Il
s'appelle Medhi et travaille comme garçon de café dans un des innombrables
bars-brasseries parisiens dont il porte la livrée blanche et noire, et
l'inévitable décapsuleur accroché à la ceinture comme une décoration. Il doit
avoir 22 ou 23 ans et il résume le phénomène FN chez les 18-25 ans avec un
esprit de synthèse et un sens de la formule redoutables : « des mecs
de mon âge qui votent FN, y en a plein. Des blancs, des noirs, des arabes, des
portos, tout ce que tu veux, tous Français nés en France pour qui Chirac c'est
à peine un souvenir et Mitterrand un nom dans les manuels scolaires. Les vieux
qu'ont une résidence secondaire et deux bagnoles, le FN ça les fait flipper,
ils te parlent de 68 ou de 81, nous on en a rien à foutre de 68 ou de 81, la
seule chose qu'on se dit par rapport au FN c'est 'pourquoi pas ?'. »
« Pourquoi
pas ? » Le résumé en deux mots et un point d'interrogation de toutes
les analyses prodiguées depuis des mois par les politologues qui s'arrachent les
cheveux et se perdent en conjectures savantes pour savoir si cette fois le
Front National peut arriver au pouvoir. Après avoir épuisé toutes les
combinaisons du machiavélisme politique, ils sont toujours bien en peine de
fournir une réponse aussi claire et lapidaire que celle de notre serveur
parisien. Parce que d'une part, les dernières échéances électorales ont envoyé
politologues, sondeurs et « spécialistes de l'extrême-droite » au
placard et d'autre part parce que la victoire du Front National aux prochaines
élections présidentielles est une question première dans le temps court de la
politique mais une question secondaire dans le temps long de l'évolution
sociale. Le véritable enjeu est bien celui de la montée en puissance d'une
nouvelle génération qui s'exprime dans les urnes et dans la rue à défaut de pouvoir
encore le faire autrement. C’est aussi celui de la mise au rencard de
l'interminable génération des soixante-huitards qui, plus qu’aucune autre dans
l'histoire de France aura fait preuve d'un infatigable acharnement à
s'accrocher à ses places, à son pouvoir et à ses privilèges. Il y a bien en
France un conflit de génération qui s'exprime aujourd'hui principalement à
travers la montée du Front National à laquelle répond assez symétriquement
d'ailleurs la violence accrue des banlieues et de la rue et il y a bien un
refus graduellement plus prononcé des valeurs portées par ce que l’historien
Michel Winock avait nommé la « dernière génération intellectuelle »
qui fut celle de mai 68.
Journaliste
et essayiste aujourd'hui en charge du FigaroVox, Alexandre Devecchio
appartient à la génération intermédiaire des trentenaires qui ont grandi entre
Maastricht, le 11 septembre et le 21 avril 2002. Issu du 93, il a fait ses
classes au Bondy Blog, média banlieusard né en marge des émeutes de
2005. En octobre dernier, Alexandre Devecchio a sorti un essai intitulé Les
Nouveaux enfants du siècle qui fait la part belle aux émeutes de 2005,
l’une des crêtes saillantes d’un mouvement profond que l’essayiste identifie comme
une logique d'évolution générationnelle qui structure aujourd'hui la jeunesse
française, celles des banlieues tout d’abord, qu'Alexandre Devecchio connaît
bien pour y avoir passé son enfance et son adolescence, qui « n'écoute
plus Renaud mais Alain Soral, Dieudonné, Houria Bouteldja et, de manière plus
prosaïque et plus inquiétante, le premier imam venu, forcément improvisé mais
immanquablement radical. »[1]
L’ouvrage
d’Alexandre Devecchio, divisé en trois grandes sections, entend mettre en
lumière trois courants – ou plutôt trois évolutions distinctes – qui portent
aujourd’hui la révolte des « nouveaux enfants du siècle ». La
contestation est d’abord celle de la jeunesse banlieusarde, cette
« génération Dieudonné » comme la nomme A. Devecchio, fascinée par le
complotisme, gagnée à l’antisémitisme communautaire et séduite en partie par le
djihad. C’est ensuite et parallèlement la révolte de la « génération
Zemmour » qui s’exprime aujourd’hui, en particulier à travers le vote FN
et les mouvances identitaires, celle des petits blancs des pavillons de
banlieue qui ont grandi sous la grisaille péri-urbaine, ont pour horizon le
chômage de masse et pour quotidien la délinquance endémique des
« territoires perdus de la République »[2]. Enfin, le
troisième visage de la révolte est celui, toujours selon la terminologie
d’Alexandre Devecchio, de la « génération Michéa », cette jeunesse
catho-écolo qui a battu le pavé lors de la Manif Pour Tous, se vit décroissante
et tradi, et a repris le flambeau de l’expression politique sans que la classe
politique ou la gauche de gouvernement ne prévoit le retour de cet effet
boomerang en 2012, à travers le mouvement des Veilleurs et la renaissance d’un catholicisme politique, polémique
et combattif, largement teinté de doctrine sociale. Ces trois mouvements de
jeunesse ont pour traits communs d’échapper à la vieille classification
droite-gauche et de réinventer une contestation face à laquelle le pouvoir
politique et la sphère médiatique apparaissent désemparés, vieillissant et impuissants.
