Boris
Lifschitz est né le 5 novembre 1895 à Kiev. En 1897 son père, ouvrier, décide
d’émigrer à Paris avec sa famille et les Lifschitz acquièrent la nationalité
française en 1906. Embauché comme apprenti à l’âge de quatorze ans, mobilisé à
dix-neuf ans au cours de la première guerre mondiale où il perdra son frère
aîné, il fait l’expérience des conditions d’existence de la classe ouvrière et
celle de la vie de simple soldat dans les tranchées, ce qui le conduit à
adhérer au Parti socialiste (SFIO) en 1916. Il commence, la même année, à
écrire dans le journal des socialistes minoritaires : Le
Populaire, où il signe du pseudonyme qu’il gardera toute sa vie :
Souvarine, patronyme emprunté à un personnage du roman Germinal d’Emile
Zola. En 1917, comme l’ensemble des socialistes, il accueille avec ferveur la
Révolution de février en Russie. Souvarine fait néanmoins preuve d’une lucidité
particulière dès l’annonce de la prise de pouvoir des bolcheviks, s’inquiétant
de savoir si la dictature du prolétariat ne pourrait pas se transformer en
« dictature
des bolcheviki et de leur
chef. » Souvarine conserve cependant son soutien à la Révolution
bolchévique pendant toute la période de la guerre civile. En février 1920 il
est élu délégué au congrès de la SFIO, où il est de ceux qui défendent
l’adhésion du parti à l’Internationale Communiste. En mars 1920, il crée le
bimensuel du Comité de la Troisième Internationale : le Bulletin
communiste. Il est arrêté le 17 mai 1920 dans le cadre d’une opération
étatique visant à accuser les leaders révolutionnaires de « complot » et de «
menées anarchistes » et rédige la « motion Souvarine », présentée au
congrès de Tours. Libéré, Souvarine est nommé, en décembre 1920, « président
d’honneur » du congrès de Tours, avec Fernand Loriot. Les trois quarts des
congressistes adoptent la « motion Souvarine » et créent la SFIC :
Section Française de l’Internationale Communiste, futur Parti Communiste Français.
Désigné en juin 1921 comme délégué au 3e congrès de
l’Internationale Communiste, il se fait remarquer par son
anticonformisme : il visite des anarchistes en prison, ou encore se
procure les thèses de l’Opposition Ouvrière, dont la diffusion était interdite.
Cet anticonformiste s’affirme dans les années suivantes, et Souvarine développe
une vision de plus en plus critique du régime en place en URSS, qui commence, à
partir des années 1923-24, à passer sous la coupe de Staline. Le 4 avril 1924,
Souvarine lance un tonitruant « Il y a quelque chose de pourri dans le
Parti et l’Internationale ! »[1]
et critique violemment la nouvelle troïka Staline-Zinoviev qui s’installe après
la mort de Lénine, allant même jusqu’à dénoncer, en mai 1924, à Moscou même,
devant les plus hauts responsables, les « mensonges et les
calomnies » dont il est fait usage à l’occasion de la mise au ban de
Trotsky. Dès ce moment, il est considéré lui-même comme un dissident par les
instances dirigeantes du Parti et exclu du Komintern, ce qui entraîne également
son exclusion du Parti Communiste Français. Souvarine restera donc toute sa
vie, et de son propre aveu, un communiste antisoviétique. Sa position se
rapproche de celle du roumain Panaït Istrati et du russe Victor Serge, avec
lesquels il va participer à la publication de l’ouvrage Vers l’autre flamme,
dans lequel Istrati dénonce violemment l’imposture et la dictature staliniennes
et où Souvarine se livre au patient travail de démontage documentaire du
mensonge soviétique. Istrati paiera très cher ce crime de lèse-majesté et
l’écrivain sera mis au banc de l’intelligentsia de gauche française, et
même lâché par son découvreur et protecteur Romain Rolland, jusqu’à devoir
retourner en Roumanie où il mourra dans la misère. Souvarine lui, restera en France
où il mènera inlassablement un travail de documentation sur le régime
soviétique qui se poursuivra jusqu’à sa mort, au début de l’ère Brejnev, en
1984.
A
l’occasion du trentième anniversaire de la mort de Boris Souvarine, et à la
veille du cent-vingtième anniversaire de sa naissance, Pierre-Guillaume de Roux
publie donc cette édition critique de douze articles de Boris Souvarine,
rassemblés et préfacés par Jean-Louis Panné, assortis de riches annexes
comprenant quelques documents
essentiels, tels qu’un appel des écrivains russes en 1927 ou une lettre ouverte
de Fedor Raskolnikov à Staline en août 1939, au moment de la signature du pacte
germano-soviétique. Ces textes de Souvarine richement introduits par Jean-Louis
Panné, spécialiste de l’histoire du syndicalisme et du communisme, contribuent
à restituer le contexte de l’expérience totalitaire que le temps efface malheureusement
trop vite dans la mémoire collective.
