement 2.0…La jolie Najat ramasse même deux numéros de téléphone que la décence empêchera de reproduire ici : l’un pour lui signaler une « affaire de prostitution entre Strasbourg Saint-denis et Château d’eau à Paris 10 ème arr. » (une révélation incroyable, on attend que NVB soit nommée ministre de l’Intérieur pour diligenter une enquête) et l’autre pour lui rappeler ses responsabilités en tant que ministre : « bonjour.je vous mets au defi de me contacter par tel 06, j’ecris ca car je trouve pitoyable qu’une personne representant l’etat ayant un compte twitter ne reponde a aucuns tweets ». Non mais c’est vrai aussi, ils font quoi les chargés de com’ là ? C’est fin août les gars, va falloir se réveiller un peu, lundi c’est la rentrée ! Alors on range la crème à bronzer, on bouge ses fesses de sa serviette de bain et on se met un peu au turbin SVP…Certains interlocuteurs font aussi preuve d’un peu plus de perfidie, comme cette dame qui donne à NVB du « Madame la ministre » en ajoutant « (pour combien de temps?) »,  tandis que d’autres abordent directement les questions qui fâchent avec un ton parfois assez pressant : « bonjour madame la ministre le rhyme scolaire de mr hamon est zéro pourriez-vous faire quekque chose merci ».
D’autres demandes sont plus étonnantes. Un internaute l’interpelle ainsi avec véhémence : « Qu’avez-vous fait pour défendre les Chrétiens d’Orient actuellement martyrisés, assassinés, et expulsés par la force de leur pays ? » C’est vrai qu’en tant qu’ancienne ministre des Droits des Femmes et nouvelle ministre de l’Education Nationale, on se demandait aussi un peu ce qu’elle attendait pour ordonner l’intervention de l’armée française en Irak aux côtés des Etats-Unis. « Que veut dire votre silence sur ce sujet ? », poursuit son accusateur. Peut-être est-ce le signe que Najat Vallaud-Belkacem est en réalité un haut responsable de l’Etat Islamique en Irak et au Levant et qu’elle aurait habilement dissimulé sa barbiche dans une prothèse en latex imitant à la perfection un petit menton pointu mais nous mettrons cette information au conditionnel jusqu’à la prochaine vidéo d’Alain Soral…
Le plus surprenant reste tout de même ce dernier message qui annonce de façon très mystérieuse :

«  [Procès Verbal] : Litige Majeur suite à conflit d’intérêts

Salutations,

L’Espace social public est un lieu où la revendication ostentatoire doit être effacée.
Malheureusement, ce principe n’est pas respecté. 
La pratique de l’ésotérisme Kardéciste et de l’anthroposophie Rosicrucianiste, est source de problèmes permanents, qui impactent la région et le territoire. »


Il y a des moments où les gens sont tout de même bizarres…Mais bon puisque c’est encore un coup des francs-maçons, on s’étonne moins de voir le reste de la missive électronique prendre un ton mystique, un peu comme si Zarathoustra s’était égaré sur jeuxvidéos.com :

L’afflux régulier de personnes revendicatrices d’états d’âmes, est source de problèmes existentiels pour la population locale.
La gène ambiante attaque le bien-être des particuliers, et les mène à des troubles dans leur vie intérieure.
Le ressenti casse les motivations, et nivèle petit à petit, l’ensemble de l’Espace social vers le bas.
L’Importance économique de la région mènera à une régularisation sociale, à travers l’affirmation de l’État dans la séparation stricte du superflu. Pour l’application formelle de la nécessité, jusqu’à étiolement des mauvais principes véhiculés.

Cordialement,


Elle a quand même de la chance d’être ministre de l’Education Nationale, Najat Vallaud-Belkacem. Après avoir eu affaire aux réaco-vichyssois, la voilà désormais aux prises avec les forces mondiales du mal rosicrucianno-kardécistes et chargée de lutter contre la gène ambiante pour restaurer l’Espace public et social. C’est tout de même un peu plus excitant que de se faire alpaguer sur Twitter par Nadine Morano. En plus de faire du genre au ministère, elle pourrait appeler les frères Bogdanov comme conseillers à l’Elysée et faire équipe avec le Mandarom pour lutter contre la vermine interstellaire crypto-fasciste qui menace la paix et l’harmonie sur terre. Entre l’ABCD de l’égalité, les questions de genre et les rosicrucianokardécistes, le ministère de l’Education Nationale, ça va devenir la quatrième dimension ! J’ai vraiment hâte de voir ça, vive la rentrée !

