mardi 2 septembre 2014

Seul(s) dans Berlin

Défense et illustration du principe Espérance.

Pour Guil, en souvenir de Ramat-Ha-Sharon l'été 2010.

Peu de goût pour le réalisme en littérature. Enfin en langue française. La ligne Zola-Céline, trop peu pour moi. Foin du grand Nulle-Part, je préfère rester à la maison ; en paix y relire Retz, Corneille et Honoré d'Urfé, n'en déplaise aux crieurs de place publique. Je ne lis et ne vois que de l'ocre Philippe de Champaigne comme Barrès et Aragon, hier, du bleu Matisse. Si d'aventure, je m'éloigne un instant du cher vieux pays, monter sur la plate-forme d'une Impériale en marche, faire station 55, Jablonsky Strasse, am Berlin, suffit à mon bonheur. Je n'en reviendrai pas indemne. Mauvais temps pour mes semblables, particulièrement dans l'Europe de l'an 1940. Seul dans Berlin, peut-être le plus beau livre du monde sur la chose arrivée at home, in situ, « chez moi », entre 1933 et 1945, la plus parfaite défense et illustration du Principe Espérance.


 Question de genres littéraires.

  Les dictionnaires sont formels, Fallada appartient au courant « réaliste ». Fadaises ! Les genres littéraires n'existent pas plus que l'opposition classiques/romantiques. Fallada composa des chefs-d'œuvre pour son temps, le nôtre. Sa méthode ? La tchéchovienne, qui exige la patiente observation des visages et des âmes. Pour ceux d'entre vous qui n'ont pas lu Seul dans Berlin ; en allemand Jeder stribt allein (chacun meurt seul) quelques mots : extérieur jour. Des jambes de femme...

Eva Kluge la postière monte avec lenteur l'escalier du 55 rue Jablonsky. Avec lenteur, non seulement parce que sa tournée l'a fatiguée, mais surtout parce qu'il y a dans sa sacoche une de ces lettres qu'elle déteste apporter. Pourtant dans un instant, il faudra bien qu'elle la donne aux Quangel, deux étages plus haut[1].

Otto Quangel, vingt ans, vient de mourir sur le front de France.

En une page, tout l'art de Fallada. Palier par palier, nous suivons la postière et rencontrons, un par un, âme par âme, les habitants de l'immeuble : les Persicke, des pas grand chose, qu'il convient de saluer d'un vigoureux Heil Hitler ; les Quangel, de braves gens sans histoire, travailleurs et dociles. Lui est un ancien menuisier, devenu contremaître après la faillite de l'atelier, elle, femme au foyer, après avoir été servante. Nous qui avons lu Le Malheur indifférent, nous connaissons bien Lise Quangel. Les gens ordinaires n'existent pas, seulement des âmes en attente de réveil. Ce matin-là, l'annonce de la mort du fils a réveillé une dormante. Fallada se tient en deçà de toute psychologie, sur le chemin qu'arpentera Peter Handke, attaché à saisir le néant des existences et le très rare instant où un homme, une femme, privés de mots, soudain s'emparent de la parole,  comme un coup de théâtre, une tempête, qui toujours ramène en l'île d'Utopie. Dans l'immeuble vit aussi la Rosenthal, vieille juive dont le mari déjà a été arrêté ; l'honorable juge Fromm...



