La
France, dit-on, est animée par la passion de l’égalité. Si l’on
en croit Barbey d’Aurevilly, qui ne fut pas le plus mauvais juge en
la matière, elle serait plutôt vouée à la passion de la
médiocrité : « En France, l’originalité n’a
point de patrie ; on lui interdit le feu et l’eau ; on la hait
comme une distinction nobiliaire. Elle soulève les gens médiocres,
toujours prêts, contre ceux qui sont autrement qu’eux, à une de
ces morsures de gencives qui ne déchirent pas mais qui salissent.
Etre comme tout le monde est le principe équivalent, pour les
hommes, au principe dont on bourre la tête des jeunes filles :
« Sois considérée, il le faut ».» (J. Barbey
d’Aurevilly. Du dandysme et de G. Brummel) Avec le beau
Brummel, Barbey traçait en 1845 le portrait d’un type
humain appelé à faire fortune dans ce que l’on mettrait encore
une petite centaine d’années à appeler la « société du
spectacle », celui dont la réputation et la notoriété ne
sont fondées sur rien d’autre que la réputation et la notoriété
– aujourd’hui appelé célébrité ou people. Brummel a fait
cependant franchir à notre civilisation une étape peut-être plus
déterminante que l’exploration de la lune en imposant à la mode
masculine le nœud de cravate et le costume trois pièces. On peut
juger que la décadence de l’Occident commence après sa mort, en
1840, l’année où Tocqueville, qui publie le deuxième tome de la
Démocratie en Amérique, observe tristement que les régimes
démocratiques modernes sont condamnés à exalter la médiocrité.
Il n’avait encore rien vu : il n’avait ni la télévision,
ni Canal+.
Lancée
le dimanche 4 novembre 1984 à 8h, la petite chaîne à péage est
devenue trente ans plus tard une référence en terme de dandysme
subversif et de bien-penser, on ne dira pas forcément « de bon
goût ». Canal+, pure création mitterrandienne, avait vocation
à devenir une chaîne culturelle incarnant l’esprit nouveau d’une
gauche moderne, sortie des piquets de grève, des galettes-saucisses
et de l’ouvriérisme, alors que les promesses du gouvernement
Mauroy étaient sacrifiées sur l’autel du réalisme économique.
André Rousselet, ancien chef de cabinet du président de la
république et grand argentier des campagnes présidentielles depuis
1965, Léo Scheer, Pierre Lescure et Alain De Greef, eurent la
difficile mission de concevoir une grille de programme permettant à
la petite chaîne de se faire une place dans un paysage
audiovisuel qui se privatisait à toute vitesse. Le pari fut réussi.
La deuxième moitié des années 80 reste définitivement marquée
par les pitreries de De Caunes, les provocations des Nuls et la
satire acerbe des Guignols de l’info. Ce fut le triomphe de
« l’esprit Canal » avec, en arrière-plan, l’avancée
à grands pas vers l’Europe fédérale et le lent et discret
pourrissement du système Mitterrand, puis de la Chiraquie.
Mais
« rien n’échoue comme le succès », écrit le grand
Chesterton. À mesure que les nouvelles vitrines de « l’esprit
canal », Grand et Petit Journal, s’imposaient,
en clair, comme les nouvelles grand-messes de l’européisme
multikulti, ce discours se cryptait dans l’esprit des
Français. Les élections européennes du mois dernier n'ont pas
démenti cette tendance : abstention record, montée des
extrêmes. La faute à qui ? Un peu au Grand journal
pourrait-on répondre – avec un brin d’exagération, mais non
sans arguments. Après tout, c’est presque un lieu commun
d’affirmer que l’émission-phare de Canal a été, notamment
grâce aux Guignols, l’un des ferments les plus actifs de la
dégradation de la politique en spectacle.
