Avec Passion, Brian de Palma s'essayait avec succès au remake de Crime d'amour, le dernier film d'Alain Corneau, sorti en 2010 sur les écrans. Comparable par son sujet au Loup de Wall Street, sorti en 2013, Passion est passé injustement plus inaperçu. De Palma impose pourtant là encore son style, entre manipulation perverse et virtuosité graphique.
Le
trader et le publicitaire possèdent la faculté de séjourner en permanence dans
un univers coupé du réel. Dans l'imaginaire qui leur est propre, pas de place
pour la dimension tragique de la condition humaine. Une certaine efficacité le
requiert. Il y a là une sorte de prouesse, mais quel en est le « prix » ? Sans
doute seule la fiction est-elle en mesure de l'évaluer quelque peu. Ainsi,
c'est le milieu où ces individus déploient leur savoir-faire, celui des firmes
tournées vers la spéculation ou le marketing à grande échelle, qui a inspiré
les derniers films de Brian de Palma et de Martin Scorsese : Passion et Le loup
de Wall Street, sortis en 2013. Si ces films sont, chacun dans leur genre, remarquables,
il faut bien reconnaître qu'ils ont été inégalement remarqués. Les tribulations
du « loup » Jordan Belfort ont remporté le succès que l'on connaît, tandis que
les manœuvres sournoises des personnages de Passion, quelques mois plus tôt,
n'avaient fait qu'un passage discret sur les écrans. Pourtant, les deux
cinéastes, qui appartiennent à la génération dite du Nouvel Hollywood, surgie
dans les années 70 et se souciant peu des codes dominants, offrent là des
visions critiques différentes mais complémentaires du monde des affaires.
De
ces deux longs métrages, c'est Passion qui retiendra notre attention. Centré
sur les relations internes à l'entreprise, le film offre une nouvelle variation
des thèmes de prédilection de Brian de Palma, tel le lien entre stratégies de
pouvoir et perception pathologique du réel. Pour ce thème en particulier, le
choix du milieu publicitaire était tout indiqué. En effet, voilà des experts
qui s'ingénient à fournir au consommateur son « ketman » - c'est-à-dire, pour
reprendre la notion du poète Czeslaw Milosz, cet objet imaginaire sur lequel se
concentre toute l'attention de l'esclave pour oublier sa condition - et qui
sont eux-mêmes victimes de la machine à illusions qu'ils font tourner. Ainsi
aliénés, rien ne les préserve des leurres du pouvoir et de la compétition
acharnée.
Notons
qu'à la différence du Loup de Wall Street où l'avidité et l'agressivité se
manifestent au grand jour, ces mêmes « passions » avancent ici masquées la
plupart du temps. Ce qu'illustre déjà la tonalité du personnage principal,
Isabelle, laquelle occupe un poste de cadre dans la filiale allemande, établie
à Berlin, d'une grande agence de publicité ayant son siège à New York. Quand
Belfort, dans le « Loup », parle haut et fort, le micro à la main, Isabelle, en
ce qui la concerne, reste mesurée en paroles mais vit les situations avec une
violence intérieure qui s'exprime par des rêves et des actes de sauvagerie.
Tempérament perturbé ? Pas seulement. Les tourments qui l'agitent ont tous les
symptômes du mal-être des cadres, ces intermédiaires efficaces, ni détenteurs
de l'initiative réelle, ni simples exécutants, toujours en quête d'un plus et
par là-même agents dynamiques d'un système dont ils vivent la démesure par
procuration. De ce fait, on peut dire que l' « hubris » à l'oeuvre dans Le loup
de Wall Street prend un aspect volontiers tapageur et flamboyant, alors qu'elle
suit dans Passion les détours souterrains de la tragédie.
Ces
souterrains sont sont avant tout ceux où s'établissent les perceptions, là où
tout se joue. Le film montre comment se répondent un certain type de perception
du monde (et d'autrui) et la logique de l'intérêt régnant dans toute grande
entreprise commerciale qui se respecte.
Aussi, Koch Image International, celle
sur laquelle le réalisateur braque sa caméra, est-elle le reflet d'un milieu
qui ne jure que par la transparence et l'immédiateté. Cet aspect oriente
d'ailleurs la mise en scène dans un sens - cadre dépouillé, atmosphère froide -
qui ne doit pas dérouter.