Excepté les Persicke et Fromm, respectivement vermine nazie et homme d'honneur, au 55, Jablonsky Strasse, vivaient en 1940 d'honnêtes figures humaines ni particulièrement bonnes ni particulièrement méchantes, toutes également soumises à la LTI, la langue du IIIe Reich. Nous ne les saurons d'abord qu'à travers la psyché d'une femme que « la politique n'intéresse pas le moins du monde ; elle est tout simplement une femme, et elle estime donc qu'on n'a pas mis des enfants au monde pour les faire tuer à la guerre. » Aucun mépris. Eva Kluge n'appartient pas à la classe qui fait l'histoire mais à celle qui la subit. À la place où le sort l'a placée, bon petit soldat, elle fait de son mieux et ce mieux définit la quintessence de l'humanisme. Voici pour la manière tchékovienne, le  duende, l'élégance de Fallada, the Fallada touch ! À son idée, la vie  serait  suffisamment brutale pour que la littérature n'en remît pas une couche ! Fallada ou l'anti-Céine, l'anti Drieu, l'Anti... tout le monde ou presque aujourd'hui.  Sans mépris ni passion populiste, le couteau de la valeur ponctue les phrases, les chapitres, coupe les pages. Une occasion unique de se réconcilier avec l'Allemagne et de se souvenir, cas de conscience de l'officier, que chaque Allemand, chaque Européen de chaque pays occupé, chaque Juif ou Tsigane même ( c'était là le véritable coup de génie du système, ce qu'aura raté Hannah Arendt)  porte  responsabilité de la chose arrivée. Tous responsables, certains seulement coupables.

Responsabilité limitée : aucun  simple témoin, aucun honnête bureaucrate.   


Le lecteur me pardonnera cette brève digression. Aujourd'hui l'industrie du livre, soutenue par l'Université et la critique qui sait son monde, ne distingue que divertissement et mille-feuilles à l'arsenic. Pour qu'un livre se voie affublé du beau nom de chef-d'oeuvre, il se doit de pourfendre l'abjection du temps à grands coups de jugements. Chacun y pose au dernier homme et à tout sujet traité, prétend offrir la réponse définitive. Gnostique ou catholique, sioniste ou islamophile, la figure du Grantécrivain, depuis Céline, se confond avec celle du gourou dont les formules valent vérité révélée... l'amour serait « l'infini à portée des caniches » et l'homme, irrémédiablement chien... Parfois encore des rockers sur le retour arpentent des galaxies nouvelles pour « à travers le cosmos découvrir le logos » ! À quoi bon, diable, s'être débarrassé du dieu de la Bible si nous devons encore supporter ces prophètes du néant ? Quant au genre romanesque, il devra avoir la courtoisie de ne traiter que des délices de l'égotisme. La charge du romancier français, sous peine de mort publique, demeure inchangée depuis l'apparition de Madame de Clèves à l'empyrée du Grand Siècle. Chaque phrase « comme un point d'acupuncture irradiant tout le corps[2] », grammaire-grandmère corsetée même si elle s'exhibe en Dim. De la doxa française, de sa frénésie de demeurer à la surface des choses, je pourrais écrire sans fin. Je me tais. Chacun ici, avant même d'avoir vécu, confesse son éducation sentimentale, ses grandes espérances, ses illusions perdues, encombre les offices des libraires des saveurs retrouvées de sa première gorgée de bière ou de son roudoudou. Grenadine ou citron ? Là est la question. Grand-mère, père, nourrice, fiancée morte ou infidèle défilent dans la galerie de l'Autofiction, travestie en Romancie. Roses ou noirs, qu'importent les fantômes ! Blacks or gays more. Ici, le simulacre est roi. De  son inceste ou de son anorexie, son addiction, son adultère, subi, agi ou de sa passion fixe, chacun se fait le reporter patient. Adieu Graham Grenn, André Malraux, Romain Gary... Adieu surtout Hans Fallada ! Adieu aux honnêtes hommes, chez qui, adolescents, nous apprîmes à contempler le monde en son obscure clarté. Pauvre monde souvent décevant certes ; ténèbres traversées ça et là par des actes et des êtres irradiant de lumière. Vivre alors signifiait s'en aller à leur rencontre sur la grand'route des hommes, chasseurs et amateurs d'âmes comme d'autres le sont des papillons. « L'humanité comme patrouille perdue » du cher Gary, le prêtre alcoolique et lubrique de la Puissance et la Gloire, écrivant par l'exemple l'imitation de Jésus Christ, les Quangel de Seul dans Berlin, affrontant, innocents, le Moloch et mourant, sans aucune intention d'exemplarité, en un combat à l'avance perdu, vaincus comme Péguy même ne l'a jamais été, mais accomplissant ce que devait, parce qu'une loi inscrite nulle part exigeait qu'ils le fissent sans se laisser rebuter par les conséquences, s'y soumettant du même coeur qu'ils s'étaient, un triste matin, insoumis à l'ordre brun. Seul dans Berlin ou le roman d'une résistance aussi inutile qu'invisible au nazisme.