Patrick Buisson avait prophétisé dans La
Cause du Peuple en 2016 les conséquences politiques que le séisme entraîné
par le courant de la Manif Pour Tous allaient entraîner. Les conséquences sont
là : le Front National fait la course en tête, au coude-à-coude avec
Emmanuel Macron, les ténors d’un Parti Socialiste en passe d’imploser tentent
piteusement de se recycler en basculant dans le centrisme libéral tout en
proclamant qu’ils sont toujours de gauche, les électeurs des primaires de
droite ont consacré le candidat le plus traditionnaliste en la personne de
François Fillon en congédiant sèchement Alain Juppé et Nicolas Sarkozy.
L’exemple pathétique de Robert Hue, ex-communiste rallié au macronisme
libéral-libertaire pourrait à lui seul traduire le désarroi d’une classe
politique soucieuse de sauver ses places puisque le combat des idées a été
perdu faute désormais de combattants.
En
arrière-plan de cette déroute politique généralisée dont la campagne
présidentielle offre le triste spectacle, le mouvement de fond de la
contestation générationnelle instruit le procès de la deuxième moitié du XXe
siècle. Dans les trois cas, « Dieudonné », « Zemmour »,
« Michéa », le rejet plus ou moins violent des valeurs établies par
la génération 68 est manifeste, il n’est pas tant d’ailleurs celui des valeurs
que celui des représentants de la génération 68, qui occupent depuis trop
longtemps le devant de la scène. Pour l’ensemble hétéroclite formé par les
trois jeunesses identifiées par Devecchio, Mai 68 n’est pas forcément « un
bloc » mais l’on ne supporte plus en revanche le discours lénifiant des
aînés moralisateurs au gâtisme bien-pensant et au jeunisme débilitant.
Si
l’ouvrage d’Alexandre Devecchio apparaît aussi bien écrit que prophétique lui
aussi, puisqu’il analyse, à partir de nombreux témoignages – et c’est là toute
sa force – une évolution profonde dont la traduction médiatico-spectaculaire
est aujourd’hui l’immense cafouillage présidentiel, on apportera cependant
quelques nuances à l’analyse proposée par A. Devecchio, la première reposant
sur la difficulté à mettre exactement sur le même plan « génération
Dieudonné », « Zemmour » et « Michéa ». Rendons
justice à l’auteur : lui-même établit fort bien la distance qui peut séparer
un aspirant djihadiste radicalisé d’un « veilleur » de la MPT et
démontre fort bien dans son ouvrage de quelle manière problématiques
socio-économiques, culturelles et migratoires définissent et séparent des
univers aussi disparates. Cependant, on peut deviner que les dénominations adoptées
– génération « Dieudonné », « Zemmour »,
« Michéa » - traduisent aussi la séduction des figures qui peut
s’exercer de façon bien compréhensible sur l’essayiste. On pense, encore, à
Michel Winock, et à son magistral Siècle
des intellectuels[3],
qui lui aussi sacrifia à l’imagerie des « grandes figures » pour
diviser en trois parties un monumental essai qui traitait après tout de
l’histoire des intellectuels et des grandes figures de la pensée
française : « Les années Barrès », « Les années
Gide », « Les années Sartre ».
Nous
voilà en 2017, bien loin des années Sartre et c’est le premier mérite de
l’ouvrage d’Alexandre Devecchio que d’avoir cherché à s’appuyer sur le réel,
sur les auteurs et les acteurs pour tenter de dessiner un visage aux nouvelles
générations qui s’avancent. Mais il n’est pas certain que l’humoriste
Dieudonné, le polémiste Zemmour ou le philosophe Michéa traduisent à eux seuls
toute la sensibilité d’une multiplicité de courants et de groupes sociaux dont
les revendications ne se sont nullement encore cristallisées au point de
posséder une véritable cohérence générationnelle et intellectuelle. Dans le cas
de la « génération Dieudonné », c’est la violence qui prédomine chez
les fractions actives et les franges radicales. Chez les « Zemmour »
ou les « Michéa », c’est l’agitprop, les plumes ou les voix
d’individualités montantes qui ne définissent pas encore tout à fait à eux
seuls une génération. Du moins les principaux chefs d’accusation sont-ils
précisés et l’adversaire précisément désigné, comme le synthétise
Devecchio : « A travers la MPT, par delà la question du mariage
homosexuel, c’est bien cette néobourgeoisie désormais mondialisée qui est
contestée et son hédonisme qui est mis en cause. »
A
ce titre d’ailleurs, on pourra faire écho ici aux critiques adressées à
l’ouvrage de Devecchio tout en les relativisant. Le sociologue Thomas Guénolé
reconnaît ainsi qu’Alexandre Devecchio « étudie sérieusement les sympathisants voire les militants de l’islamisme,
du djihadisme, de l’identitarisme, ou encore du catho-traditionnalisme, mais il
ne se soucie pas d’établir ce que pèsent ces gens dans le total de la jeunesse
d’aujourd’hui. S’il l’avait fait, il aurait constaté que dans la population
jeune de la France de ce début de XXIe siècle ces radicalités sont massivement
minoritaires. »[4] Les sociologues ont le souci
des statistiques précises et des logiques de rapport de force entre groupes
sociaux. On objectera cependant à Thomas Guénolé que la majorité
« massivement minoritaire » reste bien souvent silencieuse, laissant
le soin aux minorités agissantes ou aux avant-gardes révolutionnaires – pour
reprendre les termes de Georges Sorel ou Vladimir Illich Lénine – de provoquer
les séismes de grande ampleur. Si le paysage socio-culturel décrit par A. Devecchio
ne rend pas complètement justice à la composition socio-politique de la
jeunesse française, elle ne tombe pas forcément dans le faux en distinguant
plus précisément les lignes de crêtes d’une contestation disparate et montante.
L’autre critique, plus recevable sans doute, formulée
à l’encontre de l’ouvrage de Devecchio, est d’avoir finalement oublié dans son
exposé sur la jeunesse, une grande partie de cette jeunesse : celle qui de
Nuit Debout qui a cru faire de la place de la République à Paris l’épicentre
d’une nouvelle révolution très parisienne et celle, plus provinciale, qui fait
remonter des ZAD et des campagnes un vent de contestation soufflant directement
en provenance du monde rural déshérité qu’Henri Mendras a décrit dans La fin des paysans[5]
ou La Seconde Révolution française[6].
Il est injuste en effet de négliger le courant zadiste, qui traduit de manière
chaotique et plus ou moins cohérente sur le plan idéologique, un malaise social
et générationnel qui pèse de tout son poids aujourd’hui sur la société
française et qui ne peut être ignoré. A la rigueur, on peut même observer que
le clivage Paris-Province se superpose ici au clivage générationnel pour
traduire sous des formes très diverses l’achèvement de la plus grande
transformation que la France ait connu : celle de la disparition du monde
rural tel qu’il a existé jusqu’au dernier quart du XXe siècle. Le mouvement des
ZAD est à ce titre loin d’être une réédition des mouvements terriens
soixante-huitards, même s’il en reprend en partie les codes et les discours, et
il traduit dans ses revendications une réalité beaucoup plus concrète :
celle du chômage qui touche dans les régions les plus sinistrés un tiers des
jeunes ruraux et s’accentue à mesure que le mouvement de concentration des
terres et l’essor de la grande distribution soumet la société française à une
logique toujours plus impitoyable. C’est une thématique que Devecchio aborde
disons par la bande, avec la troisième partie de son ouvrage, consacrée à cette
génération « Michéa » qui emprunte aussi à Jacques Ellul ou à Michel
Clouscard de nombreux éléments critiques mais l’on reprochera peut-être – mince
reproche – à l’ouvrage d’A. Devecchio de passer un peu plus vite sur cet aspect
des choses.
On sera moins tendres avec Nuit Debout que Thomas Guénolé reproche à A. Devecchio d’avoir
oublié. A juste titre, le sociologue remarque que la montée en puissance de
Jean-Luc Mélenchon montre qu’une jeunesse radicalisée à gauche s’installe bien
dans le paysage politique entre la tentation islamiste et la montée en
puissance de la revendication identitaire. Pour autant, Nuit Debout n’a-t-il pas représenté au final qu’un épiphénomène
dont l’importance fut grandement exagérée par les médias ? « Nuit Debout, remarque A. Devecchio,
comme Occupy Wall Street, est un
mouvement tombé amoureux de lui-même. (…) A la fin des fins, le mouvement aura
surtout révélé le fossé culturel entre le peuple des grandes métropoles et les
classes populaires des banlieues et des campagnes. » On ajoutera que Nuit Debout, pour s’être contentés –
comme les altermondialistes du début des années 2000 – d’agglomérer un
assortiment hétéroclites de revendications no
borders et s’être cantonné à l’art de l’imitation en se concevant comme un
succédané soixante-huitard urbain, festif et surtout très à côté de la plaque,
a négligé un élément capital de la révolte de jeunesse : savoir dire merde
à papa.
Que sortira-t-il en tout cas de cette contestation
hétéroclite ? A l’instar de Guénolé on peut imaginer que la montée en
puissance de Mélenchon peut fédérer une partie de la jeunesse révoltée de
gauche. Mais à l’image de Devecchio, on peut aussi croire en la convergence des
luttes, transcendant les oppositions de classe pour exprimer véritablement un
ressenti générationnel : « En 1789, comme en 1968, les révolutions
n’avaient été rendues possibles que par l’alliance, au moins temporaire, entre
le peuple et une partie de la bourgeoisie. » A partir de là, et c’est
l’ébauche d’un projet politique sur lequel se conclue l’essai, Devecchio se prend
à imaginer une alliance « entre petits blancs des pavillons
lointains » et « jeunes catholiques et assimilés », formant un
nouveau front de contestation face à la fois à un communautarisme
sécessionniste et à une élite aux aspirations mondialistes et hors-sol.
Difficile de dire quel avenir politique la société française peut donner à ces
convergences mais on peut au moins observer que le Front National est porté par
un électorat singulièrement plus jeune que celui de l’infortuné Benoit Hamon,
dont la chute ne cesse pas dans les sondages, tandis que Mélenchon séduit
toujours plus majoritairement les trentenaires et qu’Emmanuel Macron, nouvel
icône pop et « jeune » de l’idéologie libérale-libertaire dispute une
partie de l’électorat quinquagénaire et sexagénaire de François Fillon en y
agrégeant les déçus du PS. Pendant ce temps, le djihadisme recrute désormais
sur les bancs de l’école. « La jeunesse sait ce
qu’elle ne veut pas avant de savoir ce qu’elle veut », disait Cocteau.
Alexandre Devecchio. Les nouveaux
enfants du siècle. Djihadistes, identitaires, réacs. Enquête sur une
génération fracturée. Les éditions du Cerf. Octobre 2016.
[1] Alexandre Devecchio. Les nouveaux
enfants du siècle. Djihadistes, identitaires, réacs. Enquête sur une
génération fracturée. Les éditions du Cerf. Octobre 2016. p. 38
[2] Les territoires perdus de la République : Milieu scolaire, antisémitisme, sexisme. Editions Mille et Une Nuits. 3 septembre 2002)
[3]
Michel Winock. Le Siècle des
intellectuels. Seuil. 1997. (Points Histoire. Poche. 2014)
[4] Thomas Guénolé. « "Les Nouveaux Enfants du siècle" d'Alexandre Devecchio : les failles de la pensée néo-réac ».
12-12-2016. http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1631396-les-nouveaux-enfants-du-siecle-d-alexandre-devecchio-les-failles-de-la-pensee-neo-reac.html
[5]
Henri Mendras. La Fin des paysans. Actes Sud,
1992 (édition originale 1967).
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