Un
monde transparent à lui-même ? Surfaces vitrées et design lisse affirment
d'emblée ce credo, qui se manifeste plus encore par cette curieuse manie
d'enregistrer visuellement les faits et gestes des uns et des autres. Depuis la
surveillance vidéo des locaux de l'entreprise jusqu'aux images que chacun prend
par smartphone pour espionner. Catégorie dont relèvent même les images du
fameux spot publicitaire, filmant des passants à leur insu. Naturellement,
toutes ces images enregistrées, leitmotiv obsédant et enjeu du récit, ne valent que comme instruments de
pouvoir.
L'immédiateté
? C'est d’abord la proximité, en partie factice, qui sévit entre les membres de
l'agence, vrai-fausse convivialité, désormais entrée dans les mœurs, mêlant
affection et rapport hiérachique, vie privée et vie professionnelle. Le film
s'ouvre d'ailleurs sur une séance de travail détendue d'Isabelle au domicile
luxueux de sa patronne, et non dans les locaux de l'agence. Mais ce culte de
l'immédiateté passe également par une communication en temps réel tous azimuts.
L'ubiquité à portée de main, en somme.
Ayant
ainsi foi en la transparence et l'hyperconnexion (même dans son bain, chez
elle, la directrice utilise son ordinateur pour envoyer des mails), ces
commerciaux qui se veulent pourtant « créatifs » croient détenir un accès
direct à la vérité du réel. En fait s'affirme le règne du simulacre et
l'extension du champ des manipulations. Sous les écrans, l'opacité des
intentions. Derrière les relations « cool », la férocité. Tel est cet aimable
microcosme, qui s'affaire à créer des spots publicitaires, vendus à de grandes
marques.
Tragédie
et fable
La
base de l'intrigue est simple. Une campagne de publicité doit être élaborée
pour un nouveau modèle de smartphone. Il faut réaliser un spot. Seule Isabelle
a une idée originale, source de profits importants pour l'agence. La
directrice, Christine, s'attribue sans scrupules son idée devant le PDG
new-yorkais, dans le but de favoriser sa propre promotion au sein de la
multinationale. L'assistante d'Isabelle, Dani, la soutient et l'aide à
court-circuiter Christine auprès du PDG. S'ensuit une série de manipulations
entre les trois femmes. Le calcul permanent qui, dans ce milieu de
faux-semblants, sous-tend jusqu'aux liens affectifs, a fini par transformer
l'Autre en rival. La mécanique du double déploie ses pièges. La fatalité de la
tragédie trace son chemin. De Palma revendique lui-même le terme pour son film.
A juste titre. Mais c'est une tragédie à l'intérieur d'une fable, laquelle se reconnaît
tous les droits de la fiction.
De
fait, en grand maître de l'analogie et du sens à multiples détentes, le
réalisateur utilise les ressources de la dramaturgie pour la dépasser. Avec ces
« motifs » du récit qui reviennent comme dans une sonate, ces scènes-emblèmes,
ces objets-symboles (l'écharpe notamment) ou encore ces plans suggérant
plusieurs visions derrière une même image, il s'efforce d'accorder le regard du
spectateur aux significations secondes, emboîtées comme des poupées gigognes.
Ce
rayonnement intérieur du film s’intensifie au milieu du récit. L'humiliation
publique, qu'au cours d'une petite réception entre cadres Christine fait subir
à Isabelle, va conduire cette dernière à faire plusieurs rêves. Lesquels, par trois
fois, vont alors rythmer le récit. Moyen pour le cinéaste de montrer les choses
à partir de ce regard intérieur. On est là hors connexion. Cette vision
onirique, avec sa vibration émotionnelle et créatrice, rendue par l'inclinaison
du cadrage et une étrange lumière bleutée, s'oppose à la prétendue vérité
objective des images platement filmées par smartphones et caméras de
surveillance. Ce regard intérieur, qui n'enregistre pas mécaniquement
l'insaisissable réalité, s'avère en fait plus pénétrant.