Article publié sur Causeur.fr

mardi 26 août 2014

Zéro de conduite


Le bras de fer entre l’exécutif et les ministres rebelles aura eu des conséquences inédites : Benoit Hamon devient ainsi le premier ministre de l’éducation nationale qui se voit privé de rentrée des classes. La présidence Hollande envoie bien des signes de fébrilité depuis l’élection de 2012 mais on conviendra quand même qu’un ministre de l’éducation qui prend la tangente et fait l’école buissonnière à cinq jours de la rentrée, ça ne fait pas très sérieux. Même les syndicats semblent un peu désorientés : "Les choses commençaient à cette rentrée. On n'a pas eu le temps d'avoir sa philosophie sur le rôle de l'école », se désole presque Bernadette Groison, secrétaire générale de la FSU. Il faut dire qu’en cinq petits mois de présence, Benoit Hamon aura tout juste eu le temps de reprendre le cafouillage sur les rythmes scolaire là où Vincent Peillon l’avait abandonné, de retarder une éventuelle refonte des programmes, de retarder la pré-rentrée qui avait été avancée, de ranger au placard l’ABCD de l’égalité et de lancer en l’air l’idée de faire disparaître les notes à l’école. Finalement, ce ne sont pas les notes qui ont disparu, c’est le ministre. Si on se laissait tenter par l’humour de potache, on pourrait plagier Brice de Nice : Benoit, t’es comme le H de Hamon, tu sers à rien !
Cela dit, le gouvernement de Valls I n’a, dans son ensemble, pas non plus servi à grand chose. Manuel Valls voulait un « gouvernement de combat », il l’a eu : tout le monde s’est castagné dans tous les sens et l’empoignade se termine par au moins trois sorties de terrain : Montebourg est invité à aller redresser le redressement ailleurs, Filippetti se fend, pour annoncer son départ, d’une lettre ouverte qui fait à l’avance frémir les puristes de l’orthographe et Benoit Hamon pourra se consoler en devenant délégué des parents d’élèves à la prochaine rentrée. C’est qu’il n’est pas commode Manuel, le nouveau CPE ! Et comme il a viré tout le monde, à lui maintenant de composer une nouvelle dream team qui ne se montre pas aussi embarrassante que la précédente. Lourde responsabilité ! Notre cher président l’a doucereusement prévenu, il faudra cette fois composer « une équipe en cohérence avec les orientations qu'il a lui-même définies pour notre pays ». Voilà qui n’est pas évident mais on pourrait suggérer à Manuel Valls la composition suivante, afin d’éviter tout risque de nouvelle implosion la veille de la rentrée, ce qui ferait vraiment désordre :

Premier ministre : Manuel Valls

Ministre des affaires étrangères : Leonarda

Ministre de l’écologie et du développement durable : Bob l’éponge
Ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche : Nabila

Garde des sceaux et ministre de la justice : Jérôme Cahuzac

Ministre des finances et des comptes publics : Manuel Valls

Ministre de l’économie,  du redressement productif et du numérique : Pierre Gattaz

Ministre des affaires sociales et de la santé : Dany Boon

Ministre du travail, de l’emploi et du dialogue social : Didier Deschamps

Ministre de la défense : Yannick Noah

Ministre de l’intérieur : Manuel Valls

Ministre des droits des femmes, de la ville, de la jeunesse et des sports : Najat Vallaud-Belkacem

Ministre de la décentralisation et de la fonction publique : Manuel Valls

Ministre de la culture et de la communication : Manuel Valls

Ministre de l’agriculture, de l’agro-alimentaire et de la forêt, porte-parole du gouvernement : Manuel Valls

Ministre des logements et de l’égalité des territoires : Manuel Valls

Ministre des outre-mer : Manuel Valls



Il sera ainsi plus facile de former un gouvernement qui soit en cohérence avec les orientations qu’il a lui-même définies pour notre pays. 

Plus qu’à trouver les orientations.


Egalement publié sur Causeur.fr

dimanche 24 août 2014

La nuit immobile




Et puis un beau jour
plus rien
que le corps solitaire
comme l'étoile
au beau milieu de la nuit

immobile.

