On
ne devient pas le plus célèbre prisonnier des Etats-Unis par l’effet du hasard.
Les crimes sauvages, perpétrés dans la chaleur suffocante de l’été 1969, par la
« Famille Manson » révèlent l’autre facette de l’American way of life : celle du cauchemar sous acides. Depuis cette date, le regard magnétique de Charles Manson tient l'Amérique sous la menace du "démon", menace d'autant plus forte que la nation est placée sous le signe de Dieu (God bless America). En vérité, les deux versants du rêve communient ensemble dans la société du spectacle qui naît à l’orée des années 1970 :
Manson en est à la fois l’icône et la victime. Il représente le mal absolu
dont le système a besoin pour se prévaloir du souverain bien.
Depuis
cette date, la partition a été jouée de multiples fois avec, d’un côté, les
rebelles de la contre-culture qui se gargarisent de renverser toutes les idoles
et, de l’autre, les représentants du système qui font rempart de leurs corps
institués pour assurer aux « bons » citoyens un semblant de sécurité.
Pendant ce temps, à l’ombre du spectacle, la machine économique dédouble de
férocité pour soumettre l’ensemble du vivant à la valeur marchande. En effet, c’est
le capital « qui a brisé toutes les distinctions idéales du vrai et du
faux, du bien et du mal, pour asseoir une loi radicale des équivalences et des
échanges, la loi d’airain de son pouvoir »[1] ?
Dans
ce contexte, Charles Manson a finalement joué le rôle qu’on attendait de lui :
celui du double maléfique. La part du mal à laquelle toute société est
inévitablement confrontée quand bien même ladite société se prétend « démocratique »
et « humaniste ». Or, à l’évidence, cela relève de la fable. Au
contraire, Manson est un pur produit du système. Il appartient à la fraction de
plus en plus importante des individus qui ne servent à rien dans le système de
production, ceux que l’on appelle des « rebuts » : « ce qu’il
y a de plus vil, de plus méprisable dans un groupe ». Il est simplement l’un
de ces « hommes en trop » qui se retourne contre le système dont il
est le pur produit.
Manson
en a parfaitement conscience lorsqu’il déclare aux juges, non sans provocation :
« Ces enfants qui viennent à vous avec leurs couteaux sont vos enfants. C’est
par vous qu’ils ont été éduqués ». En effet, le « gourou » sait
de quoi il parle : fils d’une mère alcoolique et d’un père inconnu, il est
éduqué par des tuteurs sadiques avant d’être envoyé en maison de correction et
dans divers établissements pénitenciers pour de multiples infractions. En 1967,
à la veille de sa dernière libération, il fait d’ailleurs savoir aux gardiens
qu’il n’a aucune envie de retourner avec les « maniaques du dehors ».
On connaît la suite. Manson profite de son magnétisme indéniable pour se couler
dans la contre-culture naissante : psychédélisme sous LSD, vie
communautaire « libre », discours pseudo-spirituel, encens et
bricolage musical, etc. Sans oublier, bien sûr, l’autre versant de cette
culture soi-disant alternative : solitudes désolées, narcissisme maladif et
délires égotiques.
En
tous les cas, Manson prépare sa revanche contre la société. L’élaboration du
plan ne relève pas le moins que l'on puisse dire du génie criminel : il compte faire assassiner de riches blancs en
utilisant les symboles des Black Panters
afin de provoquer une guerre raciale au terme de laquelle il apparaîtra comme
le sauveur ! A cet égard, il faut rappeler que Manson n’est pas l’assassin
mais le commanditaire de la dizaine de meurtres qui vont émailler la conduite
rocambolesque de ce plan. Il est rapidement arrêté avec plusieurs membres de sa
« famille psychédélique ».
Le
procès qui s’ouvre le 15 juin 1970 sera le plus long et le plus onéreux des
Etats-Unis. Il inaugure la justice spectacle. Dignes de Hollywood, tous les
acteurs se surpassent pour élever le fait divers au rang de récit mythique.
