C’est la même macabre
routine qui recommence. La discussion soudain interrompue et la petite musique
de l’existence désaccordée par l’annonce. Les rires qui se figent, les visages
incrédules. L’angoisse s’invite à nouveau partout. On s’inquiète de ceux qu’on
aime et qui ne sont pas là. On ressent au plus profond de soi la colère et
l’impuissance, désormais familière, l’horreur vécue par les victimes. Combien
sont-elles ? 60 ? 70 ? Plus de 80 ? Qui a fait cela ?
Que s’est-il passé ? Un camion fou responsable de tous ces morts ?
Comment ? Qui au volant ? Encore un soldat
« autoradicalisé » de l’islam…Viennent encore beaucoup de questions
sans réponses et de théories inutiles, déjà relayées dans les heures qui
suivent par l’accélérateur de particules et le grand mélangeur d’opinions des
réseaux sociaux.
On ne voudrait pas, dès le
lendemain, consulter les fils d’actualités, regarder les vidéos, les images ou
lire les statuts d’untel ou untel pour découvrir les discours va-t’en-guerre
aussi ridicules que les inutiles et répétitifs appels à la fraternité ou les
larmoyantes confessions des pèlerins de la paix de l’ère numérique. L’un veut
déjà prendre les armes. On le devine derrière son écran, se « mettant en
position » comme le Crevel de Balzac qui fait l’avantageux en imitant
Napoléon. L’autre appelle à l’amour, à l’amour et encore à l’amour, comme si ce
mot pouvait avoir le moindre sens ailleurs que dans l’espace ténu qui sépare la
bouche qui chuchote de l’oreille de l’être aimé, de celui ou celle pour qui
l’on tremble soudain à nouveau.
On
ne voudrait pas non plus assister à cet instant terrible où la télévision
publique française déraille et furète parmi les corps ensanglantés et les cris,
à la recherche d’un témoin à interviewer à côté d’un cadavre. On ne voudrait
pas non plus être tombé sur ce communiqué dans lequel le « Collectif
Contre l’Islamophobie en France » concède sept petites lignes à la
compassion et aux condoléances adressées aux familles des victimes avant d’en
revenir à ce qui préoccupe bien plus le CCIF, c’est-à-dire la préservation des
intérêts communautaires et l’appel au flicage, du moins celui qui va dans le
bon sens. L’officine énonce après l'attentat « trois points d’action
prioritaires » : 1) « Renforcer les dispositifs de protection
des lieux de culte, notamment dans la région de Nice ». On trouverait que
la suggestion est aussi incongrue qu’inutile si les deux recommandations qui
suivent ne venaient pas l’éclairer un peu plus. 2) « Accentuer la
surveillance de mouvements racistes et identitaires qui multiplient les appels
à la haine et incitent explicitement à des représailles à l’encontre de nos
concitoyens musulmans. » 3) « Ré-évaluer la politique
anti-terroriste, sur la base des rapports rendus récemment et comprendre que
les dérives de l’Etat d’Urgence ou le ciblage abusif des musulmans
amoindrissent la capacité de nos services de renseignement et, en définitive,
ne garantissent pas notre sécurité. » Voilà. Le communiqué en question a
été publié quelques heures après un attentat atroce qui a coûté la vie à au
moins 84 personnes et en a mutilé ou gravement blessé Dieu sait combien
d’autres. Alors que le sang n’a pas encore séché sur la Promenade des Anglais,
le CCIF fait les gros yeux, lève un sourcil menaçant et prévient :
attention, attention bonnes gens, que le massacre de 84 victimes innocentes ne
risque pas de donner lieu à d’insupportables amalgames et à d’intolérables
discriminations.
Oh
bien sûr, il serait peut-être trop attendre du CCIF qu’il se comporte autrement
que comme une association clientéliste et ne fasse pas étalage d’un
opportunisme bien cynique à l’occasion d’une nouvelle tragédie. Mais quand les
auteurs du communiqué, après avoir si manifestement pris prétexte du carnage
pour jouer les épiciers du désastre, se permettent en plus d’appeler enfin
« à la responsabilité des commentateurs politiques et médiatiques, afin de
rassembler nos concitoyens plutôt que de les diviser », on ne peut
s’empêcher d’avoir un peu la nausée.