dimanche 17 août 2014

Une semaine sur Canal+


         La France, dit-on, est animée par la passion de l’égalité. Si l’on en croit Barbey d’Aurevilly, qui ne fut pas le plus mauvais juge en la matière, elle serait plutôt vouée à la passion de la médiocrité : « En France, l’originalité n’a point de patrie ; on lui interdit le feu et l’eau ; on la hait comme une distinction nobiliaire. Elle soulève les gens médiocres, toujours prêts, contre ceux qui sont autrement qu’eux, à une de ces morsures de gencives qui ne déchirent pas mais qui salissent. Etre comme tout le monde est le principe équivalent, pour les hommes, au principe dont on bourre la tête des jeunes filles : « Sois considérée, il le faut ».» (J. Barbey d’Aurevilly. Du dandysme et de G. Brummel) Avec le beau Brummel, Barbey traçait en 1845 le portrait d’un type humain appelé à faire fortune dans ce que l’on mettrait encore une petite centaine d’années à appeler la « société du spectacle », celui dont la réputation et la notoriété ne sont fondées sur rien d’autre que la réputation et la notoriété – aujourd’hui appelé célébrité ou people. Brummel a fait cependant franchir à notre civilisation une étape peut-être plus déterminante que l’exploration de la lune en imposant à la mode masculine le nœud de cravate et le costume trois pièces. On peut juger que la décadence de l’Occident commence après sa mort, en 1840, l’année où Tocqueville, qui publie le deuxième tome de la Démocratie en Amérique, observe tristement que les régimes démocratiques modernes sont condamnés à exalter la médiocrité. Il n’avait encore rien vu : il n’avait ni la télévision, ni Canal+. 
 
Lancée le dimanche 4 novembre 1984 à 8h, la petite chaîne à péage est devenue trente ans plus tard une référence en terme de dandysme subversif et de bien-penser, on ne dira pas forcément « de bon goût ». Canal+, pure création mitterrandienne, avait vocation à devenir une chaîne culturelle incarnant l’esprit nouveau d’une gauche moderne, sortie des piquets de grève, des galettes-saucisses et de l’ouvriérisme, alors que les promesses du gouvernement Mauroy étaient sacrifiées sur l’autel du réalisme économique. André Rousselet, ancien chef de cabinet du président de la république et grand argentier des campagnes présidentielles depuis 1965, Léo Scheer, Pierre Lescure et Alain De Greef, eurent la difficile mission de concevoir une grille de programme permettant à la petite chaîne de se faire une place dans un paysage audiovisuel qui se privatisait à toute vitesse. Le pari fut réussi. La deuxième moitié des années 80 reste définitivement marquée par les pitreries de De Caunes, les provocations des Nuls et la satire acerbe des Guignols de l’info. Ce fut le triomphe de « l’esprit Canal » avec, en arrière-plan, l’avancée à grands pas vers l’Europe fédérale et le lent et discret pourrissement du système Mitterrand, puis de la Chiraquie.
Mais « rien n’échoue comme le succès », écrit le grand Chesterton. À mesure que les nouvelles vitrines de « l’esprit canal », Grand et Petit Journal, s’imposaient, en clair, comme les nouvelles grand-messes de l’européisme multikulti, ce discours se cryptait dans l’esprit des Français. Les élections européennes du mois dernier n'ont pas démenti cette tendance : abstention record, montée des extrêmes. La faute à qui ? Un peu au Grand journal pourrait-on répondre – avec un brin d’exagération, mais non sans arguments. Après tout, c’est presque un lieu commun d’affirmer que l’émission-phare de Canal a été, notamment grâce aux Guignols, l’un des ferments les plus actifs de la dégradation de la politique en spectacle. 




 
Pour tenter de comprendre le pouvoir de cet « esprit Canal », qui est à l’impertinence ce que le Paris des derniers Woody Allen est à notre capitale – un avatar d’opérette –, je me suis infligé une semaine de canalothérapie intensive. J'en espérais peut-être secrètement une sorte d'opération miraculeuse, comme dans l’hilarant Tout le monde dit I love you, où l’unique Républicain d’une famille de gauche sous tous rapports revient à la raison quand on opère sa tumeur au cerveau. Reste que Woody Allen, même dans ses plus mauvais films, a pour lui le brio des dialogues et l’intelligence de la mise en scène. Sur les plateaux de Canal+, les blagues de potaches et l’enfonçage de portes ouvertes impriment un rythme poussif au rendez-vous quotidiens de la rebellitude, que sont le Grand et le Petit Journal, dont les éditions se révèlent parfois aussi palpitantes qu'un épisode de Derrick. Autant dire qu’une immersion complète dans « l'esprit Canal » requiert quelques précautions. Ne vous embarquez pas dans une semaine de Petit Journal sans vous assurer du soutien de vos proches et disposer d’une bonne provision de bières au frigo. 
 