Pour
tenter de comprendre le pouvoir de cet « esprit Canal »,
qui est à l’impertinence ce que le Paris des derniers Woody Allen
est à notre capitale – un avatar d’opérette –, je me suis
infligé une semaine de canalothérapie intensive. J'en espérais
peut-être secrètement une sorte d'opération miraculeuse, comme
dans l’hilarant Tout le monde dit I love you, où l’unique
Républicain d’une famille de gauche sous tous rapports revient à
la raison quand on opère sa tumeur au cerveau. Reste que Woody
Allen, même dans ses plus mauvais films, a pour lui le brio des
dialogues et l’intelligence de la mise en scène. Sur les plateaux
de Canal+, les blagues de potaches et l’enfonçage de portes
ouvertes impriment un rythme poussif au rendez-vous quotidiens de la
rebellitude, que sont le Grand et
le Petit Journal, dont
les éditions se révèlent parfois aussi palpitantes qu'un
épisode de Derrick. Autant dire qu’une immersion complète dans
« l'esprit Canal » requiert quelques précautions. Ne
vous embarquez pas dans une semaine de Petit Journal sans vous
assurer du soutien de vos proches et disposer d’une bonne provision
de bières au frigo.
Preuve
que je ne suis pas complètement incurable, ni hermétique à un
traitement de choc : tout ne m’a pas semblé inintéressant
dans le Petit Journal, qui a même été vaguement
sulfureux jusqu’à ce qu’il soit admis à voler de ses propres
ailes. Car depuis qu’il occupe sa propre « case » (mais
sur quel échiquier ?), est à peine un peu plus trash que son
grand frère mais tout aussi téléphoné. L'impression tenace que
tout est mis sur le même plan et traité avec le même cynisme
ricaneur par Yann Barthes et son équipe finit par plonger le
téléspectateur dans une sorte d'hébétude morose parfois rompue
par quelques rictus fatigués. Passant de l'adoption de la Charia
dans le sultanat de Bruneï, traitée sous la forme de séquences de
cinq minutes hésitant entre le film de vacances et l’investigation
superficielle, au déplacement de François Hollande en Asie centrale
– où l'on apprend que le président aime les gâteaux et ne sait
pas se servir correctement d'un arrosoir -, le Petit Journal
délivre un bloc de vingt-cinq minutes d'infotainment,
lardé de sketchs rarement drôles mais parfumés au prêt-à-penser
du moment, le tout ayant la consistance d’une salade niçoise de
bar TGV. David Douillet est mal coiffé, Gilbert Collard est sexiste
car il dit « Madame LE Ministre », Elkabbach martyrise
ces invités, Didier Deschamps est mal à l'aise sur un plateau de
télévision et Nicole Kidman donne la même interview 'exclusive' à
BFMTV, I-Télé, France 2 et TF1 sont les différentes révélations
médiatiques dont j'ai fait l'expérience grâce au Petit Journal.
Pour emballer ses cours de morale aussi subtils que ceux dispensés
par les bons pères du temps où le Tour de France de deux enfants
était un best-seller, Yann Barthes s’agite, fait des grimaces
et ponctue ses propos d’onomatopées récurrentes. Au final, le
propos, le phrasé, la mise en scène fleurent à la fois le jeunisme
et la naphtaline. C'est un peu comme zapper entre La Septième
Compagnie et un sketch de Kev
Adams en écoutant du Daft Punk. Ca fait mal au crâne au bout d'un
moment.
Avec
le Grand Journal, ce dispositif qui parvient à faire passer
l’esprit de sérieux pour de l’humour et le conformisme pour de
l’audace est érigé en art. Conjuguant la fabrique et la chronique
de l’air du temps, le Grand Journal se doit de
traiter de sujets de société d’importance, comme les élections
européennes et le concours de l’Eurovision, qui peuvent contribuer
à la rééducation des Français.
Autant
le dire, si le visionnage du Petit Journal réclame une
certaine patience, il faut de l’abnégation et un certain stoïcisme
pour s’infliger toute une édition du Grand Journal. Il y a
des années, mon prof d’histoire avait emmené notre classe de
Terminale assister à une mise en boîte de Nulle Part Ailleurs.