Je sais de vieux allemands, nés dans les années 1930, à qui le roman de Fallada, alcoolique et morphinomane, disparu en 1947, a rendu un semblant d'estime de soi. Sans doute paraîtra-t-il à mourir de rire ce désir d'une écriture responsable et a-idéologique ; a-psychologique mais attachée à isoler « le facteur humain » ou plus petit dénominateur commun, susceptible de fonder ce qu'à défaut d'un meilleur mot on dit humanité. J'enrage de vivre en un siècle ou seuls les tocs et les tics, l'égotisme mal compris, grimés en sociologie, ont droit de cité et usurpent le nom de littérature. Entre gongorisme mâle et fausses confidences, j'aime à rappeler ici, après Barthes, la « fonction utopique » de la chose littéraire : ce qui rend indispensable la lecture ou la relecture de Fallada.

L'insoumission.

Quand Frau Quangel, qui avait toujours gardé le silence, perdit « son petit », au lieu de larmes, elle sentit « des flammes dans son coeur. ». Elle sait – les femmes se révèlent toutes un jour ou l'autre Antigone – , son deuil interdit. Elle sait, qu'elle devrait être fière de ce fils « mort au champ d'honneur » mais elle le crie : « mort pour le Führer » ; aussi surtout, qu'il n'avait jamais voulu être ce héros, le héros de cette guerre-là, ce combat-là. « Des flammes dans son coeur ». Par ces mots, la ménagère Quangel accède au statut de figure mythique. Ce sont Hécube et Médée, saisies par la démence, quelque héroïde ou nymphe transformées en buisson ardent, arbuste qui, comme l'on sait,  possède cette rare particularité d'avoir abrité la parole du terrible dieu d'Israël, toutes « entières à leur proie attachées ». Désormais, pot de terre contre pot de fer, ce sera un duel à mort entre  le Führer et elle. Elle ou lui ! Sous l'emprise de la brûlure, l'humble femme se fait mère courage, amazone, qui accepte la mort, sans céder à aucun instinct suicidaire. Oxymore. La force du livre de Fallada, son génie, tient à l'égal refus du romantisme et de la grandiloquence. Nulle dénonciation fracassante de l'hitlérisme. Quel besoin ? L'hitlérisme est mal absolu. Foin du relativisme : plutôt brun que rouge... Arrière tous les beaux discours, qui crient au déclin de l'Occident, prônent le Kulturkampf, se prévalent d'une urgence au seuil du désastre. Silence, ô hyperboles ! Être pour la mort préférable à une vie racialement viciée, songes d'euthanasie collective, de purification, de guérison par le vide ! Le livre fut composé en 1942, date où seuls les méchants pariaient encore sur semblables fadaises. Une question demeure, obsédante : pourquoi tant de gens ont-ils accepté de se soumettre à la peur ou d'adhérer librement à cette folie ? L'hitlérisme en soit aurait dû être – trop sot – balayé d'un mouvement d'épaules. Il ne l'a pas été. Fallada s'astreint à la simple observation de la soumission ou de l'insoumission de ses protagonistes. Un immeuble comme microcosme d'une ville, d'un pays, d'un continent, du monde. Le roman au sens traditionnel du mot vaut toujours comme micro cosmos : toute l'Espagne vivait la déculturation mise en scène par Cervantès et tout le monde aurait pu être un don Quichotte ; de la même manière, Modernes, tous les hommes sont des Ulysse, perdus dans les rues de Dublin et toutes les femmes, des Molly Bloom après avoir longtemps été des Bovary et des Rastignac. En revanche, peu d'entre les Allemands, d'entre les Européens, ont été des époux Quangel.