Preuve que je ne suis pas complètement incurable, ni hermétique à un traitement de choc : tout ne m’a pas semblé inintéressant dans le Petit Journal, qui a même été vaguement sulfureux jusqu’à ce qu’il soit admis à voler de ses propres ailes. Car depuis qu’il occupe sa propre « case » (mais sur quel échiquier ?), est à peine un peu plus trash que son grand frère mais tout aussi téléphoné. L'impression tenace que tout est mis sur le même plan et traité avec le même cynisme ricaneur par Yann Barthes et son équipe finit par plonger le téléspectateur dans une sorte d'hébétude morose parfois rompue par quelques rictus fatigués. Passant de l'adoption de la Charia dans le sultanat de Bruneï, traitée sous la forme de séquences de cinq minutes hésitant entre le film de vacances et l’investigation superficielle, au déplacement de François Hollande en Asie centrale – où l'on apprend que le président aime les gâteaux et ne sait pas se servir correctement d'un arrosoir -, le Petit Journal délivre un bloc de vingt-cinq minutes d'infotainment, lardé de sketchs rarement drôles mais parfumés au prêt-à-penser du moment, le tout ayant la consistance d’une salade niçoise de bar TGV. David Douillet est mal coiffé, Gilbert Collard est sexiste car il dit « Madame LE Ministre », Elkabbach martyrise ces invités, Didier Deschamps est mal à l'aise sur un plateau de télévision et Nicole Kidman donne la même interview 'exclusive' à BFMTV, I-Télé, France 2 et TF1 sont les différentes révélations médiatiques dont j'ai fait l'expérience grâce au Petit Journal. Pour emballer ses cours de morale aussi subtils que ceux dispensés par les bons pères du temps où le Tour de France de deux enfants était un best-seller, Yann Barthes s’agite, fait des grimaces et ponctue ses propos d’onomatopées récurrentes. Au final, le propos, le phrasé, la mise en scène fleurent à la fois le jeunisme et la naphtaline. C'est un peu comme zapper entre La Septième Compagnie et un sketch de Kev Adams en écoutant du Daft Punk. Ca fait mal au crâne au bout d'un moment. 
 
Avec le Grand Journal, ce dispositif qui parvient à faire passer l’esprit de sérieux pour de l’humour et le conformisme pour de l’audace est érigé en art. Conjuguant la fabrique et la chronique de l’air du temps, le Grand Journal se doit de traiter de sujets de société d’importance, comme les élections européennes et le concours de l’Eurovision, qui peuvent contribuer à la rééducation des Français. 
 
Autant le dire, si le visionnage du Petit Journal réclame une certaine patience, il faut de l’abnégation et un certain stoïcisme pour s’infliger toute une édition du Grand Journal. Il y a des années, mon prof d’histoire avait emmené notre classe de Terminale assister à une mise en boîte de Nulle Part Ailleurs. José Garcia, que personne ne connaissait à l’époque, jouait le chauffeur de salle ; Jérôme Bonaldi faisait les cent pas en coulisse, survolté, en attendant de présenter une nouvelle invention susceptible de détruire le plateau de télévision que De Caunes s’employait déjà à ravager en débarquant, habillé en esquimau et en balançant des morceaux de plastique visqueux sur le public qu’il invitait à se délecter de « foie de phoque bien frais ». C’était loufoque et complètement débile mais c'était assez drôle, surtout pour des lycéens. Le De Caunes que j’ai retrouvé dans le Grand Journal ces jours-ci a toujours l’air bien sympathique mais paraît complètement sinistre en comparaison des années de gloire. Revoir l'ex-comparse de Philippe Gildas enchaînant des blagues sur un plateau fait penser à l’expérience macabre du « bal des têtes », dans A la recherche du temps perdu, quand le narrateur retrouve, vingt ans après, les mondains qui peuplaient les salons de sa jeunesse. 




 
Ici, cependant, la loupe proustienne révèle moins l’œuvre du temps que les ravages du politiquement correct – encouragés par les communicants soucieux de ne point déplaire aux « décideurs ». En vingt ans, tout est devenu plus compassé, plus calibré, plus fade et plus insipide : de l’impertinence millimétrée. Le non-sens n’a plus droit de cité, pas plus que la folie douce qui teintait autrefois le fameux « esprit canal », réduit à un mélange indigeste de pseudo-subversion – c’est-à-dire du conformisme le plus plat – et de franche bêtise. 
 
On se gargarise de tolérance, de progressisme ou de féminisme, on condamne à tour de bras les discriminations mais quand la première femme entraînant, en France, une équipe de foot de division nationale est invitée, une chroniqueuse inspirée lui demande si elle est autorisée à aller voir sous les douches, suscitant l’hilarité générale, dans une folle ambiance de corps de garde pas très genre-friendly. On se rattrape bien sûr en faisant remarquer avec réprobation que le féminin d’ « entraîneur », c’est « entraîneuse ». « Vous voyez la misogynie de la langue française ! », s’empresse de conclure Augustin Trapenard qui semble avoir pour mission de napper tous les échanges d’une bonne couche de moraline. À ce pesant carcan idéologique, que brise parfois le choix surprenant des invités, comme le jour où Finkielkraut a été accueilli en star pour célébrer son élection à l’Académie française, s'ajoute à la volonté de maîtriser le moindre dérapage pour faire du Grand Journal un rendez-vous cathodique aussi folichon et inattendu qu'une émission de Michel Drucker. Même les Guignols de l'Info ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. Quand ils ne font pas dans le tir sur ambulance, avec un DSK en satrape du X, ils brodent une série de blagues vaseuses à partir des ouvriers turcs victimes d'une explosion meurtrière et concluent par un charmant : « on s'en fout on est à Cannes ! ». Pas question, en revanche, de vanner Conchita Wurtz. On est cool sur Canal, on peut rire de tout. L’important, c’est de savoir de qui on n’a pas le droit de se moquer. 