Charles Manson en tête, la petite frappe se métamorphose en gourou satanique
qui s’est rayé lui-même de la société, comme est censé le prouver la croix
gammée qu’il s’est incisé entre les yeux. Le procureur développe un trésor d’ingéniosité
pour transformer les crimes crapuleux en un véritable plan diabolique orchestré
contre l’ordre établi. L’une des accusée, Susan Atkins, avouera plus tard que l’interprétation
délirante de la chanson « Helter Skelter » des Beatles (comme
motivation des crimes) lui a été fortement inspiré par les enquêteurs. Au plus
haut niveau de l’Etat, c’est le président lui-même, Richard Nixon (fraîchement élu
en 1969), qui se sert du procès pour se draper dans les oripeaux du protecteur
de la nation. Le public éberlué suit les épisodes du procès comme celui d’une
série en attendant que le rideau tombe. Le 29 mars 1971, Manson est condamné à
la peine de mort – sentence commuée en peine de prison à vie en 1972. On le
sait d’avance, le tueur en série qu’il n’est pas et que se plaisent à
décrire les journalistes ne sortira jamais de prison. C’est l’autre rançon de
la célébrité. Il s’est éteint le 19 novembre 2017.
Cette
affaire nous semble symptomatique d’une nouvelle gestion des affects en milieu
capitaliste inhospitalier. Le cas Manson a permis d’absolutiser une figure
somme toute banale du crime pour en faire un mal originaire, impénétrable, avec
ses réminiscences religieuses et son lot de sensationnalisme. En contrepoint, l’Etat
joue sur toutes les palettes de la peur des citoyens (sexe, drogue, secte) pour
se présenter comme le gardien des valeurs et le garant de l’ordre. Ce qui n’était
sans doute pas prévu au départ, c’est que la figure de Manson n’a cessé d’attirer
à elle de nombreux artistes qui en ont fait l’un des mythes constitutifs de la
contre-culture. Par ce phénomène, il a tout simplement été possible de
convertir le ressentiment des déclassés et autres rebuts du système en
décharges culturelles – l’on sait comment les révoltes de mai 68 sont devenus à
la fois le carburant et l’alibi du néolibéralisme.
Cette
posture s’est finalement démultipliée au cours des années suivantes pour former
les deux versants d’une même réalité sociale : sa face transparente et sa face
nocturne – les deux étant intimement liés dans la répartition et l’inversion
des rôles. Aujourd’hui, les gagnants de la mondialisation s’abreuvent très largement
à la contre-culture tandis que cette dernière fonctionne tranquillement avec
les codes du marché. Les traders se prennent volontiers pour des gangsters sans
foi ni loi – Mathieu Pigasse est un « punk de la finance » ! –
tandis que les bonnes consciences altermondialistes en appellent au
développement durable. On comprend mieux pourquoi, dans un tel monde, Charles
Manson est devenu l’icône de la contre-culture comme Che Guevara est celle de
la révolution. L’un et l’autre ont été vidés de leur substance et parfaitement
intégrés dans le dispositif spectaculaire-marchand.
Profitons
du centenaire de la naissance de Jean-Pierre Melville (1917-1973)
pour dire quelques mots de son avant-dernier film, le très mythique
Cercle rouge.Evoquer Melville,
pour nombre de journalistes, cela consiste surtout à parler de son
côté excentrique - Stetson et lunettes noires parmi d'autres
singularités - ou encore à s'indigner vertueusement de
l'autoritarisme qu'il manifestait sur les plateaux de tournage. Mais,
de tels traits pouvant sans conteste se trouver chez les plus
médiocres metteurs en scène comme chez les plus talentueux, s'en
préoccuper nous avancerait si peu qu'on préfère s'attacher à son
oeuvre, même si c'est nettement moins original selon les
chroniqueurs à la mode.
Pour
ce faire, pourquoi choisir Le cercle rouge ? Trois ans après sa
réalisation, le cinéaste disparaît et ce long-métrage reste,
parmi tous ceux de son cru, celui qui remporta le plus grand succès.
Pour autant, ce film n'est pas toujours considéré comme le plus
emblématique de sa production (beaucoup
lui préfèrent Le samouraï), ni forcément comme le plus
réussi (pour le scénariste américain Paul Schrader, ce serait
plutôt L'armée des ombres). Quoi qu'il en soit,
envisageons-le comme une variation donnée - et non comme la
quintessence improbable - de l'art et de la vision du monde de son
auteur.
Nous
n'aborderons ici Le cercle rouge qu'à travers un prisme
donné. En l'occurrence, le rapport entre la fatalité qui semble
planer au-dessus des trois hors-la-loi (interprétés par Alain
Delon, Gian Maria Volonte et Yves Montand) et la nature des liens qui
apparaissent entre les différents personnage (policiers compris) au
cours du récit.