Hegel
l’avait prophétisé à l’orée du XIXe siècle, l’avènement de la modernité fut aussi
celui de l’ère des masses au sein de laquelle la puissance de l’Etat allait
pouvoir se déployer, jusqu’à engendrer ce que Jean-Marie Domenach qualifia dans
l'un de ses ouvrages d’ « idéologies carnivores »[2],
les utopies totalitaires à base scientiste dont le nazisme ou le stalinisme
furent des manifestations cauchemardesques. « L’Histoire n’est rien
d’autre que l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des
Etats et la vertu des individus », écrit encore Hegel dans La Raison
dans l’histoire. Beaucoup furent sacrifiés sur l’autel du stalinisme et du
totalitarisme soviétique mais la réorganisation de la société soviétique et la
réécriture du réel ne pouvaient se passer également d’une réécriture de
l’Histoire, de toute la littérature et d’une sérieuse mise au pas des
« intellectuels », terme dont la Russie partage avec la France la
paternité. L’œuvre de réorganisation que se sont fixés les soviets « est
inséparable de l'écrasement militaire, implacable, des esclavagistes d'hier
(les capitalistes) et de la meute de leurs laquais, ces messieurs les
intellectuels bourgeois », écrit
Lénine en 1917. Les purges iront en s’intensifiant avec la mise en place par
Staline de son pouvoir personnel et iront de pair avec la collectivisation
massive, l’Holomodor et
l’extermination des koulaks. Boulgakov avait choisi de représenter par le biais
du surnaturel, dans Le Maître et Marguerite, la réalité des purges au
sein de l’intelligentsia, imaginant des malheureux enlevés chaque nuit
par de mystérieux « vampires ». Souvarine, lui, tient scrupuleusement
les comptes, recueille les témoignages et retranscrit avec un souci
d’exactitude impitoyable les contradictions, les mensonges, les crimes et les
absurdes justifications du régime officiel. On apprend ainsi que le nom
Khrouchtchev est dérivé de « khrouchtch », qui signifie
« hanneton » et qui est désigné en 1952 comme « nuisible à
l’agriculture »…mais qui a tout simplement cessé d’être nuisible dans
l’édition de 1961, alors que Khrouchtchev est Premier secrétaire du Parti.
Dostoïevski devient, sous la tyrannie stalinienne, un auteur à écarter car
« il insiste trop sur la duplicité de la nature humaine, il exprime une
fâcheuse méfiance envers la raison, il a eu le tort de dépeindre l’individu
‘impuissant dans le chaos des forces obscures’ »[3],
selon la critique de Maxime Gorki. Après la mort du grand Staline, Dostoïevski se
voit miraculeusement ressuscité par la censure et la critique officielle.
De Jeunes Pionniers pleurant la mort de Staline. Photographie tirée de Ogonyok. 15 mars 1953
Mais
la grande tâche de Souvarine, et le principal mérite de l’ouvrage de Jean-Louis
Panné qui la met en valeur, c’est d’établir avec précision les crimes du régime
envers ceux qu’il fait disparaître, assassine, déporte, pour les
« réhabiliter » avec cynisme quelques années plus tard, à la faveur
de la déstalinisation par exemple. Souvarine témoigne en mémoire de Boris
Pilniak, fusillé en 1938, d’Isaac Babel, dont la mort, le 27 janvier 1940, ne
fut révélée à sa famille qu’en 1953 ou encore d’Ossip Mandelstam dont la femme,
Nadedja, apprend en 1939 la mort survenue trois mois plus tôt par le biais d’un
colis revenu à l’expéditeur avec la simple et glaciale mention « destinataire
décédé. » Souvarine est celui qui vient aux nouvelles de ceux que le
régime veut faire oublier, qui tient la liste des volatilisés, se réjouit de la
réapparition de ceux qui ont miraculeusement échappé à la machine à broyer les
âmes et les corps. Il est aussi celui qui dénonce les impostures, celle
d’Ehrenbourg par exemple qui « a dû renoncer presque aux belles-lettres
pour satisfaire aux exigences de la « commande sociale », et est « devenu
en quelque sorte le porte-parole principal de l’agit-prop à travers le monde,
un globe-trotter au service du stalinisme et de son dérivé actuel : à lui
le tourisme de luxe, les escales aux aéroports, les grands hôtels de
« classe internationale », les relations avec la bourgeoisie
faisandée, les réceptions et les festivals, bref, la bonne vie. »[4]
Souvarine présente Ehrenbourg comme un menteur et un opportuniste sans talent
qui n’hésite pas, tour à tour, à flatter et à dénoncer, pour asseoir sa
position d’écrivain officiel. Souvarine ne fut pas le seul à détester
Ehrenbourg. André Breton, qui montrait lui-même quelques tendances
dictatoriales en littérature, fut si écœuré par le personnage qu’il conclut sa
dernière rencontre avec Ehrenbourg en France par une gifle retentissante.
Comme
le rappelle justement Jean-Louis Panné, si les crimes du nazisme ont été
amplement documentés et constamment rappelés, il semble encore difficile de
mettre en lumière avec autant d’évidence ceux du stalinisme et à plus forte
raison ceux du régime soviétique dans son ensemble. Les auteurs du Livre
Noir du communisme, dont l’ouvrage avait, il y a quelques années,
provoqués une levée de boucliers et une jolie polémique ne diront pas le
contraire. Mais on ajoutera ici au propos de Jean-Louis Panné dans sa postface
qu’un danger plus grand que l’ire des bien-pensants guette aujourd’hui les
historiens de l’horreur totalitaire, c’est l’indifférence et un esprit de
confusion nihiliste qui n’épargne plus en 2014 ni la mémoire du stalinisme, ni
celle du nazisme.
Article également publié sur Causeur
[1]
Cité par Jean-Louis Panné, Boris Souvarine, Laffont, 1993, pp. 137 et 142
[2]
Jean-Marie Domenach. Le retour du tragique. Seuil. Points Essais. 1973
[3]
Boris Souvarine, cité par J.L. Panné. La tragédie des lettres russes. p.
75
[4]
Souvarine cité par J.L. Panné. p. 164
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