José Garcia, que personne ne connaissait à l’époque, jouait le
chauffeur de salle ; Jérôme Bonaldi faisait les cent pas en
coulisse, survolté, en attendant de présenter une nouvelle
invention susceptible de détruire le plateau de télévision que De
Caunes s’employait déjà à ravager en débarquant, habillé en
esquimau et en balançant des morceaux de plastique visqueux sur le
public qu’il invitait à se délecter de « foie de phoque
bien frais ». C’était loufoque et complètement débile mais
c'était assez drôle, surtout pour des lycéens. Le De Caunes que
j’ai retrouvé dans le Grand Journal ces jours-ci a toujours
l’air bien sympathique mais paraît complètement sinistre en
comparaison des années de gloire. Revoir l'ex-comparse de Philippe
Gildas enchaînant des blagues sur un plateau fait penser à
l’expérience macabre du « bal des têtes », dans A
la recherche du temps perdu, quand le narrateur retrouve, vingt
ans après, les mondains qui peuplaient les salons de sa jeunesse.
Ici,
cependant, la loupe proustienne révèle moins l’œuvre du temps
que les ravages du politiquement correct – encouragés par les
communicants soucieux de ne point déplaire aux « décideurs ».
En vingt ans, tout est devenu plus compassé, plus calibré, plus
fade et plus insipide : de l’impertinence millimétrée. Le
non-sens n’a plus droit de cité, pas plus que la folie douce qui
teintait autrefois le fameux « esprit canal », réduit à
un mélange indigeste de pseudo-subversion – c’est-à-dire du
conformisme le plus plat – et de franche bêtise.
On
se gargarise de tolérance, de progressisme ou de féminisme, on
condamne à tour de bras les discriminations mais quand la première
femme entraînant, en France, une équipe de foot de division
nationale est invitée, une chroniqueuse inspirée lui demande si
elle est autorisée à aller voir sous les douches, suscitant
l’hilarité générale, dans une folle ambiance de corps de garde
pas très genre-friendly. On se rattrape bien sûr en faisant
remarquer avec réprobation que le féminin d’ « entraîneur »,
c’est « entraîneuse ». « Vous voyez la misogynie
de la langue française ! », s’empresse de conclure
Augustin Trapenard qui semble avoir pour mission de napper tous les
échanges d’une bonne couche de moraline. À ce pesant carcan
idéologique, que brise parfois le choix surprenant des invités,
comme le jour où Finkielkraut a été accueilli en star pour
célébrer son élection à l’Académie française, s'ajoute à la
volonté de maîtriser le moindre dérapage pour faire du Grand
Journal un rendez-vous cathodique aussi folichon et inattendu
qu'une émission de Michel Drucker. Même les Guignols de l'Info
ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. Quand ils ne font pas dans
le tir sur ambulance, avec un DSK en satrape du X, ils brodent une
série de blagues vaseuses à partir des ouvriers turcs victimes
d'une explosion meurtrière et concluent par un charmant : « on
s'en fout on est à Cannes ! ». Pas question, en revanche,
de vanner Conchita Wurtz. On est cool sur Canal, on peut rire de
tout. L’important, c’est de savoir de qui on n’a pas le droit
de se moquer.
Juste
avant les élections européennes, Canal+ s'est lancé dans une grande
opération de pédagogie à destination des électeurs. On imagine
mal ceux du Front National représenter le cœur de cible de Barthes
ou De Caunes et l'on a du mal à comprendre que les animateurs du
Grand et du Petit
Journal jouent à ce point les
effarouchées et les candides quant au résultats du FN aux
européennes. Qu'importe ! Pour conjurer le mauvais sort, il
suffit de répéter que le bien est de son côté. On martèle donc,
sur Canal, la bonne leçon européenne. On brocarde De Villiers qui
ose dire qu'un parlementaire européen ne sert pas à grand-chose. On
se moque du Front National qui se serait doté de son propre réseau
social avec un bouton « Je hais » pour remplacer le
« like » de Facebook. On fait de Conchita Wurtz le
nouveau symbole d'une Europe démocratique et tolérante, la
créditant du mérite d'avoir initié « un nouveau débat sur
l'Europe et l'homosexualité » (Augustin Trapenard). On en
rajoute enfin toujours plus dans le catastrophisme à propos des
élections à venir : « c'est l'Europe ou le chaos »,
énonce gravement Apathie sur un plateau tétanisé par l'horreur,
soudain entrevue : l'Europe livrée au « populisme »,
« le nouveau nom tellement sympa de l'extrême-droite »,
nasille un commentateur ironique, voire l'Europe livrée à Christine
Boutin, dont on raille le « malaise » face à Conchita
Wurtz. En conclusion, De Caunes lance une dernière recommandation et
futurs électeurs : « Faites un peu plus de ça (signe de
la barbe conchitienne), et un peu moins de ça (moustache
hitlérienne). »
En
dépit de toutes ces bonnes recommandations citoyennes, les fiers
représentants de l'esprit Canal d'aujourd'hui sont un peu comme la
plupart des médiatiques défenseurs de l'Europe : passé la
courageuse dénonciation du « fascisme rampant » et
autres serpents de mer et bête immonde, l'Europe, ça leur passe
quand même un peu au-dessus de la tête. On veut bien être
pédagogues sur Canal mais pas question de se prendre la tête.