 
   Juste avant les élections européennes, Canal+ s'est lancé dans une grande opération de pédagogie à destination des électeurs. On imagine mal ceux du Front National représenter le cœur de cible de Barthes ou De Caunes et l'on a du mal à comprendre que les animateurs du Grand et du Petit Journal jouent à ce point les effarouchées et les candides quant au résultats du FN aux européennes. Qu'importe ! Pour conjurer le mauvais sort, il suffit de répéter que le bien est de son côté. On martèle donc, sur Canal, la bonne leçon européenne. On brocarde De Villiers qui ose dire qu'un parlementaire européen ne sert pas à grand-chose. On se moque du Front National qui se serait doté de son propre réseau social avec un bouton « Je hais » pour remplacer le « like » de Facebook. On fait de Conchita Wurtz le nouveau symbole d'une Europe démocratique et tolérante, la créditant du mérite d'avoir initié « un nouveau débat sur l'Europe et l'homosexualité » (Augustin Trapenard). On en rajoute enfin toujours plus dans le catastrophisme à propos des élections à venir : « c'est l'Europe ou le chaos », énonce gravement Apathie sur un plateau tétanisé par l'horreur, soudain entrevue : l'Europe livrée au « populisme », « le nouveau nom tellement sympa de l'extrême-droite », nasille un commentateur ironique, voire l'Europe livrée à Christine Boutin, dont on raille le « malaise » face à Conchita Wurtz. En conclusion, De Caunes lance une dernière recommandation et futurs électeurs : « Faites un peu plus de ça (signe de la barbe conchitienne), et un peu moins de ça (moustache hitlérienne). » 
 
En dépit de toutes ces bonnes recommandations citoyennes, les fiers représentants de l'esprit Canal d'aujourd'hui sont un peu comme la plupart des médiatiques défenseurs de l'Europe : passé la courageuse dénonciation du « fascisme rampant » et autres serpents de mer et bête immonde, l'Europe, ça leur passe quand même un peu au-dessus de la tête. On veut bien être pédagogues sur Canal mais pas question de se prendre la tête. Ainsi, quand, invité sur le plateau du Grand Journal, François Bayrou est sommé de répondre du désamour des électeurs pour l’Europe, on lui signifie bien vite que ses arguments en faveur de l’Europe ne passionne au fond pas grand-monde et que ce qui intéresse les chroniqueurs et présentateurs de Canal est plus croustillant : ragot, rumeurs et chatouilleries strictement franco-françaises avec toujours un peu de pathos et de bons sentiments à la fin. 
 
Rapidement désarçonné par un De Caunes qui ne cesse de l’interrompre pour lui demander à brûle-pourpoint si François Hollande est un bon président ou pour placer des petites blagues, Bayrou finit par abandonner : « Vous voyez, conclut-il, visiblement dépité, vous contribuez aussi à ce que tout le monde s’en foute de l’Europe ! » On se récrie en rigolant et on passe à des choses plus importantes : les Twin-Twin, le groupe français qui a terminé dernier à l’Eurovision, aussi lisses et transparents qu’une baie vitrée, moins inventifs musicalement que Patrick Sébastien dans ses plus belles heures, arrivent sur le plateau à poil, le pénis caché par une chaussette, comme les Red Hot Chili Peppers à l’époque de leur Abbey Road E.P., sorti…en 1988… La provoc’ à la Canal, aujourd'hui, c'est du millésimé… Se tournant vers François Bayrou, Augustin Trapenard lui pose alors la question fatidique, la seule question qui vaille : « François Bayrou, on est entre nous, vous allez nous dire, vous avez évidemment voté pour Conchita Wurtz ? » Il est temps d'éteindre la télé. Ma semaine Canal+ est terminée.

Texte publié dans le magasine Causeur de juin 2014


jeudi 7 août 2014

Binic folk blues festival 2014

        
Le festival de Binic est toujours aussi unique. Arrivé le vendredi 1er août sous les rayons du soleil, on commence par ingurgiter quelques bières (4 euros la pinte de coreff !) à l’une des buvettes situées aux abords des scènes-chapiteaux. Le ciel se charge déjà des embruns électriques et l’air des vibrations rock’n roll qui vont nous accompagner pendant trois nuits. Comme l’an passé, les rues se remplissent d’une petite foule bigarrée où l’on croise des touristes en goguette, des personnalités locales et, bien sûr, en plus grand nombre, des silhouettes sombres et tatouées. N’oublions pas que le rock vient des profondeurs du blues/folk et rejaillit sur l’âme de ceux qui en ont fait une dévotion, un style de vie.

