jeudi 25 septembre 2014

Petites manipulations entre amis

Le spectre de la propagande demeure synonyme de totalitarisme. Les démocraties occidentales en ont pourtant aussi usé, mais désormais l’art de gouverner demande une utilisation plus subtile de la persuasion. Les experts en psychologie sociale sont les nouveaux spin doctors : avec eux la manipulation a de beaux jours devant elle, mais aussi grâce à eux il devient possible de la déjouer.
PAR LE PROFESSEUR DU DIMANCHE en direct du territoire Apache.



 Règle n°1 : « Faire en sorte que les citoyens soient incités à agir de telle sorte qu’ils aient l’impression d’être libres et autonomes »

En août 2014 Angela Merkel lançait une annonce d’offre d’emplois somme toute assez originale, consistant à faire appel à trois experts comportementalistes (en psychologie, en anthropologie et en économie comportementale) pour créer au sein du département politique de la Chancellerie un groupe baptisé « Gouverner efficacement », largement inspiré par le best-seller américain Nudge de l’économiste Richard Thaler et du juriste Cass Sunstein. Pris en flagrant délit, le gouvernement allemand soutient que les gouvernements américain, britannique et danois ont déjà mis en place de telles équipes. La théorie comportementaliste qu’entend exploiter ces gouvernements consiste en rien de moins qu’à faire en sorte que les citoyens soient incités à agir de telle sorte qu’ils aient l’impression d’être libres et autonomes. Leurs décisions répondront en fait bel et bien aux desseins préalables d’une volonté grâce à la mise en place de techniques psychologiques bien rôdées.

Règle n°2 :  « En substituant au régime visible de la propagande le régime invisible de la manipulation, le « libre » consentement devenait le garant de la stabilité politique »


Ces théories sont en grande partie redevables aux expériences de psychologie sociale du début de la première moitié du XXème siècle qui ont voulu rendre compte de la possibilité pour une société dite « civilisée » de sombrer dans le totalitarisme. Par extension, ces expériences ont été reprises comme autant de techniques de gouvernement par des régimes dits « démocratiques » ou comme techniques de marketing. En substituant au régime visible de la propagande le régime invisible de la manipulation, le « libre » consentement devenait le garant de la stabilité politique.
Le chercheur en psychologie sociale Cialdini a ainsi montré en 1978 comment s’y prendre pour faire se lever des étudiants tôt sans qu’ils y soient ouvertement contraints. Il comparaissait ainsi deux méthodes : la première était directe et transparente. Il était annoncé que les étudiants devaient être présents à sept heures du matin pour l’expérience. Le taux de présence ne fut que de 31%. La deuxième méthode était plus perverse : Il était proposé aux étudiants de participer à l’expérience le lendemain. C’est seulement dans un second temps, une fois que leur approbation à cette participation était manifeste, qu’il leur était indiqué l’heure de présence requise, toujours à sept heures du matin. Grâce à cette seconde méthode, le taux remontait à 51%, en raison de l’engagement déjà pris par les étudiants. Engagement général, sans connaissance de cause pleine et entière des éléments que ce contrat impliquait, en l’occurrence se lever à sept heures du matin.

Nous retrouvons ce même mécanisme dans la célèbre expérience de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité, qui consistait pour des volontaires, sous prétexte d’une expérience scientifique sur la mémoire, à infliger des décharges électriques de plus en plus puissantes à une personne tierce en réalité complice. La plupart des individus allait jusqu’à infliger des décharges mortelles en se cachant derrière l‘autorité morale du scientifique. Si les gens se déclarent à peu près tous unanimement contre la douleur humaine, leur libre engagement dans un processus (sans savoir au préalable ce que leur demandera exactement ce processus) peut néanmoins les inciter à commettre des actes de barbaries qu’ils n’auraient pu imaginer pouvoir commettre.