Le
CCIF n’est pas seul à vouloir se servir sordidement du massacre et à substituer
avec autant de subtilité la défense de ses propres intérêts à la douleur des
victimes. Sur les réseaux sociaux se sont multipliés, de l'extrême-gauche à
l'extrême-droite, les annonces ronflantes et déclarations fracassantes des
infatigables militants dénonçant l’inefficacité de l’état d’urgence et
soulignant l’injustice de leur propre sort, pauvres opposants constamment
réprimés par le totalitarisme qui vient. Pendant la tuerie les affaires
continuent et la valse des egos se poursuit de plus belle...L’Etat Islamique
qui est sans nul doute derrière l’attentat de Nice aura encore une fois pu
montrer de manière connexe, en semant la mort et la désolation, à quel point
notre société n’est plus qu’un assemblage hétéroclite de communautarisme
prédateur et de narcissismes déboussolés. Une fois de plus, on aura vu après le
drame de Nice qu’il convient de ne pas nommer et accabler les tueurs mais que
l’on peut mépriser la souffrance des victimes. Epargnons nos ennemis et
accablons nos morts, après tout, la récente commémoration du centenaire de
Verdun n’a-t-elle pas une fois de plus démontré quel grand cas nous faisons
désormais de ceux qui ont été frappés ou ont versé leur sang au nom de la
France ?
Tout
n’est pas perdu cependant car le pays ne se résume pas encore uniquement à ces
étranges bassesses. Laissons s’abîmer dans l’oubli le communiqué du CCIF,
oublions l’affligeant reportage pour lequel la direction de France 2 a déjà,
penaude, présenté ses excuses, laissons-là les statuts, les fils d’actualité et
les réseaux sociaux, rendons hommage aux morts et souhaitons que les
responsables paient un jour pour leurs crimes. Le gouvernement répète, et à
raison, que nous sommes en guerre, sans oser nommer ceux qui, derrière l’Etat
Islamique, derrière les terroristes « autoradicalisés » en France,
derrière le salafisme de maison de quartier, tirent les ficelles et font
tourner les rouages de la terreur à coups de pétrodollars : l’Arabie
Saoudite plus que tout autre, le Qatar et la Turquie, où l'on subit encore les
conséquences du jeu trouble de Recep
Tayyip Erdogan. Il ne nous appartient pas cependant, pauvres citoyens et
chair à canon du terrorisme islamiste, de jouer à notre modeste niveau, les
justiciers des relations internationales. A notre pauvre niveau de Français
lambda, il ne nous appartient que de conserver une pensée pour ceux qui sont
morts, d’aimer et de protéger ceux qui nous sont proches et de nous habituer à
apprivoiser ce que nous n’avons plus l’habitude d’appeler ni la guerre, ni
l’histoire parce que nous ne les connaissions plus, et que nous avons même cru
naïvement ne plus les connaître. Sans posture et sans atermoiements, il faudra
bien que nous changions un peu d’âme pour apprendre à mieux comprendre cette
réalité nouvelle. Comme le disait Jean Paulhan : « Peut-être nous faudra-t-il du temps pour
réapprendre la France. Je prie seulement que l’on nous donne ce temps, que l’on
ne nous prive d’aucune raison. Que l’on ne nous cache, comme en 1914, ni le nom
des héros, ni le détail des victoires. Que l’on ne nous empêche pas de penser la guerre, si l’on nous a mal
appris à la prévoir. » Paulhan écrivait ces lignes en 1939. Espérons que
les choses tournent mieux pour nous que pour lui, mais il n’est pas encore trop
tard. « Réapprendre la France », ce n’est pas, comme les imbéciles
prophètes du retour-des-années-sombres voudraient nous le faire croire,
s’adonner à un nationalisme idiot et sectaire qui n’est que l’expression de
l’amour inconditionnel de l’entre-soi. C’est vouloir seulement défendre et
préserver le sol sur lequel vivent et grandissent ceux que nous aimons, ceux-là
qui sont devenus les cibles d’un djihad qui voudrait nous soumettre ou nous
tuer. Que les méprisables lâches qui se disent soldats de dieu et les vautours
qui se hissent sur les cadavres pour mieux diffuser leur méprisable propagande
ne se réjouissent pas trop vite : avec leur aide, nous aurons peut-être
réappris la France plus tôt qu’ils ne le croient.
Publié sur Causeur
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