Si
les perturbations météorologiques de plus en plus visibles font planer
au-dessus de nos fronts inquiets le spectre du dérèglement climatique,
l'immuable régularité avec laquelle le cycle des saisons littéraires
s'accomplit est propre à nous rassurer. A la manière des tempêtes qui
reviennent inlassablement ravager les Tropiques, le monde des lettres connaît
lui aussi, à la même période, une saison cyclonique. Celle-ci ne fait cependant
pas de victimes, ce n’est qu’une tempête dans un verre d’eau. Un verre d’eau
servi au prestigieux Café de Flore, avec un café à cinq euros par un serveur
désagréable, mais un verre d’eau tout de même. Cette année l’ouragan qui frappe
le microcosme des lettres françaises se nomme Moix. Apparemment c’est un
cyclone de force 5 capable de faire souffler les vents mauvais de
l’antisémitisme et de déchaîner avec une force jamais vue auparavant les
courants du narcissisme et du voyeurisme dans les hautes couches de
l’atmosphère littéraire.
Yann Moix a donc commis un
roman intitulé Orléans, dans lequel il raconte avoir été un enfant battu
et dépeint le tableau cauchemardesque de son enfance martyrisé, entre une mère
Folcoche et un père Tenardier. Il faut croire que la mise à mort des géniteurs
par voie de littérature est devenue un lucratif fond de commerce. Edouard Louis
a rencontré le succès en descendant sa famille de prolos dans En finir avec
Eddy Bellegueule en 2014, Yann Moix a décidé de réitérer l’exercice en 2019
avec Orléans. Il ne s’agira pas ici de discuter de la véracité des faits
relatés par Moix dans Orléans. La polémique autour du livre a commencé
quand les principaux intéressés – le père, la mère, le frère de Yann Moix – ont
protesté face au traitement qui leur était réservé dans le vrai-faux roman, de
la même manière que la famille d’Edouard Louis avait émis quelques réserves
vis-à-vis de la manière dont leur fils les avait traité dans son roman. Les
deux ouvrages présentent certaines qualités littéraires. Quant aux querelles de
familles, elles sont, comme les viscères, inextricables et vouées à rester
cachées. Quand on les étale au grand jour, elles puent et répugnent au commun
des mortels. On ne sait par quel bout s’en saisir et on n’y peut trouver aucune
vérité. Souhaitons bon courage aux juges qui sont parfois chargés de les
examiner de près. Quand un écrivain décide d’étaler ses viscères au grand jour
et que la machine médiatique s’empare de la tragédie familiale pour en faire le
scandale de la rentrée littéraire, elle n’en devient que plus incompréhensible.
Le vrai sujet de l’affaire Moix, c’est Moix lui-même. Yann Moix. Yann MOI.
Au crapoteux étalage des
tourments familiaux c’est ajoutée la révélation des frasques antisémites du
jeune Moix. Le 26 août 2019, un article de L’Express a révélé les publications produites par Yann Moix il y a trente ans,
dans un sympathique fanzine antisémite finement nommé Ushoahia, le magazine
de l'extrême. Pris dans la tourmente médiatique, l'auteur d'Orléans
a courageusement affirmé que, s'il était bien l'auteur des (très mauvaises)
caricatures publiées dans Ushoahia, les textes tout aussi affligeants
signés « Auschwitz Man » avaient pour auteur trois anciens camarades
de Sup de Co. Il ne fait visiblement pas bon être l'ancien camarade de Yann
Moix. La défense de l'écrivain s'est effondrée face aux nouveaux documents à
charge publiés dans les jours suivants par L'Express et Moix a dû se
résoudre à laisser en paix ses anciens camarades de Sup de Co, assumer son
lourd passé et reconnaître ses « erreurs de jeunesse ». Après la
tragédie familiale romancée et les révélations du passé antisémite, le
troisième acte de ce soap opera littéraire et médiatique commençait.
Intitulons-le « Yann Moix à la recherche du Grand Pardon ».
C'est sur le plateau de On
n'est pas couché que l'ancien chroniqueur de Laurent Ruquier est venu jouer
la scène la plus importante de la comédie de la rédemption pour laquelle, à
défaut d'obtenir un jour le prix Goncourt, on lui accordera peut-être le César
du meilleur acteur. Face à un Ruquier partagé entre gêne et complaisance et à
des invités dont pas un ne semble vraiment au courant de l'affaire ou n'a jeté
même un œil sur les fameuses caricatures, Moix surjoue le repentir, clame face
caméra que « l'homme de cinquante ans que je suis crache au visage de
celui de vingt ans », admet sa faute, bat sa coulpe, endosse le rôle de
victime, puis retrouve rapidement ses réflexes de procureur médiatique. Il a
fauté, certes, il y a trente ans, mais il s'est repenti et il porte depuis le
poids de cette faute qui l'a amené à devenir un justicier, à traquer partout
les salauds qui ont failli enfermer le jeune homme de vingt ans mal dans sa
peau dans la nasse de l'antisémitisme, du racisme et
de la haine. «J’étais un impuissant, j’étais un raté et j’étais un faible.