Les Quangel, pourtant, avaient eu un modèle, qu'il plut à Fallada de romancer, de conduire à son point d'incandescence, en déployer le motif. D'après nature. En cela, il fit oeuvre de littérature, nous soumettant, génération née après le trauma majeur du monde occidental, à ce jeu dérangeant : nés au début du XXe siècle en zone d'influence germanique, quel rôle aurions-nous tenu dans la tragédie ? Quel costume aurions-nous endossé ? Par quel accès de lâcheté ou de grandeur, nous serions-nous illustrés ? Je dois avouer, qu'être né juif, simplifie, une fois n'est pas coutume, grandement la tâche. Mais pour les autres ? Ceux qui n'étaient pas essentiellement désignés pour être ou devenir les victimes du nazisme ? Auraient-ils jubilé, hommes du ressentiment, affolés de terreur de voir disparaître leur race, leur culture, leur langue, abâtardie de yiddish, leur christianisme judaïsé ? Se seraient-ils soumis à la peur ? Couchés, KO déclarés, avant même de combattre ? Auraient-ils accepté de se taire par crainte d'être dénoncés ? À quel moment, par quels mécanismes subtils ou grossiers, la barrière se serait-elle levée, pour laisser place à la révolte et comment passer de la révolte à l'action ? Et de l'action à la mort héroïque ? Et quelle action encore ?


S'il a bien existé un « service inutile » sans proclamation ni amphigourisme, ce fut bien celui d'Otto et d 'Élise Hampel. Sans Fallada, ou plus exactement sans le parti communiste est-allemand, leur histoire serait demeurée lettre morte ; les Hampel, morts sans sépulture, leurs lettres, jamais arrivées à destination. Ce haut-fait a moins intéressé les historiens que les efforts du groupe de la Rose blanche – des étudiants, jeunes gens bien nés, future élite de la nation, empêchée d'éclore – ou le fameux et bien tardif complot des officiers contre Hitler. Il était naturel que Fallada, peintre des pauvres gens, sorte de Maximilien Luce littéraire et allemand, se donnât pour tâche de maintenir leur souvenir. Accéder au voeu d'Elpénor suppliant Ulysse en l'île de Circé : « Ne me laisse pas sans être pleuré, sans être enterré... » sans ce quelque chose qui « n'est pas
seulement un peu de terre », mais un souvenir. »

Leur histoire...

La mort du frère d'Elise Hampel, ancienne servante et honnête ménagère allemande, durant la campagne de France, métamorphosa les époux Hampel en de singuliers opposants. De septembre 1940 jusqu'à leur arrestation en octobre 1942, bons artisans, ils rédigèrent à la main des cartes, les déposèrent dans les boîtes aux lettres et les cages d'escalier de leur quartier de Wedding, à quelques encablures de Berlin-Alexanderplatz. Rarement plus loin. Leurs messages exhortaient leurs pareils à ne plus donner aux collectes publiques, appelaient à l'objection de conscience, à la désobéissance civile et au renversement du tyran. Condamnés à mort le 22 janvier 1943 par la Seconde Chambre de la Cour populaire pour « atteinte au moral des troupes » et « préparation de haute trahison », ils furent exécutés le 8 avril 1943, à la prison de Berlin-Plötzensee. Les Hampel disparurent, sans que personne n'ait lu leurs missives, rapportées, les unes après les autres, à leur date, au commissariat de quartier.
 C'est leur combat, leur martyre, que Fallada revisite en ce somptueux roman, sorti en ligne droite des archives de la Gestapo, communiquées par Johannes Becker, futur ministre de la culture de la DDR. Instrumentalisé ? Sans doute un peu. Qu'importe ! Le chef-d'oeuvre comme le génie exige de naître. Tout le reste est affaire de circonstances. Texte étonnant aussi parce que, tels les héros de la Légende dorée, ces gens ayant réellement existé ignorent le doute et vont dans la lumière. Ils ne s'y pressent pas, ombres à l'oubli destinées, dans l'éclat de la foi mais sous le joug d'une insupportable douleur. Le fils naturel de Fallada fut certainement le jeune Rainer Werner Fasbinder de Mutter Küsters fahrt zum Himmel. Même fureur d'en découdre, surgeon de bourgeois, avec les puissants du monde et semblable sacrifice à l'intelligence du monde qu'on dit addiction, syndrome d'autodestruction. La vie des Hampel-Quangel, d'humiliation et de soumission tramée, s'illumine à mesure où le monde alentour, l'immeuble berlinois soumis à la pression d'un Galauleiter de mastroquet, s'enfonce dans la nuit. C'est ce double mouvement d'espérance au plus noir de la nuit et de déréliction dans la victoire séculière qui arrache d'un coup sec le roman réaliste à son socle pour le conduire à l'empyrée du romanesque. Très haut. Au-delà de Gorki, de Tolstoï... Quelque part du côté de Marc Twain, accompagnant de ses larmes Jeanne d'Arc vers la mort ou de Corneille, suivant Polyeucte ou Suréna au tombeau. Somptueux ? 