L'intrigue
peut se résumer à ceci : la rencontre de trois truands, leur projet
de casse d'une grande bijouterie parisienne, la réalisation réussie
de celui-ci et, pour finir, leur échec devant la police, qui les
abat tous les trois. Autant dire que ce n'est pas le schéma général
de cette histoire, récurrent dans le genre policier, qui fait
l'intérêt du film. Tout est dans la mise en scène, nous dira-t-on,
et on aura raison. Encore convient-il de ne pas oublier en vue de
quels thèmes et de quelle vision cette mise en scène est élaborée.
Point
essentiel, Melville accorde la plus haute importance à la nature
profonde des liens existant entre les personnages. Liens qui peuvent
relever, en somme, du rapport de force, de l'intérêt ou de la
confiance. Concernant le lien de confiance, le cinéaste pointe avec
gravité un phénomène oscillant entre force et fragilité et
touchant aux fondations de la société comme aux fondements de
l'ordre du monde. Dans cette perspective, la scène de la rencontre
entre les hors-la-loi Corey (Delon) et Vogel (Volonte) dans un champ
désert, donne à voir, par son dépouillement et une certaine
solennité, ce qui se joue de capital quand la confiance s'établit
et remplace la défiance initiale. Le spectateur assiste à une
transformation, banale en soi mais dotée ici d'une densité
palpable. De la confrontation qui s'annonçait, l'arme au poing, on
passe à l'accord sincère. Au cours de cette scène, les deux hommes,
debout, restent à distance la plupart du temps, ce que souligne
l'espace semi-vide autour d'eux. Peu de paroles sont échangées
(juste de quoi leur faire saisir la proximité de leurs situations
respectives), mais des objets sont transmis (paquet de cigarettes,
briquet), plus exactement lancés et saisis donc acceptés, ce qui
vaut pacte. A certains égards, c'est la logique traditionnelle du
don et du type de relation consécutif, logique anthropologique bien
connue et analysée par Marcel Mauss,
qui est ici exposée visuellement. De plus, certains des plans
laissent poindre la dimension cosmique d'un tel instant. Cadrage
oblige, on voit ainsi le lien de confiance entre les deux truands
s'établir - loin du milieu urbain et de ses artifices - simplement
entre le sol boueux du champ et le ciel hivernal, entre terre et
ciel. A partir de ce moment, les deux individus resteront solidaires,
jusqu'à la mort.
Le
même type de lien associe Jansen (Montand), le troisième truand,
aux deux autres. A travers son cas, on comprend à quel point le
rapport de fidélité ainsi constitué dépasse l'intérêt
personnel. En effet, une fois le vol commis et alors qu'il a refusé
sa part, il continue à prendre des risques en ne lâchant pas ses
collègues lors de la phase ultime que représente le contact avec le receleur. Attitude noble qui lui sera fatale.
La
« balance » comme contre-modèle
Du
point de vue dramatique, ce qui fait ressortir toute l'importance de
ce lien de solidarité, c'est la possibilité de sa transgression.
Tel est en effet l'un des thèmes de prédilection du cinéaste, que
traduit la figure de l'indicateur, traître et délateur, présente
dans nombre de ses films, notamment Le doulos et Le deuxième souffle. Ici, le premier traître apparaissant dans le
récit est un ancien compagnon de Corey. Après avoir profité du
séjour en prison de Corey pour lui tourner le dos et lui ravir sa
compagne, il va, après le casse, jusqu’à favoriser sa chute en
participant de manière indirecte mais délibérée au piège de la
police. A ce triste sbire s’ajoute un « traître » plus
important. Par la place qu’il tient dans le récit et par le fait
qu’il représente le cas intéressant d’un délateur contre son
gré : Santi (interprété par l’excellent François Périer),
patron d’une boîte de jazz et proche de Vogel. Face aux pressions
exercées sur lui, Santi déclare sans ambages au commissaire Mattéi (Bourvil) que « rien ne peut modifier la nature profonde d’un
homme » etqu’il n’est pas un
indicateur. Pourtant, Mattéi réussit àtrouver le chantage ignoble de nature à le faire parler et
donc trahir.