         Une fois encore, il faut rappeler cette spécificité, presqu’une incongruité aujourd’hui : le festival est entièrement gratuit. Et cela change beaucoup de choses ! Le public n’est pas parqué dans des espaces clos et peut déambuler en toute liberté : entre les trois scènes, sur les bords de plages, du côté du port, s’arrêtant ici et là au gré des buvettes. Il n’est soumis à aucun contrôle tandis que les hommes de sécurité (tous en civils) sont d’une très grande discrétion. Bref, nous vivons joyeusement dans une douce anarchie, une TAZ dirait Hakim Bey, où la seule loi est celle des accords de guitare. 

C’est d’ailleurs sur le plan musical que cette gratuité est la plus remarquable. Pas vraiment de têtes d’affiche et encore moins de caprices de stars, les artistes se situent à hauteur de public, prenant visiblement un plaisir fou à venir signer leurs disques et à trinquer avec les fans une fois les concerts terminés. Ajoutons que la majorité des groupes jouent deux voire trois fois dans le week-end et passent donc leur journée dans la ville, comme tout un chacun. Sur ce point, on peut également saluer l’association organisatrice, la Nef des Fous, qui parvient à boucler le budget grâce à la vente des boissons, sandwiches et autres t-shirts et disques, sans compter qu’elle fait venir des groupes, dont le talent est indéniable, qui acceptent de baisser leurs cachets pour l’occasion.

On l’aura compris, le rock’n roll n’est pas un spectacle mais un art de vivre ; il mérite les sacrifices qu’il nous retourne en offrandes. Je le dis d’autant plus facilement que je ne suis pas un rocker, bien malgré moi, davantage habitué aux sonorités sombres et répétitives d’autres musiques – il faut le dire moins vibrantes et vivantes. Enfin, passons aux choses sérieuses, la programmation : 28 groupes pour 50 concerts ! Là aussi, j’avoue que je ne connaissais rien mis à part une collaboration de Reverend Beat-Man avec the Church of Herpes (rockabilly version industrial).

Les concerts commencent à partir de 15/16 heures au retour de la plage avec, en règle générale, des choses blues et folk complètement habitées comme le local de l’étape, Dirty Deep, la charmante Heidi Alexander ou la planante Lilith Lane. Histoire de s’échauffer avant que le rock caverneux de Humingbird et Destination lovely, la country déjantée de Dinosaur Truckers ou diabolique de Bob Wayne entrent en scène. Si on ne peut pas citer tous les groupes, certains ont quand même mis une belle pagaille comme les italiens de Go!Zilla ou les cousins de Louisiane, les Chicken Snake.

Pour notre part, et en toute subjectivité, nous retiendrons trois groupes en particulier. The UV Race, cet improbable croisement entre Art Brut et The Fall, qui nous envoie une espèce de rock hooligan avec des paroles crues et un chanteur obèse. Un festival de mauvais goût qui vous entraîne dans des déhanchés sans queue ni tête, des pogos à toute allure, le tout bon enfant et fuck off à la fois.



Viennent ensuite le Reverend Beat-Man and sister Nicole Izobel Garcia pour une pure cérémonie de blues trash. Pour les amateurs, le révérend d’origine suisse est le furieux des Monsters qui rappelle à tous les évangélistes creux que, lui, en guise de Dieu il s’est coltiné le diable. Accompagné d’une Sœur toute en gravité qui, en l’espace de deux chansons, nous plonge dans les ambiances de western spaghetti, sauce mexicaine et influence Sergio Leone. La cérémonie est diablement efficace avec un Beat-Man rigolard qui a le bon goût de faire chanter un de ses hymnes brûlants par un enfant de chœur, sans compter la parodie de mariage. Bref, un grand moment !




Enfin, le plus inattendu, The Luxurious Faux Furs tout droit venu de New York pour un rock à la fois sauvage et classieux dans la lignée des Cramps. Une batteuse minimale aux mimiques improbables et aux traits de Lydia Lunch accompagne un guitariste longiligne et dandy pour une heure de pur rock’n roll. A goûter sans modération. Seul petit regret : le groupe n’a été programmé qu’en fin de journée (17h et 19h) alors que leur musique respirait la nuit, néons rouges et lunettes noires.



Du côté des déceptions, on dira juste pour pinailler que les beat box de Cheveu et de Mister Quintron et Miss Pussycat étaient sûrement très efficaces mais quand même un peu « bourrines ». Bon, on a quand même dansé et bu jusqu’au bout des étoiles. Puis, on est tombé, par terre, un sourire au coin des lèvres.



lundi 4 août 2014

La rébellion, une affaire qui marche.