Parce qu'il n'existe pas de plus bel ornement à l'éclat du monde que cette capacité de transverbération des actes et des vies par une image productrice d'étonnement. Une oeuvre d'art. Ici, tout le projet théorique de Diderot, spectateur des tableaux de Greuze, se voit, sans aucun recours à la mièvrerie, réalisé. J'attendais Fallada depuis le lycée. Classe de seconde, au programme: Préface de Paméla ou la Vertu récompensée de Samuel Richardson et il aura fallu que quelques décennies se passent, avant qu'un ami retrouvé ne me tende ce vieux livre et que je le dévore dans une chambre d'hôte à Jérusalem, bercée par l'aigre glapissement du muezzin. Ceci est une autre histoire ? me direz-vous. Pas tout à fait. Les mânes de Lotte Rosenthal, la vieille juive du 55, Jablonsky Strasse, am Berlin, sont arrivées à bon port. Elle, qui avait succombé au désespoir, devancé l'appel, sera morte sans savoir que, coups et bosses compris, bon en mal en, ses neveux, ses fils, ses petits-fils ont édifié un royaume terrestre où d'être juif, l'homme puisse à nouveau avoir la fierté. Oublié le juif de la peur. À Seul dans Berlin a succédé Ensemble à Tel-Aviv, pourvu que les fous, une nouvelle fois, ne les reconduisent pas à l'abîme. Enfin ce fut une expérience assez incroyable que de lire Fallada au pays retrouvé. Instant parfait. Suspension du jugement. Il ne s'agissait pas de condamner ou d'excuser la politique israélienne, mais de se souvenir qu'en 1948, le juif errant était rétabli dans sa dignité d'homme, de soldat, de citoyen. Adhérer à Israël comme Fallada s'était accepté allemand jusque dans son refus de partir, d'abandonner les petites gens « seuls dans Berlin ». Contre vents et marées, il avait prétendu maintenir, écrivain, une langue contre le langage du IIIe Reich, homme, une présence humaine en terre de barbarie. L'Europe oublia longtemps Fallada. Honnête barrésienne, je comprends cette exigence plus sentimentale et charnelle qu'intellectuelle. Elle lui valut quelques ennuis « amusants ». Emprisonné pour avoir, proie d'un « very bad trip », frappé sa femme, le captif se vit passer commande d'un roman antisémite par le Ministre de la culture du Grand Reich et néanmoins collègue. Fallada fit mine de s'exécuter, composa son Journal, parvint même, trompant la vigilance des gardes, à le faire sortir de prison. Le troisième Reich périt comme meurent les empires ; Goebbels accompagna son Führer dans la mort et Fallada, passé en DDR, entreprit, oeuvre ultime, ce roman dont les héros, des gens simples, ceux qu'il n'avait pas voulu abandonner entre 1933 et 1945, étaient entrés en résistance par ces mots : « Mère, le Führer a tué mon fils. Il tuera le tien. » Le message sembla fort apolitique en 1947. Sans doute l'était-il.