Ainsi, quand, invité sur le plateau du Grand Journal,
François Bayrou est sommé de répondre du désamour
des électeurs pour l’Europe, on lui signifie bien vite que ses
arguments en faveur de l’Europe ne passionne au fond pas
grand-monde et que ce qui intéresse les chroniqueurs et
présentateurs de Canal est
plus croustillant : ragot, rumeurs et chatouilleries
strictement franco-françaises avec toujours un peu de pathos et de
bons sentiments à la fin.
Rapidement
désarçonné par un De Caunes qui ne cesse de l’interrompre pour
lui demander à brûle-pourpoint si François Hollande est un bon
président ou pour placer des petites blagues, Bayrou finit
par abandonner : « Vous voyez, conclut-il, visiblement
dépité, vous contribuez aussi à ce que tout le monde s’en foute
de l’Europe ! » On se récrie en rigolant et on passe à
des choses plus importantes : les Twin-Twin, le groupe
français qui a terminé dernier à l’Eurovision, aussi lisses et
transparents qu’une baie vitrée, moins inventifs musicalement que
Patrick Sébastien dans ses plus belles heures, arrivent sur le
plateau à poil, le pénis caché par une chaussette, comme les Red
Hot Chili Peppers à l’époque de leur Abbey Road E.P.,
sorti…en 1988… La provoc’ à la Canal, aujourd'hui, c'est du
millésimé… Se tournant vers François Bayrou, Augustin Trapenard
lui pose alors la question fatidique, la seule question qui vaille :
« François Bayrou, on est entre nous, vous allez nous dire,
vous avez évidemment voté pour Conchita Wurtz ? »
Il est temps d'éteindre la télé. Ma semaine Canal+ est terminée.
Texte publié dans le magasine Causeur de juin 2014
Canal+ c'est dépassé, faites comme moi, lisez Closer Mag http://www.closermag.fr/tele/news-tele/vladimir-poutine-contrarie-par-la-victoire-de-conchita-wurst-il-aurait-deja-378310
RépondreSupprimerExcellente trouvaille votre " zapper entre La Septième Compagnie et un sketch de Kev Adams en écoutant du Daft Punk" je suis d'accord, autrement dit une grossièreté impénitente, un gougnafier auto-satisfait sur une cosmétique branchouille. C+ je ne m'y attarde plus tant j'ai fait le tour de mes rages. Mais quelqu'un devait témoigner pour les générations futures! La jeunesse actuelle ne les regardant même plus je pense! N'en pouvant plus de ce spectacle dégueulasse et torve! Merci aussi pour l'image de la roue de fortune avec Debord. Une perle!
RépondreSupprimerSalut le Nantois! Ben oui en effet, quitte à se faire du mal, autant lire Closer. Ca peut servir à allumer le barbecue en plus pendant que la télé sert de desserte pour poser les grillades.
RépondreSupprimerIls doivent être contents à canardplug, ils ont eu un spectateur pendant une semaine !
RépondreSupprimerContents je ne sais pas. Ca fait des années qu'ils ne parlent qu'à eux-mêmes. S'ils se rappelaient que des gens les regardent parfois, ils seraient peut-être gênés...
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