Règle n°3 : « C’est en ayant l’humilité, vertu aussi ordinaire que nécessaire pour envisager une société décente, de reconnaître que nous sommes tous des nazis en puissance qu’il devient possible de conjurer le pire »


L’obéissance librement consentie au système conduit l’individu à renoncer à sa responsabilité et à sa faculté de jugement : il souhaite avant tout être digne de l’engagement qu’il a pris en exécutant les ordres de l’autorité qui lui fait confiance. C’est ce que Milgram appelle l’état agentique : l’individu est réduit à un moyen entre les mains d’une autorité. Il est comme un somnambule oscillant entre l’assoupissement et l’engourdissement profond. L’obéissant a le sentiment de devoir accomplir une mission dans la mesure où il se doit d’honorer le contrat qu’il a librement consenti avec l’autorité. C’est paradoxalement parce qu’il a conscience que la civilisation ne peut exister que si les contrats sont respectés qu’il va pouvoir commettre des actes de barbarie. L’alibi du devoir au nom de l’intérêt général peut ainsi permettre à l’individu de se dédouaner de tout jugement moral. Plus précisément, son jugement moral va se limiter à l’impératif : ce qui est bon est ce qui concourt à l’accomplissement de la mission. Ce qui va à son encontre est mauvais. L’engagement est d’autant plus fort qu’il est libre et volontaire : des expériences de psychologie sociale montrent ainsi que les agents sont plus zélés lorsqu’ils accomplissent leur mission gracieusement que contre rémunération. Dans une certaine mesure, l’argent désengage : que l’on songe par exemple à la rémunération d’une prostituée qui permet de ne pas s’engager affectivement dans une relation amoureuse. L’engagement libre et bénévole induit au contraire une forte implication emprunte de charge affective.
L’expérience de Milgram a le mérite de montrer que les nazis n’étaient pas tous des fous incarnant un mal hors humanité. C’est en ayant l’humilité, vertu aussi ordinaire que nécessaire pour envisager une société décente, de reconnaître que nous sommes tous des nazis en puissance qu’il devient possible de conjurer le pire.

Considérer que nous sommes supérieurs moralement aux autres en supposant que la barbarie ne vient que de l’extérieur rend d’autant plus vulnérable à toutes sortes de manipulations. « L’autosatisfaction est inversement proportionnelle à la vigilance ». Les protestations et les oppositions constituent aussi souvent autant de soupapes de sécurité pour continuer à obéir aux acteurs de l’autorité et au système. Comme une bouffée d’air pour mieux replonger en apnée dans ce qui semble à l’agent une politique du moindre mal : si au mieux la rupture avec le système lui semble moralement fondée, elle lui semble néanmoins beaucoup trop risquée en termes de rapport coûts / avantages. « Plus nous nous croyons autonomes, voire rebelles, plus nous sommes enclins à la soumission, et devenons manipulables. » D’autre part se pose le problème des réelles capacités de révolte contre des autorités qui ne se présentent plus comme telles.

 Règle n°4 : « L’individu est beaucoup plus vulnérable à la manipulation dès lors qu’il se représente comme prenant part à un système »


Dans les sociétés néolibérales, il existe bien sûr toujours des acteurs qui détiennent l’autorité, mais ils deviennent de plus en plus difficilement identifiables. En d’autres termes, l’autorité est désymbolisée, fonctionne davantage sur le mode du réseau que de la pyramide, et par conséquent s’identifie à un système abstrait. Or, l’individu est beaucoup plus vulnérable à la manipulation dès lors qu’il se représente comme prenant part à un système (L’abstraction paraît aller de soi, l’idéologie qui la soutient se parant d’atours scientifiques et techniques), et d’autre part il lui est beaucoup plus difficile pour lui de se révolter (sentiment d’impuissance). Ainsi, l’affaiblissement des médiations en phase de liquidation et liquéfaction par le capitalisme néo-libéral (On se souvient de la prophétie de Marx selon qui le capitalisme transforme tout ce qui est solide en liquide), s’accompagne des stimuli d’une gouvernementalité pour maintenir les têtes sous l’eau. La jouissance généralisée d’une liberté aquatique consiste alors pour les quelques milliards de poissons que nous sommes à tourner en rond dans un aquarium, ravis que nos besoins puissent être satisfaits grâce à une manne tombant du ciel. Lorsque la manne n’est pas au rendez-vous, il reste toujours la possibilité de dévorer le poisson qui ne tourne pas dans le même sens que vous.

Si le travail de civilisation décrit par Freud réside dans la sublimation, qui consiste à détourner nos pulsions naturelles pour les canaliser vers des activités positives (art, culture, sport,…), alors la barbarie réside dans la désublimation qui consiste à assouvir nos pulsions dans l’immédiat. Nous l’aurons compris, lorsque Marcuse crée ce néologisme de « désublimation » dans L’Homme unidimensionnel, ce n’est pas pour caractériser quelque époque arriérée ou quelque contrée perdue où règneraient encore quelques sauvages.


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