En 2012, les descendants des nazis comme les descendants de la majorité silencieuse et les descendants des résistants de l'intérieur et des partisans de l'extérieur comptent leurs ancêtres tombés au champ de déshonneur, sur un front où, parfois, les meilleurs d'entre eux massacraient ça et là quelque gamin youpin dans une forêt polonaise, un bois d'Ukraine. À cette démence, il aurait suffit que toutes les mères d'Allemagne, au lieu de se réjouir comme elles le firent des lumières de Nuremberg, cette red carpet où leurs ventres féconds se voyaient hypostasiés, criassent elles aussi ce simple : « Je ne veux pas que mon fils meure ! » Il aurait suffit de presque rien pour que l'honneur demeurât sauf. Quelques instituteurs comme le père de Johachim Fest, capable d'affirmer Ich nicht ![3]

Les Hampel sont entrés dans l'Histoire. Pour eux, pas d'autre monument que ce roman posthume d'un buveur asocial. Juste un souvenir. Seul dans Berlin est ce souvenir et le lecteur tremble devant ce livre comme un petit-fils devant la photo de sa grand-mère, mouflette, fiancée, jeune mariée. Tremblement du temps ? Terreur de vieillir ? Un frisson de surprise, d'étonnement au sens philosophique. Nous lisons un ouvrage réaliste et au fil des pages, sans ontologie et sans métaphysique, nous accédons à une étrange clairière. Loin de ce bois de bouleaux que fut l'Europe entière, une simple postière nous conduit en un lieu très secret où nous serons les seuls à voir des hommes sans qualité atteindre le kleos. Vertigineux. La littérature joue sa peau contre les livres d'histoire, contre la philosophie, contre Agamben... tant d'autres, acharnés à donner sens à l'insane mot d'Auschwitz. Pas étonnant que Primo Lévi ait admiré Fallada, qui nous arrive vierge de tout auto-commentaire. Souvent, trop souvent, l'auteur contemporain se plie – la faute à la paresse critique - à la forme d'entretiens, déjà la défaite de son texte. Un grand livre se passe d'explications. Pouvoir de la fiction. Grâce aux Quangel, un souffle de grandeur a passé sur le peuple allemand...




Le principe Espérance.

Illustration de la fonction utopique prêtée par Barthes à la littérature. Ce qui dans la vie ne fut que souffrances, vouées à l'oubli des hommes, devient par l'inscription textuelle un fragment d'épopée. Barthes se demandait déjà en 1960 pourquoi notre temps préfèrait le pamphlet au roman ? À quel moment s'est-il mis à douter de la chose littéraire ? Une réponse parmi d'autres. Quand il choisit de mettre en exergue la résistance estudiantine et d'oublier la populaire, courant et gagnant le risque de la laisser in absurdum aux seuls communistes. Tenter par un infect procédé de séparer l'Allemagne qui lisait Goethe et Schiller du vil peuple. Or, Goebbels lisait Goethe, Grabbe, Schiller et les autres. Notre frère Goebbels, notre double noir. Nombre de dignitaires nazis... Fallada pose la seule question qui vaille : quelle marge de manoeuvre demeure à l'individu face aux tyrannies ? À cette question, le roman seul répond. Âme par âme, il métamorphose le lecteur en homme libre. Du pouvoir immodéré de la fiction, nous voyons tous les jours la preuve, quand nos adolescents semblent tellement certains de résider en Amérique. Quelle meilleure surprise que de pouvoir imaginer qu'une voix, une solitude, comptât dans la nuit des hommes ? Déjà une manière de tenir la petite fille Espérance de Péguy par la main... À nous, qui n'avons connu ces temps hideux que par les documents d'archives et les voix déjà à demi assourdies des survivants, le livre hurle la possibilité d'une résistance allemande antinazie, quand les grands-parents et les arrières grands-parents de la majorité de « nos » amis, nos compères européens braillent une autre chanson. Et cette possibilité a permis aux fils des martyrs d'entrer dans l'Europe, d'accepter de continuer à vivre dans un monde où une telle chose venait d'arriver. Demain, dans un monde sans écriture, celui « qui s'avance, bu qui s'avance.. » Quand nous ne jugerons plus des choses que sur pièces – les faits, rien que les faits –, oubliant les nuances, toute réconciliation avec le passé s'avèrera impossible. Le pamphlet ignore la nuance, toute la gamme de sentiments, qui font la vie d'un peuple dans la Cité en l'absence d'aucun dieu. Quand l'histoire tonne, le romancier paraît, chargé de rassembler les membres d'Osiris et de reconduire les âmes au tribunal de la postérité afin de les purifier et de les revivifier. Croire au pouvoir de la fiction exige de l'homme, qu'il cesse de se percevoir, jouet des dieux ou artisan d'un projet pré-écrit. À chaque fois que j'entends le terme de « providence » sécularisée ou non, je ferme le livre, bouche mes oreilles et presse mes jambes de me reconduire, fissa fissa, loin d'ici, à Berlin, justement, Jablonsky Strasse,  55. Ni dieu ni César ni tribun, l'humanité sera le genre humain...



