Les grands livres poursuivent généralement un dessein
autre que celui qui apparait de prime abord, laissant ainsi carrière à la
surprise et à l'aventure. Là où l'on serait tenté de ne voir que des chroniques
concernant l'usage de la langue française, se loge, comme dans un « logis
alchimique », une poétique et une métaphysique. Loin de n'être que le
gardien du « bon usage », tel que le conçoivent les professeurs et
les académiciens, Philippe Barthelet veille sur le seuil, car la langue n'est
pas seulement un instrument de communication (et l'on ne sait que trop à quoi
elle se réduit souvent) mais une manifestation du Logos. Reprendre nos
contemporains lorsqu’ils parlent et écrivent n'importe comment, en sabir pédant
ou en traduidu, n'est pas seulement une question de forme, - ou bien
elle l'est au sens le plus profond, la forme n'étant autre, par étymologie, que
l'Idée, ainsi que le savaient les platoniciens, et après eux, nos théologiens
du Moyen-Age.
Le roman de la langue, dont Tulipes d'orage est
le sixième tome, n'est pas un addenda au dictionnaire, mais bien, comme son
titre l'indique, une tentative romanesque et romane, de raviver la
puissance des mots français et de contrebattre leur avilissement. Par ce vaste
Traité contre le ternissement, l'usure, la tristesse des vocables abandonnés à
l'idéologie et à la publicité, nous apprenons que la langue française, vivace, est de nature à traverser le
pire hiver, celui où nous sommes, avec ses « auteures » et son
« écriture inclusive ».
Chaque livre a son usage. Les uns nous distraient de
ce que nous ne pouvons ou ne voulons voir, les autres nous
« informent », avec l'inconvénient, précisément, de porter souvent
atteinte à la forme la plus heureuse
de la pensée, qui, pour être, n'a besoin que de peu d'aliments, frugale par
nature, et de pratique épicurienne. D'autres livres nous laissent songeurs,
invitations au voyage. Plus rares encore ceux qui répondent à une attente
essentielle et qui tiennent leur place, royale, aussi bien contre le temps
qu'en faveur de ce qui, dans le temps, demeure et se perpétue, - disons la
Tradition, qui vaut bien une majuscule, et dont nous apprenons, par ce Roman
de la langue, qu'elle n'est pas un conservatisme jaloux, une réaction
morose, mais le cours même de la rivière, celle qui féconde les paysages
qu'elle traverse, et dont les œuvres françaises sont les scintillements, les
épiphanies, sous l'irrécusable et catholique soleil du Verbe.
Au temps des « identités » abstraites, fabriquées
et vindicatives, qui menacent de faire disparaître, de façon impure et
compliquée, par décomposition, cette disposition providentielle que fut la
France, il importe, plus que jamais, de ne pas se tromper de combat, et de
fonder notre souveraineté, non dans ces mouvantes et fragiles institutions que
les politiciens ravagent à loisir, mais dans la seule évidence qui peut encore
en témoigner : notre langue, laquelle tient à distance le pathos, la lourdeur
et le système, et nous donne ainsi la chance d'être moralistes, en évitant
d'être moralisateurs.
La langue se dégrade à mesure que l'idéologie des
moralisateurs l'imprègne. La fausseté, à la différence des mauvaises pensées,
qui se donnent et apparaissent comme telles, ne peut se dire dans une langue
juste. C'est une bien funeste illusion que de croire que « notre bien,
notre beau » sont ailleurs que dans notre langue, d'imaginer la reconquête
ailleurs que dans une Matinée d'ivresse, de vouloir une souveraineté qui
ne fût « dans une âme et un corps ». C'est assez dire que dans le
roman de la langue française, que prolongent ces Tulipes d'orage, nous
sommes plus proches de Rimbaud ou de Scève que du Bescherelle ou même du
Littré, - c'est dire que nous sommes loin, comme le cerisier en fleur
l'est de la folie des hommes dans le poème qui figure en exergue du Hagakuré.
Loin de ce monde, c'est bien dire au cœur du silence
qui règne sur toute formule heureuse, à la façon d'un ciel sur le feuillage. Le
roman de la langue guerroie contre la langue défigurée et appauvrie, non par un
goût vétilleux de la « correction », mais en appel à d'impondérables
et indéfectibles richesses nues, - les plus hautes fidélités étant légères,
comme le vent qui souffle où il veut.
Luc-Olivier d'Algange
Retrouvez Luc-Olivier d'Algange dans le dernier numéro d'Idiocratie.
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