Toute ma vie, j’ai essayé de m’arracher à ce trou noir, à cette espèce
d’attraction maléfique. » Le diable s'est emparé il y a trente ans de la plume
de Yann Moix, le forçant à écrire, sous la dictée de la dépression les horreurs
que d'ailleurs ni Ruquier, ni aucun des invités de l'émission ne prend soin de
rappeler. Ce n'est pas Yann Moix qui écrivait en 1989 dans Ushoahia « un noir qui chie, c'est la figure
emblématique de la génération spontanée », c'est le
mal-être. Et ce mal-être, instrumentalisé par l'extrême-droite, a failli faire
de Yann Moix un sale bonhomme. Alors Yann Moix a changé, il a retrouvé le bon
en lui, grâce à Bernard-Henri Lévy, « l'ange de lumière » qui lui
pardonna de l'avoir traité de « youppin dont le crâne n'a hélas pas été
rasé par les amis d'Adolf » et l'arracha à l'emprise de Satan pour
l'élever, lui aussi, vers la lumière. Celle des spotlights, celle que Yann Moix
révère entre toute.
Car de la
pathétique « affaire » Yann Moix et de son larmoyant repentir
télévisuel, répété à l'envi presque mot pour mot à la radio et dans les
journaux, ressort le portrait d'un petit arriviste balzacien, prêt à faire feu
de tout bois pour obtenir son quart d'heure de gloire littéraire. Accroché aux
basques de Marc-Edouard Nabe quand celui-ci profite encore d'une certaine
notoriété, faisant sa cour à Dieudonné ou Alain Soral puis répudiant ses
anciennes amours pour embrasser enfin la notoriété dont il rêvait, Yann Moix a
par la suite endossé avec bonheur l'uniforme du croisé de l'antiracisme, seyant
mieux à sa nouvelle carrière d'écrivain et de chroniqueur à succès. Aujourd'hui
mis en cause pour ce péché de jeunesse dont il a attendu durant trente ans avec
terreur – dit encore Moix avec des larmes dans les yeux – qu'il soit révélé,
l'écrivain s'imagine néanmoins au centre d'une nouvelle machination de
l'extrême-droite. C'est elle qui a révélé à L'Express l'existence des
textes et caricatures d'Ushoahia, c'est elle qui, à travers le scandale,
cherche encore une fois à l'atteindre. Et celui qui aide l'extrême-droite à
accomplir ses basses œuvres, c'est son frère, Alexandre Moix. CQFD.
Yann Moix
n'est pas seulement un ambitieux qui passe d'un mensonge à un autre pour sauver
sa carrière. Moix semble bien au contraire croire que cette succession de
fables racontées à lui-même et aux autres, de l'antisémitisme hystérique du
jeune homme de vingt ans à la croisade obsessionnelle du chevalier de
l'antiracisme qui siège trente ans après en procureur du petit écran, tisse un
patchwork qui peut passer pour la vérité. Les vrais menteurs ne mentent pas
pour cacher la vérité. Ils utilisent la vérité pour camoufler leurs mensonges.
Après avoir imploré le pardon, s'être abaissé sans retenue jusqu'aux limites
extrêmes de l'humiliation publique, Yann Moix conclut en posant à nouveau en
victime et en pointant du doigt un complot d'extrême-droite dirigé contre sa
personne. Le tout nappé de moraline télévisuelle et entrelardé des
bienveillantes remontrances du père Ruquier compose un ahurissant numéro de
repentance médiatique. Pour un peu on imaginerait Ted Bundy se livrant à une
séance d'autocritique dans l'URSS de Brejnev.
Le visage que
Yann Moix offre à la critique dans les médias n'est rien d'autre que celui du
système médiatique qu'il a embrassé. La rhétorique de Moix est perverse mais
elle reflète la perversité de la société spectaculaire qui lui donne asile.
Cette société-là cultive un antiracisme pavlovien et très sélectif qui
distingue soigneusement ceux qui doivent être condamnés sans pitié et ceux qui
bénéficieront de l'absolution médiatique. Au temps où Yann Moix posait encore
en justicier du PAF, il s'était attaqué en 2017, sur le plateau d'On est pas
couché, à Renaud Camus, accusant l'auteur de Du sens de racisme et
d'antisémitisme. Renaud Camus, depuis bien longtemps ostracisé et
étiqueté comme écrivain d'extrême-droite, a gagné son procès en diffamation
contre Moix en 2018. Aujourd'hui c'est l'auteur d'Orléans qui est dans
la tourmente pour de bien plus substantielles raisons que celles qui ont valu
sa déchéance à Renaud Camus. Ce dernier, pourtant l'un des écrivains français
contemporains les plus talentueux, ne reviendra sans doute jamais de l'exil
médiatique. Moix, faiseur brillant, a peut-être plus de chances de s'en tirer à
bon compte, quand la tempête dans un verre d'eau se sera apaisée. On verra
alors si la sentence de Jean de La Fontaine se vérifie toujours :
« Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous
rendront blanc ou noir. »
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