Dans
ce milieu, le défaut de solidarité, lorsqu'il culmine dans la
vilénie de la « balance », appelle la sanction mortelle
de l'honneur outragé, ceci afin de bien marquer la valeur suprême
du lien bafoué. Cette valeur, Le cercle rouge l'illustre
cependant en soulignant le caractère indéfectible de la solidarité
entre les trois auteurs du casse, plutôt qu'avec la sanction du
traître comme dans les films antérieurs.
Il
l'illustre aussi en montrant que la confiance de Vogel à l'égard de
Corey se rattache à la non-dénonciation préalable du premier (alors inconnu, traqué et caché dans le coffre de la
voiture) par le second lors d’un bref épisode de contrôle policier sur la
route. Le thème de la transgression apparaît donc également en
négatif et, à ce titre, constitue une façon originale de
déclencher la logique traditionnelle du don, que l'on voit se
déployer ainsi : gratuité du geste assortie de risque, gratitude en
retour, solidarité réciproque. Notons qu'avec cette gratuité
initiale, on se situe manifestement au-delà des règles de la pègre.
Les films policiers de Melville échappent au contexte policier.
Ceci
rend nécessaire une précision. Pour désigner la « morale »
propre aux malfrats des films noirs des années 40 à 60, il est
d'usage de parler de code d'honneur. Le problème est qu'une telle
expression renvoie souvent aux règles en vigueur dans les
organisations mafieuses, c'est-à-dire dans des cadres socialement
très rigides, de type communautariste. Or, chez Melville, le lien de
solidarité et sa sanction éventuelle sont beaucoup plus personnels.
En particulier dans Le cercle rouge, ce qui marque d’ailleurs
une évolution par rapport au Deuxième souffle, où l'aspect
mafieux restait présent en toile de fond. Tout indique que Melville
tend à s'affranchir du modèle américain (sa référence initiale),
dans lequel le fameux code d'honneur repose surtout sur un souci
d'efficacité, dernier mot du banditisme organisé. Outre-Atlantique,
le « code » en question, c'est en quelque sorte la forme
que prend le management, appliqué avec ses normes et sa brutalité
au domaine du crime. Avec l'européen Melville, tout imprégné de
cinéma américain qu’il puisse être, le code d'honneur a plus à
voir avec la common decency. Au-delà du caractère vital de
la solidarité entre pairs, l'enjeu est alors l'éthique de base
régissant la relation de personne à personne, la fidélité à
l'ami et, par là, à soi-même.
D'où,
en définitive, ces scènes de personnages seuls s'observant dans un
miroir, présentes dans chacun de ses meilleurs films. A ce propos,
faisons un bref détour par son film-phare, Le samouraï :
dans la scène célèbre où le héros ajuste son chapeau devant une
glace, il ne s'agit pas seulement d'élégance au sens esthétique,
mais aussi et avant tout - l'évidence s'impose - de tenue morale. Si
l'on veut comprendre quelque chose à l'univers melvillien, on ne
peut pas faire l'impasse là-dessus. Tout se ramène à une simple
question : pouvoir se regarder dans la glace.
Dans
Le cercle rouge comme dans ses films antérieurs, ce n'est pas
seulement le code d'honneur qui peut être transgressé, mais aussi,
naturellement, la loi. De fait, policiers et truands l’enfreignent.
Cependant, comme la police sert l'ordre institué, elle a beau jeu de
sanctionner les manquements des hors-la-loi, alors même qu'elle use
de tromperies et de manipulations, ce que s'interdisent précisément
les seconds. Il y a donc là quelque chose de faussé dans le rapport
de force entre les deux instances. En fin de compte, ce déséquilibre
constitue un piège plus redoutable que
n’importe quel traquenard policier. D'autant plus que
l'institution étatique, par le biais de certains membres de la
police et de l'administration pénitentiaire, donne l'exemple en
matière d'infraction, allant jusqu'à tenter
le hors-la-loi. On constate en effet que pour chacun des
trois truands, c'est de l'institution que vient, d’une manière ou
d’une autre, l'incitation à transgresser l’ordre légal.
Pour
Corey, c'est l'un des gardiens de prison qui, la veille de sa
libération, lui fournit le tuyau du casse et insiste vivement,
devant son refus initial, pour qu'il saisisse cette occasion. Dans le
cas de Jansen, ancien policier, ce sont ses précieuses compétences
acquises dans la police en matière de tir et de balistique qui le
font participer au vol et rendent d'ailleurs possible ce dernier.