Les
voyeurs sont des non-voyants
A
travers les rêves de son personnage, De Palma invoque le regard distancié comme
mode de connaissance. A l'opposé : l'aliénation du regard par le déferlement
des images techniciennes, duplicatas trompeurs de la réalité. Dans cette
perspective, il est clair qu'Isabelle représente la figure du voyant dans un
monde de voyeurs. Corollaire direct : les voyeurs sont des non-voyants. Passion
réaffirme ici avec une force peut-être inégalée jusque-là ce que son auteur donne
à méditer depuis une quarantaine d'années. Ainsi, Christine, hyper-voyeuse par
volonté de puissance, porte-t-elle à deux reprises, dans ses moments de jeu et
de fantasme, un bandeau noir sur les yeux. Cet auto-aveuglement symbolique
causera d'ailleurs sa perte, puisqu'en raison de sa cécité profonde sur les
remous du coeur humain, elle ne se doute pas une seconde du terrible
ressentiment dont elle est l'origine, et c'est donc avec son bandeau sur les
yeux qu'au cours d'une scène redoutable, elle s'avance ingénument vers sa
meurtrière.
Mais
auparavant, point essentiel, le regard d'Isabelle, de voyant est aussi devenu
voyeur. Notre berlinoise acquiert donc la particularité d'alterner les deux
modes, mais sans faire exception au principe, puisque ceux-ci sont séparés par
la frontière entre le rêve et la veille. Toujours cet état contradictoire,
instable, qui tourmente Isabelle, l'intermédiaire. C'est là l'objet d'une scène
capitale où le phénomène intérieur de la perception se donne à voir et devient
un ressort dramatique. Grâce au procédé du split screen (écran divisé en deux
images, par utilisation du principe de
l'analogie jusque dans la structure de cet écran), on assiste alors en même
temps à ce qui se trame dans la maison de Christine et au spectacle d'un ballet
sur une musique de Debussy. Moment de civilisation presqu'irréel au milieu de
l'atmosphère viciée de l'intrigue, le ballet est exécuté avec élégance par un
couple harmonieux. La portée de cet épisode chorégraphique ne se laissera
entrevoir que progressivement. Grâce lumineuse face au sombre exercice de la
vengeance. Mais surtout profession de foi depalmienne dans la création
artistique et dans sa valeur cognitive, en face des artifices du milieu
publicitaire, faussement créatif et aveuglé par l'intérêt. C'est dans ce
contexte qu’une succession de plans montre le regard concentré d'Isabelle
passer du ballet auquel elle assiste, à la maison de Christine où elle se rend
avant la fin du spectacle et où elle commence à l’espionner. En changeant d'objet,
son regard a changé de nature. C'est là indiquer l'inaptitude de notre
publicitaire à mûrir par la contemplation de l'art. C'est révéler sa
contamination par la logique de l'emprise sur l'Autre, logique du ressentiment
et du double.
Isabelle
se laisse effectivement happer par la mécanique du double. Le masque vénitien
qu'elle porte au moment du crime revêt, sous une forme stylisée, les traits de
Christine. Celle-ci lui ayant fait perdre la face, elle lui emprunte donc la
sienne par défi, mais plus qu'elle ne le pense puisque cette mentalité
prédatrice, elle la lui emprunte également. Chez De Palma, le phénomène du
double, caricature du principe de l'analogie, est pathologique. On le sait
depuis Sisters (1973) et ses siamoises séparées par le chirurgien. Dans
l'univers du cinéaste, héritier en cela des mythes les plus traditionnels,
c'est le domaine de l'obsessionnel, de l'instable, du stérile. Le scène du
split screen est à cet égard éloquente. Là est mis en parallèle, d'un côté,
l'harmonie de l'ensemble danseuse-danseur (relation analogique), de l'autre, le
conflit mortel entre les deux femmes, dont la relation est marquée par
l'ambivalence sexuelle de Christine (rapport au double). Plus loin dans le
récit, cette version lesbienne du double ressurgit et Isabelle, dont
l'hétérosexualité est connue depuis le début, subit à nouveau, de la part de
son assistante Dani cette fois, un chantage visant à obtenir d'elle des faveurs
sexuelles. D'où « naît » un second affrontement. Serait-ce que,
fondamentalement, le double ne serait pas fécond, sauf en conflits ?
Le
parallèle caché
La
fable, à ce niveau, laisse voir un parallèle audacieux que l'on peut énoncer
ainsi : les modes de perception et les modes de relation, selon qu'ils
procèdent du double ou du principe de l'analogie, apparaissent stériles ou au
contraire féconds. D'où il ressort, en pratique, qu'une perception du monde
faussée par le piège du double détourne l'énergie créatrice vers les stratégies
de pouvoir (chez Christine, toute faculté créatrice éventuelle est tarie à la
source par l'obsession de son plan de carrière), comme ce piège du double
détourne l'énergie de la libido vers les fantasmes et la volonté d'emprise
(Christine a besoin d'accessoires androgynes avec son compagnon, elle est
attirée par Isabelle, et manipule l'un et l'autre comme des marionnettes).