       Comment faire quand on est un jeune auteur à la mode qui surfe sur les thèmes en vogue et que l'on veut acquérir un peu plus de consistance, afin de s'assurer une date de péremption un peu plus tardive que le dernier vainqueur de The Voice ou n'importe quel autre produit médiatique ?

Les choix sont multiples. Vous pouvez écrire un deuxième roman qui démontrera par sa qualité, sa maîtrise stylistique et la profondeur du propos que la littérature peut compter sur vous, voire vous introduire tout de suite au panthéon des Grands. Le problème est que votre talent risque dans bien des cas de n'être reconnu qu'après votre mort. Du coup, pour les parties fines avec des dizaines de top models dans des lofts extravagants et les flots de cocaïne sur la Riviera faudra repasser. Il faut bien reconnaître qu'à ce compte-là les rock stars, les vedettes de cinéma et les hommes politiques sont bien mieux lotis. Mais pas question de tenter The Voice si vous chantez comme une porte de Simca 1000 ou d'aller faire le tour des maisons de retraite de la Sarthe pour vous faire élire député-maire, il vous faut des résultats rapides.
Dans ce cas, il est aussi possible de devenir sataniste et de commettre un massacre de masse comme Charles Manson par exemple. Sur le plan médiatique, c'est un contrat gagnant-gagnant mais cela implique de passer le reste de ses jours en prison. Et, là encore pour les orgies dans les garçonnières high tech des métropoles mondialisées et les teufs de malade sur le yacht de Bolloré faudra repasser. Il ne faut cependant pas désespérer, car ce serait faire trop peu de cas des plans de carrière fantastiques offerts aux jeunes créatifs dotés de deux doigt de jugeote. C'est ce que démontrent avec brio Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie.



Edouard Louis est ce « jeune écrivain de 21 ans » qui a bouleversé la dernière rentrée littéraire avec son roman En finir avec Eddy Belle Gueule dans lequel il raconte son enfance et son adolescence martyre, la découverte de son homosexualité dans un milieu ouvrier étroit d'esprit, moche et méchant. Eddy Belle Gueule a souffert, il a connu les moqueries, les brimades, dans sa famille ou au collège. Du coup il s'est découvert non seulement homosexuel mais bourdieusien : les pauvres c'est programmé pour enfanter des cons d'ouvriers et des imbéciles de caissières et quand on n'est pas un imbécile et qu'on veut voir autre chose dans sa vie qu'un tapis de supermarché ou de chaîne de montage, il vaut mieux fuir et écrire un livre talentueux qui assassine les parents indignes et les villageois infâmes auprès desquels on a grandi, ce qui ravira les éditeurs parisiens. Salauds de pauvres. Si les intéressés ont l'audace de se manifester pour protester et faire valoir que le trait a été un peu forcé, on se défend en disant qu'il s'agit de la liberté du romancier et que toutes les critiques adressées à ce coming out poético-bourdivin sont réactionnaires. Autofiction, ton univers impitoyable.



Geoffroy de Lagasnerie a un patronyme qui sonne comme une ascension balzacienne. Il voit chez Foucault un penseur des aspects émancipateurs du néo-libéralisme. Il est philosophe et journaliste, il n'a pas de fiche wikipédia comme Edouard Louis, mais il aimerait bien être aussi connu quand Edouard Louis souhaiterait le rester. L'association de ces deux-là est une affaire qui roule, et la raison sociale de l'entreprise était toute trouvée : la rebellitude est un produit toujours vendeur. Ne restait à trouver que l'occasion de se lancer sur le marché néanmoins un peu surencombré de l'impertinence et de la révolte labellisées.

Le 29 juillet, Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie ont donc publié sur internet un appel à boycotter les « Rendez-vous de l'histoire » qui auront lieu à Blois entre le 9 et le 12 octobre et proposeront comme thème d'étude : « Les Rebelles ». Dans un appel vibrant, publié sous le titre « Célébrer les rebelles ou promouvoir la réaction ? », l'écrivain en vogue et le philosophe en devenir s'insurgent :

C’est donc avec stupéfaction et même un certain dégoût que nous avons appris que Marcel Gauchet avait été invité à en prononcer la conférence inaugurale. Comment accepter que Marcel Gauchet inaugure un événement sur la rébellion ? Contre quoi Gauchet s’est-il rebellé dans sa vie si ce n’est contre les grèves de 1995, contre les mouvements sociaux, contre le PaCS, contre le mariage pour tous, contre l’homoparenté, contre les mouvements féministes, contre Bourdieu,  Foucault et la « pensée 68 », contre les revendications démocratiques ?1



Qu'a fait Marcel Gauchet, philosophe et historien français (né en 1946), co-fondateur avec Pierre Nora de la revue Le Débat, pour mériter cela ? Peut-être Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie ont-ils trouvé que Blois est un peu sinistre en octobre. Ils ont plus sûrement flairé la bonne combine. Cela fait en effet un moment que Marcel Gauchet est identifié par l'intelligentsia comme un ennemi du progrès. En 2002, il était déjà fiché par Daniel Lindenberg comme « nouveau réactionnaire ». En 2008, il apparaît encore comme l'une des principales cibles de La pensée anti-68 de Serge Audier, qui est une sorte de réédition du bouquin de Lindenberg avec un nouveau titre. Et puis bien sûr, Gauchet est coupable du crime de lèse-majesté suprême, se permettant de critiquer l'héritage de Foucault et de Bourdieu, les deux divinités post-universitaires de l'ère post-moderne. Avec lui c'est le coup gagnant assuré et bien d'autres l'ont réalisé avant Edouard Louis ou Geoffroy de Lagasnerie. Vous choisissez une personnalité un peu sulfureuse (ou seulement un peu soupçonnable d'anti-progressisme, pas besoin de se casser la tête) dans le paysage intellectuel, vous lui opposez la pureté, la fougue et la spontanéité rafraîchissante de jeunes représentants de la nouvelle génération de défenseurs de l'humanisme, de la tolérance, de la générosité (...etc...etc...etc) et vous lancez la polémique sur n'importe quel sujet anodin en rappelant éventuellement le passé trouble de la personnalité incriminée (dans le cas de Marcel Gauchet, les grèves de 1995, vous pouvez ajouter au hasard le Pacs, l'homoparentalité, tout ce que vous voulez, de toute façon personne n'ira vérifier). Avec de la chance, Libération (ou le Monde, c'est selon) s'empare de la polémique pour lancer définitivement le feuilleton de l'été. François Bégaudeau avait fait de même avec Finkielkraut, ça avait marché du feu de dieu.2 Il n'y a donc pas de raison que ça ne fonctionne pas ce coup-là avec Gauchet.

On se permettra d'ailleurs de réactualiser un peu à l'occasion la critique adressée par Gauchet, et d'autres avec lui ou après lui, à l'adresse de Bourdieu et de ses disciples. De la même façon que l'on parlait après Marx des « petits-marxistes » qui ont ossifié et érigé en dogme rigide l'analyse du maître, Bourdieu a eu ses disciples fanatiques qui ont imposé aux milieux intellectuels la pensée bourdivine à l'égal des nouveaux Dix Commandements. Si l'on considère que la pensée de Bourdieu est déjà en elle-même figée dans une certaine conception mécaniste de la société que ses innombrables disciples accentuent jusqu'au fanatisme, on comprend mieux pourquoi Gauchet a pu parler de « désastre intellectuel » en qualifiant un héritage qui est devenu une véritable doxa officielle. Depuis la mort du Maître, ses successeurs cultivent avec jalousie le pré-carré mais une nouvelle génération semble sur le point d'émerger, prête non pas seulement à utiliser Saint Bourdieu comme un marchepied institutionnel mais désormais comme un véritable label commercial pour lancer une carrière médiatique. En ce sens, il est très amusant de voir Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie reprocher à Gauchet de n'avoir pas été un « rebelle ». On se demande bien en effet contre quoi ces deux représentants très lisses d'une pensée très autorisée ont bien pu se rebeller eux-mêmes... On ne déniera pas à ces deux talentueux entrepreneurs de la provocation ciblée un certain talent commercial mais de là à se faire décerner comme ils l'entendent la médaille du mérite de la rébelllion, il ne faut pas exagérer.

Et puis d'un point de vue purement commercial, l'entreprise pourrait n'être pas si bonne que cela. Lancer un anathème un 29 juillet, entre les va-et-vient des juilletistes et des aoûtiens et, pire encore, au milieu du fracas des armes au Proche-orient ou à l'est de l'Europe, cela relèverait presque de l'amateurisme. On souhaite toute la réussite possible aux deux ambitieux dans leur entreprise de dénonciation payante mais tout de même, il faut penser à ce genre de chose. Le timing c'est important et, à trop vouloir se précipiter, Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie risquent de rester plantés entre deux pâtés de sable et trois coquillages, leur appel n'allant pas plus haut qu'un cerf-volant sur une plage de la Côte d'Opale. Ils pourront toujours dire que c'est la faute aux champs sociaux et à Marcel Gauchet.




Publié sur Causeur.fr

1 http://edouardlouis.com/2014/07/29/celebrer-les-rebelles-ou-promouvoir-la-reaction-pourquoi-nous-appelons-a-boycotter-les-rendez-vous-de-lhistoire/