Quant à Vogel, c'est le feu rouge grillé volontairement par la
voiture de police, dans laquelle il est emmené, qui le désinhibe et
le décide, quelques heures plus tard, à s'évader en brisant la
vitre d'un train. A noter que cette scène du feu de signalisation
grillé est la scène d'ouverture du film. Plus encore, le premier
plan de cette première scène, plan hautement symbolique, montre le
feu passant au rouge, autrement dit un cercle rouge. Or, il s'avère
que cette infraction initiale, due à la police, amorce le cercle
vicieux des transgressions venant ensuite de part et d'autre, dans
une configuration où les truands respectant
les « idées anciennes », c'est-à-dire certains
interdits, ne peuvent que perdre la partie. Dans la même
perspective, remarquons-le, les premiers coups de feu sont
tirés par le commissaire Mattéi, en l’occurrence sur son
prisonnier, Vogel, qui vient de lui échapper. Coups tirés dans le
dos d’un homme sans arme, qui plus est. Il le rate, mais, dès
lors, un processus est lancé. Le cercle vicieux qui se met en
mouvement acquiert la dynamique sanglante de la violence et devient
cercle rouge, parcours tragique.
Ordre
légal cynique et valeurs anarcho-féodales
Qu'est-ce
à dire ? Au-delà des conventions du genre, Melville prendrait-il
position pour les voyous contre les forces de l'ordre, pour le
brigandage contre le droit ? Ou, du moins, mettrait-il les deux
catégories sur le même plan ? Non, bien sûr. Comme on l'a vu, son
attention se porte, pour une bonne part, sur la nature des liens
entre les individus, sur l'impact de la fidélité dans un groupe
social donné et sur l'éthique personnelle impliquée. Il va de soi
que, pour lui, les attitudes nobles et les comportements bas
traversent aussi bien le camp des hors-la-loi que celui de la police.
Ce qu'illustre clairement le contraste entre les types de personnages
au sein de chaque camp. Lui, qui, tentant de se définir
politiquement pour répondre à un journaliste (dans les Entretiens
avec Rui Nogueira), se qualifie d’anarcho-féodal (sic), en
tient pour un ordre social fondé sur des règles légitimes et ne
critique pas l’institution en soi. En revanche, un certain
dispositif politique proprement moderne est dans son viseur.
A
ce propos, il faut prendre en compte l'expérience décisive qu'a été
pour Melville, pendant l'Occupation, sa participation active à la
Résistance. En cette période où le légal et le légitime,
d'ordinaire associés, se retrouvent souvent face à face, les
critères habituels changent. Il faut revenir aux fondamentaux et
redonner leur valeur aux liens entre personnes. Fiabilité de la
parole donnée ou félonie. Aussi, comme une perception attentive
l'enseigne, les leçons brûlantes de la guerre ont-elles formé la
matrice souterraine de la fiction melvillienne, non seulement dans
les films portant sur cette période (3 sur les 13 réalisés) mais
aussi dans les films noirs. De fait, il fait peu de doute que cet
univers de hors-la-loi soucieux d'éthique, confrontés à la menace
permanente de la trahison et à une police défendant l'ordre établi
par des moyens dérogeant parfois au droit et à l'honneur (police
qui parvient ainsi à faire plier l'inflexible Santi en arrêtant son
fils, méthode typiquement « guestapiste »), ne soit une
transposition du monde héroïque et fiévreux des résistants.
L'indicateur, figure obsédante, y est l'autre nom du
traître-collabo.
Naturellement,
il ne s'agit pas là d'une lecture à clef. Car ce n'est pas à la
période de l'Occupation que renvoient les films noirs de Melville,
mais à certains questionnements que celle-ci fit surgir en déchirant
le voile ordinaire des conventions et du pouvoir légal. Les méthodes
de l'état vichyste ont pu ainsi révéler des aspects insoupçonnés
et inquiétants de l'Etat moderne lui-même. Lequel, sous ce jour,
semble être avant tout une mécanique puissante et compartimentée
(comme le train dont s’échappe Vogel), une technique
d'organisation efficace et impersonnelle (comme le dispositif déployé
pour traquer le fugitif) et surtout une entité axiologiquement
neutre en dépit des scrupules éventuels de ses agents (le
commissaire Mattéi, on le voit bien, n'est pas un mauvais homme, il
obéit aux injonctions de sa hiérarchie). En outre, les conditions
spécifiques de la Résistance ont fait remonter à la surface la
tradition de liens communautaires fondés sur la loyauté et la
valeur personnelle plus que sur la structure englobante.