En
d'autres termes, le parallèle énoncé plus haut se traduit de la manière
suivante. D'une part, il apparaît que la perception « voyeuse » de la publicité
marchande n'aboutit qu'à des images filmées sans inspiration, des duplicatas de
la réalité apparente, doubles caricaturaux qui ne font rien naître dans l'âme
du spectateur, simples produits stériles. De même sont vouées, par nature, à la
stérilité les tendances lesbiennes, doubles en matière de sexe, qui s'expriment
chez la directrice et chez l'assistante à l'égard d'Isabelle. D'autre part, si
l'on veut bien suivre le parallèle, se situe, en face, la perception relevant
de l'analogie, perception « voyante » qui ouvre la voie à la fécondité
artistique et notamment à la création cinématographique véritable, dont De
Palma dit là tout ce qui la sépare de la publicité et de la marée infâme des
images prosaïquement filmées. Dans le même sens, la relation danseuse-danseur,
incarnation de l'analogie par excellence, est féconde, aussi bien par nature
que sur le plan artistique, qui sublime ainsi le tout.
Justin Novak - Disfigurine 10
On
saisit toute la portée de la scène du ballet, révélatrice du principe caché qui
soutient la fable. Scène dont le choix s'éclaire encore quand on connaît
l'intérêt du cinéaste pour l'art du ballet, qu'il qualifie de « métaphore de
toutes les oeuvres artistiques ». Il faut souligner que cet intérêt n'est pas
sans rapport avec le cinéma puisqu'il est étroitement lié à son admiration sans
réserve pour le film-culte de Powell et Pressburger, Les chaussons rouges
(1948), film d'un antinaturalisme déclaré et également vénéré par Scorsese et
Coppola. En outre, on se souvient d’un précédent : la séquence de L'impasse (1973),
dans laquelle Carlito est littéralement transporté par la vision qu’il a,
depuis un toit voisin, de son amie répétant des mouvements de ballet dans une
salle de danse. Cas de figure rarissime où, par l'effet de l'art sublimant la
beauté, le voyeur devient voyant.
Réalité
du cauchemar
L'enseignement ultime de cette fable est sans appel.
L'ubiquité tant fantasmée par ces « commerciaux créatifs » advient finalement
dans le troisième rêve de notre jeune cadre. En l'occurrence, un cauchemar
comme on n'en souhaite à personne. Tout s'y conjugue pour causer sa perte. Les
éléments de la réalité, mêlés cette fois avec un élément d'imagination pure
(une jumelle vengeresse), y sont redistribués d'une telle façon qu'elle
pourrait croire, à son réveil, que tout y est faux. Et pourtant... A
cette occasion, on se rend compte que derrière la panoplie d'objets techniques
que répand la publicité marchande sur la foi d'un sort ainsi domestiqué, le
tragique est toujours là. Plus encore, ces objets, loin de conjurer le destin,
peuvent fort bien s'en révéler des vecteurs implacables. De fait, dans ce
dernier rêve d'Isabelle, dépourvu de paroles, l'inévitable téléphone portable,
comme détenant une capacité maléfique, se met à sonner sans que l'on sache
pourquoi et déclenche ainsi tout seul le dernier acte de la tragédie. Au coeur
de la nuit, sa sonnerie impersonnelle et obsédante retentit alors comme la voix
du malheur.
Selon
son habitude, Brian de Palma ne recourt au dionysiaque que pour servir une
forme et un propos foncièrement apolliniens. Le simple « entertainment » n'est
pas son fait, comme le clamait Phantom of the Paradise, dès 1974. Cette part de
dionysiaque, il ne faut pas s'y tromper, il l'inscrit sciemment dans une
tradition qui, loin de flatter les penchants au dérèglement des actes et des
perceptions, au contraire les fustige. Relevant de la catharsis, l'esthétique
du cinéaste puise en effet une part de son inspiration dans l'ancien Parnasse
européen. De nombreuses allusions, dans l'ensemble de son oeuvre, en témoignent.
Aussi, à la manière des auteurs italiens de la Renaissance, place-t-il
au-dessus du bon goût, trop facilement conciliant, le « grand goût », selon
l'expression consacrée, c'est-à-dire le sublime d'une vision intérieure
intemporelle et sans concession pour les tares de notre époque.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire