On
a entendu tout au long de cette campagne de premier tour qu’il fallait voter
utile. Voter utile en votant Macron pour contrer Fillon, voter utile en votant
Fillon pour contrer Macron, voter utile en votant Hamon pour… ah, non,
celui-là, on ne l’a pas trop entendu. C’est bien là la logique pernicieuse de
l’oligarchie démocratique : tout le monde peut se présenter, mais l’on
fustige les candidats qui osent se présenter hors du bipartisme. On les appelle
les « petits » candidats, comme si, par ce sobriquet, on tentait de
leur enlever toute stature politique : rentrez chez vous les petits, ici,
c’est la cour des grands. Nicolas Dupont-Aignan appréciera, lui qui n’est qu’à
deux points du candidat PS. On rigole doucement devant Jean Lassalle, fier
député landais, qui manqua de mourir pour ses convictions, et qui, lui, se mit
véritablement en marche à travers la France, à la rencontre de ce peuple qui
est nôtre. On se moque de son accent pittoresque en oubliant que la France, ce
n’est pas que Saint-Germain des Prés, et que c’est cette diversité d’accents et
de patois qui font la richesse de notre démographie. Jacques Cheminade passe
pour un hurluberlu, un doux-dingue un peu rêveur qui veut aller dans la Lune,
tel le professeur Tournesol de Tintin. Pensez-vous ! Un programme spatial
national ? Et puis quoi encore ? On ricane devant ses velléités de
conquête de Mars, et tant pis si l’on applaudit à tout rompre lorsqu’un
investisseur privé entame exactement le même chantier. Laisser l’exploration
spatial aux mains de capitaux privés, voilà qui est bien plus rassurant que de
le laisser aux mains de l’Etat. Car depuis que la Nation n’existe plus et que
l’Etat lui a succédé, ce dernier n’est plus bon qu’à acquiescer à la politique
bruxelloise, à dépénaliser le cannabis ou à organiser des « journées
de »…
Non,
en vérité, ces candidats, ces votes inutiles sont les plus précieux, les plus
importants : ce sont de vrais votes de convictions. Ces bulletins glissés
dans l’urne sont les voix de ceux qui refusent le fatalisme du « tous
pourris ». Alors, contre le vote utile, votons inutile !
D’aucuns
me diront que je suis naïf, un doux rêveur. Peut-être. Sans doute, même. Mais
il semble que la naïveté ait le vent en poupe en ce moment. Naïveté de croire
que l’on peut sauver la France par le vote. Naïveté de croire qu’un ci-devant apparatchik
du Parti Socialiste, qui fut ministre, sénateur, et qui occupa à peu près tous
les maroquins disponibles ces trente dernières années pouvait être
« anti-système », et, enfin, naïveté de croire qu’en allant voter
Emmanuel Macron, ils feront barrage contre le fascisme, tels d’héroïques Jean
Moulin modernes. Car s’il existe moult raisons de ne pas voter pour le Front
National, voire de s’y opposer, croire que ce parti et sa présidente
représentent le ventre encore fécond de la bête immonde est d’une abyssale
stupidité. Naïveté ou aveuglement, telle est la question. Le peuple français,
depuis les années Mitterrand aime jouer à se faire peur. Coup classique de la
gauche, faire monter le FN permet d’envoyer la base militante dans la rue jouer
aux résistants de carnaval tandis que dans les hémicycles, on fait sans
sourciller le jeu de la Finance. Ce jeu de dupe devrait être éventé, depuis le
temps, mais non : grâce à des militants vieillissants et irrémédiablement
phagocytés par le système et à une jeune garde militante encore naïve, cette
arnaque grossière, vieille comme le monde arrive encore à fonctionner !
Car
le fascisme, ce n’est plus le bruit des bottes qui martèlent au pas de l’oie la
cadence de l’ordre nouveau, c’est celui des pas feutrés dans les couloirs du
parlement européen. Le fascisme moderne, ce n’est plus le salut romain, mais le
geste rapide et agile de la main qui, d’un trait de plume, paraphe un texte qui
dérégulera encore plus les marchés, donnera encore plus de pouvoir au Capital,
et appauvrira encore plus les populations européennes.
Philippe
Muray parlait en 2002 de « quinzaine de la haine anti-FN » dans un
texte qui est plus que jamais d’actualité, car l’on assiste aujourd’hui encore
à un déferlement de violence contre les électeurs FN, forcément bêtes,
forcément racistes, forcément haineux. L’adversaire doit être hideux. Plutôt
que de chercher à le comprendre (pour, par exemple, essayer de le faire changer
d’avis ?), il convient d’exorciser ce démon, de le renvoyer aux enfers
dont il est naturellement originaire. Toute la République se dresse comme un
seul citoyen pour condamner ce résultat abject. L’enfer, c’est les
autres ! Vite, courons place de la République ! Organisons des concerts
solidaires, des manifestations festives, des débats citoyens, ou des
manifestations citoyennes et des débats festifs, les mots étant
interchangeables. Les mêmes rengaines se font entendre, le bal des pleureuses
reprend ! La France a peur ! Aux armes, Citoyen ! No
pasaran ! Ressortons nos pancartes, à la cave depuis 2002, et remplaçons
le nom du père par celui de la fille ! Commandons un uber et allons
manifester place de la République. On attend toujours le filtre Facebook qui
permettra d’avoir une photo de profil aux couleurs de l’antifascisme. Ce serait
la cerise sur le gâteau.
Et
les miséreux dans tout cela ? On s’en fout. Ils sont incultes, beaufs, et
votent FN, ces salauds ! Sous-diplômés, ils ne méritent pas qu’on écoute
leurs peurs, qu’on tente de les comprendre. Ils sont la bête à abattre, ils
feraient mieux de se suicider. Ce qu’ils font d’ailleurs. En France, un
agriculteur se suicide tous les deux jours, dans le plus assourdissant des
silences. Il faut dire qu’ils sont moins sexys que les révoltés de la place de
la République, ou que les marcheurs qui suivent le sémillant Macron, prophète photogénique
des temps modernes.
Et
pendant ce temps, la Finance se réjouit. Pendant que toute la gauche fera la
queue aux bureaux de vote pour faire « barrage à la haine », la Finance
se frotte les mains. Son fascisme à visage humain sera porté en triomphe dans
les urnes. La dictature des marchés pourra continuer, « business as
usual », les plus riches pourront encore plus s’enrichir sur le dos d’un
peuple qui a adoubé son bourreau, le sentiment du devoir accompli dans le cœur.
La France bientôt uberisée pourra goûter aux joies des petits boulots payés une
misère qui font le quotidien du lumpenprolétariat d’Outre-Rhin et le bonheur
des actionnaires.
On
ira voter pour faire barrage, l’ignominie nazie en tête, alors que l’Allemagne
est bel et bien revenue, et a déjà repris le contrôle de l’Europe.
Jean-Luc
Mélenchon, et c’est tout à son honneur, a refusé de donner des consignes de
vote. Droit dans ses bottes, il aurait trahi ses convictions en appelant à
voter pour le candidat de la Finance. Et peut-être aussi parce qu’il connaît la
porosité d’une partie de son électorat avec le Front National.
Jean-Luc
Mélenchon n’est pas passé, Marine Le Pen ne passera pas, et leurs soutiens
auront cela en commun qu’ils pourront garder une image de pureté virginale de
leurs candidats respectif : eux ne pourront pas se sentir floués par leurs
poulains : difficile de trahir son idéal lorsque l’on n’accède pas au
pouvoir. Ils sont dans la meilleure des situations, celle du fantasme. Les
macronistes, eux, risquent d’avoir une sacrée gueule de bois en 2022.
En
attendant, le 7 mai, pendant que la foule dominicale se pressera pour aller
applaudir Daladier de retour de Munich, je boirai une bonne bouteille de vin
rouge, car c’en sera toujours une que Merkel n’aura pas !
Joseph
Achoury Klejman