Questionnements qui demeurent. Pour développer librement les thèmes
qui en procèdent et qui lui tiennent à coeur, Melville s'est
patiemment forgé un espace mythique autonome, à partir des codes du
film noir. D'où le caractère inimitable de ses films, non
réductible à une esthétique, par ailleurs orientée à cette fin.
Du
point de vue de la forme, Le cercle rouge constitue un
aboutissement pour le cinéaste, qui associe abstraction et
incarnation selon un dosage audacieux mais plus juste que jamais. Le
but est de faire de l'espace filmé une dimension concrète du
tragique. Concrète ? En effet, si la fatalité semble attachée
aux trois auteurs du casse, il convient de saisir ce qui se joue en
réalité. Le tragique ne tombe pas du haut d'un Olympe capricieux et
sadique sur des individus malchanceux. C'est l'interaction
particulière des différents liens en cause, c'est la distorsion
secrète dans l'affrontement entre les protagonistes, du fait de leur
inégalité devant le respect des conventions non écrites, qui
provoque un enchaînement tragique des faits.Or, dans ce contexte,l’avantage
est du côté de ceux (truands ou policiers) qui bafouent la
traditionnelle fides. Ainsi, l'ordre du
cosmos se trouve outragé à travers une configuration humaine bien
précise. Melville réintroduit donc la dimension cosmique
consubstantielle à la tragédie avec une mise en scène visant à
faire surgir la mécanique de l'engrenage à partir du terreau
existentiel. Sa recherche de l'épure passe par le terrain, espace
vécu sans médiation, pour le transfigurer. D'où ces images de
forêt et de campagne, tranchant avec le cadre urbain systématique
du film noir hollywoodien des précédentes décennies. D’où
le minutieux découpage de la scène du casse, permettant d’incarner
ce moment crucial dans une temporalitéplus
dense. D'où encore l'ambivalence de certains personnages (Jansen,
Mattéi, Santi) et de leurs choix, évoqués sans pathos. Ces mêmes
personnages apparaissent ainsi aux antipodes des figures archétypales
des grands classiques, comme par exemple The Asphalt Jungle (Quand la ville dort)de John Huston,histoire d’un casse également, qui s'en tient au registre
romantique d’une poétique de l'échec.
C'est
dire si Melville a su dépasser les emprunts
faits aux réalisateurs américains admirés de lui. Vis-à-vis de
ses modèles, il évita toute servilité. Son regard
intérieur ne puisait pas exactement aux mêmes sources.
Sur
une photographie bien connue prise en 1934, Kurt Schuschnigg, qui fut
chancelier d’Autriche de 1934 à 1938, prend solennellement la
pose, digne et impavide. L’image retenue par l’histoire a subi de
légères retouches. Au cours des recherches qu’il a effectuées
pour nourrir son dernier livre, L’Ordre
du jour,
qui vient d'obtenir le prix Goncourt 2017, Eric Vuillard a trouvé à la
Bibliothèque Nationale de France la version originelle de cette
photographie, bien différente de ce portrait en majesté. L’homme
politique a l’air un peu ahuri, la poche de son costume est
froissée et un objet non identifié (une plante verte ?)
apparaît, à droite de l’image. Mais le grand public n’a accès
qu’à la version officielle : « celle
que nous connaissons a été coupée, recadrée ».
Photographie de Kurt Schuschnigg en 1934
L’Ordre
du jour, bref récit de l’anschluss, invasion de
l’Autriche par l’Allemagne qui eut lieu en mars 1938, narre cet
événement crucial de la même manière : dans sa version
originelle, avant recadrage. L’Ordre du jour, c’est
l’Histoire non photoshopée. Où l’on apprend que l’anschluss,
loin de l’image triomphante qu’en a donnée la propagande
allemande, – celle d’une blietzkrieg à l’efficacité
redoutable –, est avant tout un gigantesque embouteillage de
panzers allemands en panne qui bloquent la route à un führer
furieux et font se languir la foule d’Autrichiens enthousiastes qui
attendaient l’arrivée d’Hitler, drapeaux à la main. On dégage
lentement la route sous les hurlements du führer avant de
tracter les tanks jusqu’à Vienne par le train, pour la grande
parade qui devait s’y tenir.