La capsule de cyanure.

Dramaturgie impeccable. Nous ne sortirons pas de l'immeuble. C'est le Conseiller Fromm, honorable juge, le voisin, qui après avoir tenté de sauver la pauvre Rosenthal, tend de l'acide prussique à Quangel : « désormais il était vraiment libre. On n'avait plus sur lui aucun pouvoir. » Ironie. À cette mort librement consentie en l'absence d'espérance, une folle espérance fera entrave.
Chaque aube, Quangel remet au soir la prise du poison, jusqu'au dernier instant. Déjà prêt à être guillotiné, cintré au dos, allongé sur la table, pieds entravés, le condamné à mort remet – terrible curiosité – de quelques minutes encore la prise de la fameuse ampoule. Trop tard. Injustice sera accomplie. Ainsi allons-nous dans la vie comme des rêveurs, certains d'atteindre l'aube, qui pourtant vont, s'enfonçant dans un cauchemar comme un mineur de fond, aux entrailles de la terre.

L'attente de l'aube et la soumission au crépuscule distinguent deux philosophies de l'histoire. L'histoire, selon Vico, où l'on voit l'humanité errer de détresse en détresse jusqu'à ce qu'un palier, qu'il appelle renaissance, soit franchi et la gnostique, entachée de l'idée du péché humain, persuadée que l'humanité roule à tombeau ouvert vers une apocalypse. Je choisis, à la suite de Fallada, d'Homère et de quelques autres, de croire – non pas à une quelconque rédemption mais au sens provisoire de toute action humaine. Être une lettre du texte, une virgule dans un ciel d'été, l'éclat lointain d'une étoile morte. One of us, selon la merveilleuse formule de Conrad dans le non moins merveilleux Lord Jim, éternelle marcheuse en quête d'une renaissance. En définitive, Hitler a été battu et les époux Hampel-Quangel ont triomphé : ce qui ne signifie nullement que la victoire soit définitive. Chaque jour, sur l'établi, sur le champ de bataille, reprendre le combat, se remettre au travail. Accueillir l'aube nouvelle, rose du sang versé et grise encore des charniers :

Ce qui m'étonne, dit Dieu, c'est l'espérance.
Et je n'en reviens pas.
Cette petite espérance qui n'a l'air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle[4].





[1] Première partie Les Quangel, une mauvaise nouvelle, éd. De Poche, Folio, 2002, p. 7.
[2] Modiano à propos de Jean Echenoz...
[3] Joachim Fest, Souvenirs d'une jeunesse allemande anti-nazie. Le Rocher, Monaco, 2007.
[4] Charles Péguy, Le Porche du Mystère de la deuxième vertu  (1912)

1 commentaire:

  1. Bonsoir,
    merci pour cette intéressante recension d'un ouvrage majeur (mais attention, ne "réduisons" pas Hans Fallada a ce seul roman !). Je n'avais jamais pensé à ce rapprochement entre Anna Quangel et Antigone, pourtant évident maintenant que vous l'avez évoqué. Un point à approfondir!

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