« -
On était des garçons bien tranquilles tous les deux, et c’est
toujours les meilleurs, justement, qui tombent sur des mauvaises
femmes… Tu n’as pas remarqué ? »
(Marcel
Aymé)
La
destinée du Destin de Mr Crump est bien étrange :
d’abord refusé par tous ses éditeurs pour atteinte aux bonnes
mœurs, acclamé par Thomas Mann qui le préfaça, salué par Freud
qui voyait en lui un chef d’œuvre, ce
roman a débuté sa carrière en accédant d’emblée
au statut, tant prisé aujourd’hui, d’ouvrage maudit et
sulfureux. Le scandale durant peu, il bénéficie désormais de
l’indifférence bienveillante accordée aux livres dont la charge
subversive semble éteinte. La vie de Lewisohn n’offrant aucune
prise au pittoresque littéraire, c’est donc fort naturellement
qu’il fut oublié au second
rayon ; un bref hommage de Michéa dans une note de bas
de page de L’empire du moindre mal signalant son importance
et surtout son étonnante actualité n’y fera rien.
L’histoire,
banale, ne présage en rien de sa violence: un jeune homme, esthète
et pauvre, rêve d’une carrière de musicien et, pour son malheur,
croise une femme de vingt ans plus âgée, Anne Bronson, fausse
poétesse et vraie garce, qui deviendra sa maîtresse, puis sa femme,
et s’emploiera à faire de lui son esclave, son dévoué mulet,
convaincue « que les femelles de l’espèce humaine ont un
droit imprescriptible à vivre toujours en parasite aux dépens des
mâles. » Dès lors, le couple se réduira à un pur rapport de
force, à la tentative de domination totale d'une volonté sur une
autre, sans place aucune pour l'ambiguïté, la maladresse, la
déception ou le simple malentendu, ce "pullulement de méprises"
élégamment disséqué par Chardonne, autre grand romancier de la
vie conjugale.
S’est
imposée une lecture paresseuse de l’ouvrage, qui explique en
partie la désaffection dont il souffre : celui-ci serait
scandaleux car il dénoncerait « la condition de la femme au
XIX siècle puritain », « l’hypocrisie des conventions
sociales » et « l’enfer du couple », bref serait
en phase avec tous les poncifs de la rhétorique progressiste assénés
depuis un demi-siècle. Sans
être fausse, cette lecture
convainc peu. Le scandale réside davantage dans le fait que ce roman
nous présente un type de femme qui, au contraire, s'accommodant
fort bien de sa de sa condition de mineure, d'être fragile
et donc d’éternelle victime de la prétendue muflerie des hommes,
en tire un parti avantageux qui lui permet, en toute circonstance, de
faire triompher ses plus minables intérêts. A tout cela, on
répliquera bien entendu que c’est précisément un ordre social
inégalitaire qui pervertit la femme. Pourtant, le livre achevé, il
est impossible de concevoir une Mrs Crump pacifiée, apaisée par la
magie de l’émancipation, du travail salarié et des sacro-saintes
« responsabilités ». Nous
l'imaginerions plutôt évoluer parmi ces harpies connectées qui
« balancent » leur porc, glapissent leurs « me
too » et envisagent sereinement la castration en masse de
tous les white
male,
ou bien en DRH à forte mâchoire d'une quelconque multinationale,
voire, - pourquoi pas? en candidate à la présidence des Etats-Unis.
Ce
roman est l’exploration des zones d’ombre de la pscyhé
féminine, ce « continent noir » selon Freud. Sa violence
s’y révèle à nu: manipulations, menaces, chantages affectifs,
esclandres, humiliations, violence qui prend le tour d’une
véritable guérilla psychologique au quotidien. L’art de rendre
l’homme fou n’avait jamais été si bien illustré. C’est
également la parfaite mise en scène, bien avant l’existence même
de ce concept, de la trop fameuse « perversion narcissique »,
car au-delà des avantages matériels que Mrs Crump tire de
l’exploitation de son mari, c’est surtout pour se sentir plus
grande qu’elle s’acharne à le diminuer à ses propres yeux et
ceux du monde, qu'elle exige de sa part une soumission non seulement
totale mais consentie, mieux, enthousiaste.
Mrs
Crump incarne, sous une forme pathologique, un certain orgueil
féminin, lequel, abreuvé au romanesque le plus fade du XIX ème
siècle, s'autorise tous les abus: « Elle ne pouvait,
somme toute, jamais supporter la moindre atteinte à la vénération
due à son sexe. Elle ne douta jamais de son talent à forcer cette
vénération et à la mériter. A soixante ans, négligée et
flétrie, affligée de quelques-unes des infirmités les plus laides
qu’on puisse avoir à cet âge, son intransigeance sur ce point
était aussi absolue et démesurée qu’elle l’avait été au
temps de sa jeunesse et de sa jeune maternité. »
Dans
Crime passionnel, roman inégal mais tout aussi lucide,
Lewisohn montre qu’il ne croit pas davantage aux bienfaits du
féminisme dont il observe les débuts, à Greenwich village,
durant l’entre deux guerres. Il comprend, bien avant ses confrères,
qu’il est seulement la poursuite du puritanisme par d’autres
moyens, et, qu'animé essentiellement par un désir de vengeance, il
ne peut mener qu'à une incessante guerre des sexes ; finalement,
l’individu moderne, « émancipé » ou pas, souffrira
toujours du même mal : celui du défaut d’incarnation. La lutte
engagée entre ceux qui refusent le corps au nom de l’esprit et
ceux qui se soumettent sans réserve à ses exigences pour mieux
dénier à la personne toute dimension spirituelle, est sans issue.
Dans cette impasse nous piétinons toujours, hélas, sans doute pour
longtemps.
Retrouvez François Gerfault dans les deux numéros d'Idiocratie (cliquez ci-dessous)