On
« traînaille »,
on « flanoche »,
on « rêvasse »
dans cette histoire qui semble progresser au ralenti à coup de
non-événements. Ainsi, parce que Schuschnigg vient de balayer d’un
revers de main le pacte léonin que veut lui imposer Hitler au motif
que le président de l’Autriche est le seul à pouvoir prendre une
décision en dernière instance, Hitler se retire pendant 45 longues
minutes dans son bureau avec le général Keitel1.
Alors que Schuschnigg pense sa dernière heure arrivée, les deux
hommes restent simplement assis l’un à côté de l’autre sans
échanger un seul mot. Il ne s’est rien passé, et l’on attend
toujours qu’il se passe enfin quelque chose : on attend
l’arrivée d’Hitler, on attend un télégramme d’Arthur
Seyss-Inquart, devenu ministre de l’Intérieur en Autriche, qui
« inviterait » les Allemands à entrer légalement chez
leur voisin …
Et
toute cette Histoire pourrait bien ressembler à l’Hollywood
Custom Palace décrit dans l’un des chapitres intitulé « « Le
Magasin des accessoires », à ce gigantesque bâtiment dont les
galeries recèlent tous les costumes possibles et imaginables qui
sont loués à l’industrie du film hollywoodienne. C’est ainsi
que le 12 février 1938, Schuschnigg se rend à une entrevue secrète
avec Hitler au Berghof en prenant le train, déguisé en skieur pour
faire croire qu’il se rend aux sports d’hiver, alors que –
coïncidence symbolique – le Carnaval de Vienne bat son plein. Et
que dire des dialogues entre Ribbentrop et Göring retranscrits par
des agents des services secrets britanniques ? Ces échanges
constituent en eux-mêmes une pièce de théâtre puisque les deux
hommes font semblant d’être outrés par la violence de Schuschnigg
en Autriche car ils savent qu’ils sont sur écoute. Et lorsque
leurs conversations officielles ou privées sont lues au procès de
Nuremberg, comme on lirait une pièce de théâtre (nom du personnage
suivi de la réplique), Göring et Ribbentrop finissent par se mettre
à rire en écoutant leurs propres paroles, comme s’ils assistaient
en simples spectateurs à une représentation.
D’où
l’incertitude brumeuse qui semble planer sur toute cette histoire :
« On ne sait plus qui parle. Les films de ce temps sont
devenus nos souvenirs par un sortilège effarant. La guerre mondiale
et son préambule sont emportés dans ce film infini où l’on ne
distingue plus le vrai du faux. »
Une
seule chose est sûre : derrière les ors et l’apparat de
l’histoire grouillent les cadavres qui font à plusieurs reprises
une apparition fantomatique. Ils peuplent l’ultime vision qui
terrorise Gustav Krupp, riche industriel qui s’est enrichi pendant
la guerre en employant la main d’œuvre des camps. Devenu vieux,
incontinent et gâteux, il voit ses victimes apparaître dans un
recoin sombre de son salon, en plein repas, alors que son épouse et
son fils ne voient rien ou ne veulent
rien voir. Peut-être la vision cauchemardesque de Krupp
ressemblait-elle aux petits hommes noirs frénétiques au corps tordu
qui, nous rappelle Eric Vuillard, hantaient déjà l’œuvre de
Louis Soutter2,
au moment de la rencontre entre Hitler et Schuschnigg. Lugubre
préfiguration des millions de silhouettes anonymes que la propagande
nazie tentera vaille que vaille de maintenir hors-cadre.
Eric Vuillard, L’Ordre du jour, Actes Sud, mai 2017, 16 euros. Prix Goncourt 2017
Toile de Louis Soutter
1
Keitel, surnommé le « chef de bureau » par
l'ex-ministre de la guerre Werner von Blomberg, aurait également
gagné auprès de ses collaborateur le sobriquet de « Lakaitel
»(Lakai signifiant laquais
en allemand).
Il signe tous les ordres sans sourciller, notamment ceux qui
permettent à Himmler d'exercer
la terreur en Russie.
2
Louis Soutter (1871-1942) est un artiste suisse qui produisit la
majeure partie de son œuvre dans l’asile de vieillards de
Ballaigues où il résida de 1923 à sa mort.
Retrouvez dans le numéro zéro de la revue Idiocratie, cet exercice de style idiot qui consiste à imaginer une jolie petite histoire idiote à partir d'une simple image glanée dans le capharnaüm d'Internet.
Voilà
un bien intéressant cliché qui nous montre que l’esprit de la
fête et l’amour du vivre-ensemble ne sont pas restés lettre
morte dans notre beau pays en dépit des efforts de MM. Les
Censeurs pour déclarer la joie de vivre hors-la-loi. Mais quel est
cet endroit et qui sont ces gens ? Des participants de la
dernière édition de Solidays ? Le fan-club
d’Exploited en tournée mondiale dans la Sarthe ?
La faune interlope d’un rassemblement de musique électronique à
vocation festive ? A défaut de le savoir, on peut toujours
essayer de l’imaginer.
En
partant de la gauche, juste derrière l'épaule du débile qui fait
le macaque, Olaf, un jeune fasciste scandinave, arrive d'un bon pas,
de très bonne humeur. Il s'est levé à 6h, a fait ses 50 pompes et
ses 200 abdos matinaux, s'est régalé d'un grand verre de jus
d'orange et d'un oeuf mollet, il est en pleine possession de ses
moyens, a l'esprit clair et s'apprête à défoncer la gueule de ces
deux déchets qui se sont invités on ne sait comment dans cette 8e
édition de la Danish White Supremacist Pride.
Juste
au-dessus de la tête du débile de gauche toujours, on remarque
Pierre-Emmanuel, 18 ans, jeune étudiant en révolte contre son
milieu familial et en légère surcharge pondérale. Ces parents
continuent à le faire suivre par un pédopsychiatre pour ce problème
mais aujourd'hui Pierre-Emmanuel s'en fout. Il vient de gober coup
sur coup un double panoramix et un dragon noir. Il est bien, il kiffe
trop le son, il ne sent plus la fatigue, ni la sueur, ni le froid
mais seulement la transe. Il n'y a plus que lui et la musique. Dans
deux minutes et 23 secondes, Pierre-Emmanuel va être victime d'une
embolie cérébrale qui le plongera dans un coma de six mois dont il
se réveillera hémiplégique et plus complexé, nul et naze que
jamais.
A
droite de Pierre-Emmanuel, encore un peu en arrière-plan, portant un
T-Shirt blanc et un short bleu, presqu'au centre de l'image, un autre
homme s'apprête à sombrer. Il s'appelle Jean-Marc, il a 55 ans et
il en a marre. Tenu éveillé depuis plus de 48 heures par le chaos
sonore incessant vomi par les enceintes, il est à bout de nerfs et
arpente depuis le début de l'après-midi le teknival qui s'est
installé depuis trois jours dans le champ juste en face de la maison
dont il risque d'être exproprié au printemps prochain, à cause du
nouveau tracé du TGV. Lui aussi, comme Pierre-Emmanuel, est
un peu au-dessus de tout ça. En revanche, Jean-Marc n'a pas consommé
de drogues mais une quantité impressionnante de tranquillisants qui,
mêlés aux litres de café qu'il ne cesse d'ingurgiter, forment un
mélange détonnant. Il a décidé de mettre un terme à tout cela.
Dans deux minutes, il va s'emparer du Manhurin 9 mm qu'il cache sous
son T-Shirt et tirer au jugé dans la foule, tuant trois personnes,
en blessant gravement deux avant de retourner son arme contre lui. La
balle qui devait atteindre Pierre-Emmanuel, le manquera de peu,
passant au dessus de son crâne au moment où il s'effondrera dans la
boue, victime d'un malaise cardiaque, pour aller se loger dans la
tête de Peutri, le débile de gauche qui n'aura pas le temps de
comprendre ce qui lui arrive mais qui de toute façon n'a jamais été
foutu de comprendre quoi que ce soit depuis qu'il est né. Toujours
plus à droite, au-dessus de l'épaule gauche de Krevar, le vieux
punk à crête rose qui paraît avoir 50 ans et qui en a en réalité
30, Jean-Patrice et Hervé trottinent gaiement du même pas pour
aller s'enfiler dans les bois.